Mauvais plan
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Ma mère me disait toujours « méfie-toi des hommes velus ». Luc est un véritable gorille.
Ma mère disait : « n’épouse jamais un homme à la peau trop pâle ». Luc a le teint blême et malsain.
Ma mère affirmait : « un homme correct a toujours des chaussettes propres et nettes ». Luc les change quand ça lui plaît, c'est-à-dire rarement.
Je n’aime pas ma mère. Je n’aime plus Luc.
Ce matin, il a mis son blazer bleu marine. Rendez-vous à onze heures à l’hôtel Athéna pour un entretien. Comme d’habitude, il filera ensuite au Surcouf boire des Martini et expliquer à qui veut l’entendre pourquoi il n’a pas voulu de ce boulot. Il ne fait rien mais il le fait si bien ! Et puis au Surcouf, il y a Bettina et Marie-Jo. Elles le dévorent de leurs grands yeux rimmelisés et l’écoutent, la bouche mouillée, raconter ses hauts faits d’armes.
Moi aussi je l’ai écouté. Longtemps. Le cœur battant, pleine d’admiration pour son courage et sa hardiesse. Il était chevalier blanc dénonçant les exploiteurs, justicier défendant ses collaborateurs.
Je l’approuvais quand il quittait brutalement un patron esclavagiste. Je l’admirais quand il claquait la porte d’un bureau où se passaient des choses louches. Et j’applaudissais quand il démissionnait d’un supermarché où le droit de cuissage était pratique courante. Il ne supportait pas de voir des femmes traitées de la sorte, disait-il. Il était mon héros, c’était un zéro. Je l’ai appris bien après. On le fichait dehors parce qu’il en faisait le moins possible, fauchait dans la caisse, se battait.
*****
Je ne dis rien de tout cela à ma mère, elle en serait trop contente. Quand elle vient – rarement, je fais semblant. C’est ‘ Au théâtre ce soir ’ : sourires, main égarée sur l’épaule, chéri encore un peu de gâteau ? Il ne faut pas qu’elle ait raison.
J’ai dressé mes plans. Minutieusement, discrètement. Car il est jaloux et surveille tout. Il connaît tous mes vêtements, jusqu’au nombre de mes slips. Gare s’il manque quelque chose, à moins que je ne lui montre la pièce usagée ou déchirée avant de la jeter. Qui sait, j’aurais pu l’oublier quelque part !
Heureusement, il n’aime pas les chiffres ni les tableaux. Il a essayé une fois de comprendre ma fiche de paie mais c’était trop compliqué pour lui. Des revenus variables, des prélèvements, des primes, des retenues, jamais la même somme. Pourvu qu’il ait chaque mois son argent de poche, il ne fait pas d’histoire !
Depuis six mois, j’achète. Une bricole par-ci, un vêtement par-là, un sac, une trousse de toilette, et je dissimule le tout dans mon casier à l’usine. Fermé à clé. Personne ne peut fouiller. Et un jour, je ne rentrerai pas à la maison. Il ne se doute de rien. Personne ne se doute.
Surtout ne pas le contrarier ni le contredire. Jouer encore la comédie de l’amour. De plus en plus souvent je sens Bettina et Marie-Jo sur sa peau. Les deux à la fois ? Il en est capable. Cela ne me touche plus. Mais il n’y a pas de risque qu’il s’incruste chez elles. Il a tellement peur de me laisser seule !
J’ai acheté une perruque et des lunettes papillon. Des verres neutres, j’ai une très bonne vue. Le tout camouflé dans mon casier bien sûr. Encore deux ou trois mois et j’aurai assez d’argent.
Hier soir ma mère est venue. Tirée à quatre épingles, parfaitement maquillée comme d'habitude.
Elle m’a vue cette semaine sortir d’un grand magasin, un sac plastique sous le bras.
- Qu’est-ce que c’était ? a demandé Luc, brusquement.
Je n’ai pas rougi ni bafouillé :
- Je ne peux rien te dire maintenant chéri. Patiente encore quelques jours !
Son visage s’est éclairé et esquissant un sourire goguenard à l’intention de sa belle-mère il s’est exclamé :
- Ouais, elle oublie pas vot’fille, la s’maine prochaine, c’est mon anniversaire !
Je m’en suis bien tirée. Je n’aurai qu’à acheter en douce un pull ou une chemise, quelque chose qu’il ne mettra pas mais recevra comme un dû.
Ma mère n’est pas restée longtemps. Luc ne m’a pas laissée débarrasser la table. Il m’a prise par la taille et renversée sur le tapis. J’ai fermé les yeux. Je suffoquais sous les effluves âcres de sueur mêlés aux relents de parfum bon marché des filles du Surcouf. Il a pris ça pour des râles de plaisir.
*****
Je n’ai pas connu mon père. Il est parti quand ma mère m’attendait. Elle ne me l’a jamais pardonné.
Depuis quelques temps je la rencontre souvent dans la rue. Se douterait-elle de quelque chose ? Je prends davantage de précautions. Mes bagages sont faits, bien cachés. Je n’ai plus qu’à chercher un horaire de trains à la gare. J’irai un jour à midi, je suis sûre que je ne la verrai pas à cette heure-ci, elle sera devant son plateau-repas et son feuilleton préféré.
Luc devient suspicieux. Tout semble aller trop bien. Je ne crie plus quand il rentre tard, je ne m’offusque plus de ses plaisanteries salaces. J’en fais trop peut-être. Ce soir, je lui ferai une scène, histoire de le rassurer.
Ma mère nous invite chez elle dimanche prochain. C’est la première fois. Mais je ne serai plus là. J’ai étudié mon itinéraire. Je m’arrêterai à Langres, remonterai vers l’est, puis le nord. J’adore le soleil, ils le savent bien. Le soleil fait glisser dans mes veines de la dynamite. Il me met le feu à l’âme et ripoline mon cœur d’espoir. Qui irait me chercher dans le froid et la grisaille ?
Vendredi matin, Luc est convoqué pour un emploi. A midi il paradera au Surcouf. Je prendrai l'intercités de 9h45. Je me changerai dans les toilettes de la gare. Incognito !
*****
Tout à l’heure, alors que je cherchais ma place, une femme m’a bousculée dans le couloir. Mon sac à main entrouvert s’est renversé. En bougonnant une vague excuse elle a rapidement rassemblé mes effets épars et les a fourrés dans le sac. Puis elle est repartie, se cachant presque dans l’ampleur d’un manteau terne et sans forme. Je n’ai pas vu son visage, seulement des boucles brunes émaillées de mèches grisonnantes. Etrange, cette veine saillante sur la jambe gainée d’un bas épais. Comme elle. C’était à cause de moi, de m’avoir trop portée quand j’étais petite, disait-elle. Je déraisonnais. Ma mère n’était pas si épaisse, ni si négligée.
Cela fait plus d’une heure qu’on a quitté Langres. Juste un couple d’adolescents dans mon compartiment. Seuls au monde. Je n’ai pas envie de lire, le paysage me lasse. Peut-être remettre un peu d’ordre dans mon sac.
J’ai reconnu le mouchoir à carreaux verts et bruns. Il l’avait toujours dans la poche de ses jeans, sale et froissé. Là, le tissu transpirait de rouge foncé, collait. J’ai failli me piquer en le dépliant. A l’intérieur, le fin stylet que j’utilisais pour ouvrir mon courrier. Poisseux.
C’était bien ses jambes.
Dans mes mains souillées, le coupe-papier accusateur.
Ma mère a toujours eu ce qu’elle voulait.