MAUVAISE JOUEUSE
hector-ludo
MAUVAISE JOUEUSE
Il a mal, atrocement mal. Couché à plat ventre, sur son lit aux draps froissés, il est
comme un papillon épinglé par un entomologiste.
Le couteau enfoncé dans son dos l’oblige à l’immobilité la plus totale. Chaque geste le crucifie un peu plus.
Il a été frappé alors qu’il s’éveillait. Il n’avait aucune chance.
Il ne sait pas comment il arrive à rester lucide, peut être à cause de la dose d’alcool qu’il a bu pendant la soirée d’hier. C’est une forme d’anesthésie. Il a dû arrêter vers trois heures du matin. Cela ne doit pas faire si longtemps que ça. Sans trop bouger, il essaie de regarder sa montre, posée sur la table de nuit. Allons bon, elle n’est plus là. Son portefeuille et le portable ont disparu aussi.
De toute façon, il est fort possible qu’il n’en ait plus jamais besoin.
Au lieu de se poser des questions, il ferait mieux de tenter d’appeler de l’aide. Il doit réussir à attraper le téléphone fixe. Une chance, qu’il a toujours voulu garder cette ligne dans la villa.
L’appareil n’est pas loin, tranquille sur la table de nuit, tout juste à une cinquantaine de centimètres. Il lui suffit de tendre le bras. Il lui suffit ! Bonne blague. Avec une lame plantée au milieu du dos, il réfléchit à deux fois avant de remuer. En tout cas, s’il n’appelle pas du secours, il sera mort dans peu de temps. L’odeur écoeurante du sang qui imbibe les draps ne lui laisse aucune illusion. Il se vide lentement.
Pour l’instant, il a eu de la chance, si je puis dire. Le couteau a raté le cœur, celui où celle qui l’a frappé s’est contentée d’enfoncer la lame une fois et de l’abandonner. Peut-être une question de force. À la réflexion, c’est certainement le fait que l’arme soit restée en place qui lui a épargné une hémorragie rapide.
Un autre mal le taraude, totalement différent celui-là, il est presque sûr de savoir qui a essayé de le tuer.
Il s’en doute parce qu’au moment où l’assassin a frappé, il avait la tête tournée vers le mur. Il a entrevu un reflet révélateur sur le tableau moderne composé de plaques argentées. Dans ce reflet, il y avait du rose, le rose des robes que portent ses filles. De plus, la taille de l’image aperçue correspond à celle d’une enfant. L’une d’entre elles a voulu l’assassiner. A voulu tuer son père. Comme son ex-femme a pris l’habitude de les habiller à l’identique, il ne peut pas dire laquelle a fait cela, ni pour quelle raison, un de ses enfants a soudain désiré le supprimer ?
La plus jeune, Mélanie, a neuf ans. Elle a un caractère de cochon, râle tout le temps, conteste tout et son contraire, mais n’a jamais montré de penchant pour la violence.
Et puis, elle aurait certainement manqué de force.
La seconde, Sophie, a presque onze ans, la plus sportive des trois. Elle ne se plaît que dans l’action. J’ai du mal à croire que ce soit elle, dès qu’elle a le moindre petit bobo elle hurle comme si on l’égorgeait et elle a peur du sang.
La plus grande, Adeline, a fêté ses treize ans le mois dernier. C’est l’intellectuelle du groupe, avant d’entamer un travail quelconque,elle réfléchit longuement. Elle analyse, elle pèse le pour et le contre. Ça lui prend du temps. Elle est tout sauf une personne d’action.
Et si c’est elle, cela indiquerait une longue préméditation.
Il avance doucement la main vers le téléphone, il y est presque. Des gouttes de sueur perlent à son front alors qu’il a froid. Dans un dernier geste douloureux, il saisit le combiné et décroche lentement.
Au lieu d’entendre la tonalité, il n’y a que le silence. Elle a coupé la ligne pour qu’il ne puisse appeler à l’aide. Il laisse retomber le téléphone, C’était sa dernière chance.
Mais pourquoi ? Bon sang !
Voilà une semaine que les filles sont arrivées à la villa. Un mois de vacances avec elles.
Il attendait ça avec impatience. Après leur divorce, il y a cinq ans déjà, Hélène, sa femme, a obtenu la garde des enfants. La justice ne lui a octroyé qu’un week-end sur deux et certains congés. Voilà deux ans son ex avait décidé qu’il ne devait plus les voir du tout. Elle avait eu recours à toutes les manœuvres possibles et imaginables pour l’en empêcher. Ce n’est que depuis un mois, grâce à une action en justice, qu’il pouvait voir ses enfants.
Pour rattraper tout le retard, j’ai choisi de garder les quinze premiers jours des vacances uniquement pour elles. Sa compagne actuelle, qui, s’entendra sûrement avec les petites, aura le droit de venir les deux dernières semaines.
Il leur dédie presque toutes ses journées et réduit les rapports avec son travail au minimum. Il a suffisamment d’employés pour se le permettre. Ce n’est que la lecture de ses Emails sur l’ordinateur qu’il a installé dans la chambre qui prend du temps sur celui consacré aux enfants. Il avait eu l’impression qu’ils passaient des vacances merveilleuses tous les quatre, jusqu’à ce que la lame pénètre dans mon dos.
Pas une seule fois, il n’a remarqué de réticence de la part d’une des filles. Que ce soit pour les promenades, les jeux, le cinéma, les restaurants ou les baignades.
Qu'est-ce qui a pu engendrer chez l’une d’elles l’idée d’un tel acte et lui donner la volonté et la force de l’accomplir ?
Pourquoi aussi s’obstiner à un tête-à-tête avec les enfants, elles ne connaissent pas sa compagne, mais elles ont grandi et sont capable de comprendre que leur papa refait sa vie avec une autre femme. Il aurait dû leur imposer sa présence dès le premier jour. Une idiotie qui va lui coûter la vie.
Il entend des cris dans le jardin. Elles sont en train de jouer. Elles rient alors qu’il meurt. Quelle dérision.
L’inconscience des enfants face à un tel acte le terrorise. Qu'est-ce que son ex a pu rater dans leur éducation pour qu’elles n’aient pas de limites morales ?
Il ferme les yeux, découragé. Soudain, un petit bruit métallique l’interpelle. Il a l’impression d’avoir entendu le déclic qui annonce la mise en service du téléphone.
Est-ce qu’il commence à délirer et à prendre ses rêves pour la réalité ?
Il n’y a aucune raison pour qu’elle lui donne la possibilité d’appeler du secours.
À moins qu’elle le croie mort et peaufine les détails de son plan. Si elle a pris sa montre et son portefeuille, c’est évidemment pour faire penser à un crime de rôdeur.
Si, après coup, la police s’aperçoit que la ligne a été coupée, ça ne collerait pas avec le scénario. Peut-être éprouve-t-elle, enfin, des remords ? Non, dans ce cas-là, elle appellerait elle-même les secours.
Oh, et puis merde, se dit-il. Il peut toujours essayer de téléphoner pour voir si ça marche et lui prouver que son vieux père à la peau dure.
Il n’a pas bougé mon bras depuis tout à l’heure, sa main touche presque l’appareil. Au prix d’un supplice supplémentaire, il pose la main dessus.
Au même instant, la sonnerie retentit, violente. Il sursaute, relançant d’autant ses souffrances. Dans un cri, il arrache le combiné pour tenter de l’approcher de son oreille. Il n’y arrive pas vraiment, mais il peut entendre des Allos et il pense que le micro est assez près pour que sa voix soit audible.
Alors, il se lance,
_ À l’aide, qui que vous soyez, aidez-moi !
_ Allo, allo, Bernard ?
Il a reconnu la voix de son ex-femme, elle doit appeler pour avoir des nouvelles des enfants.
_ Je suis blessé. Il faut que tu m’aides. Préviens les secours.
_ Allo, Bernard, c’est moi, Hélène.
_ Je sais, appel le SAMU, je suis très gravement atteint, c’est urgent.
_ Mais mon petit Bernard, pourquoi paniques-tu comme cela ? Tu m’étonnes, tu sais. Pendant toutes ces années, tu as toujours été l’exemple même du calme et de la pondération.
_ Écoute-moi, Bon Dieu, ce n’est pas le moment de discuter, je perds mon sang, j’ai un couteau planté dans le dos.
_ Oh, parle-moi gentiment s'il te plaît. Qu'est-ce que c’est, cette histoire de couteau ?
Elle est encore plus déjantée que d’habitude ou bien elle est saoule ? Il faut qu’il soit prudent. Il n’a, malheureusement, qu’elle sous la main en cet instant.
_ Oui, je te parle gentiment, quelqu’un a tenté de m’assassiner, et il va peut-être réussir si je ne suis pas secouru rapidement.
_ On a voulu t’assassiner ! Quelle horreur !
_ Oui, c’est horrible, mais le mieux à faire pour l’instant est que tu raccroches et que tu envoies des secours à la villa.
_ Tu as raison, ce serait la meilleure solution. Mais dis-moi, qui a bien pu te faire ça ?
Il reste muet quelques secondes, il ne peut pas dénoncer ses propres enfants.
_ Je ne sais pas. S'il te plaît nous discuterons de cela plus tard.
_ Tu as mal ?
_ Bien sûr que j’ai mal, atrocement mal.
_ J’aime entendre ça. Tu commences à comprendre ce qu’est la souffrance.
_ Qu’est ce que tu racontes ? Tu vas m’aider oui ou non ?
_ Non, bien sûr !
_ Salope !
_ Oh ! Le grossier personnage.
Elle éclate de rire, un rire hystérique. Elle se calme enfin et reprend,
_ Tu souffres comme tu m’as fait souffrir espèce d’ordure.
_ Je t’ai fait souffrir ? C’est la meilleure de l’année. Je te rappelle que c’est toi qui m’as cocufié dans les grandes largeurs.
_ Ah ! Ca oui ! Tu l’as été cocu. Même avant le mariage. Je t’ai roulé dans la farine comme le pauvre crétin que tu es. Instruit, mais idiot. Tu crois que je t’ai épousé par amour peut-être ? Imbécile ! Ton argent, ça oui, c’était un argument convaincant.
_ J’avais déjà compris. Mais, calme-toi. De l’argent, je t’en donne tous les mois, si je meurs tu ne toucheras plus rien. Alors, dépêche-toi de m’aider.
_ Tu es complètement à côté de la plaque mon pauvre chéri, je ne veux plus me contenter des miettes, je veux le pactole en entier. J’ai réussi à te berner pour le mariage, duper pour le divorce et maintenant, tu es pris au piège. Tu vas mourir et tes filles hériteront de ta fortune.
Compte sur moi pour la gérer de la meilleure manière. À leur majorité elles n’auront plus rien à elles.
_ Tu es folle à lier.
_ Insulte-moi autant que tu veux ! Ça m’est égal. D'ailleurs, je ne pensais pas avoir le plaisir de cette discussion avec toi. Quand je t’ai vu avec ce couteau dans le dos, j’ai cru que tu étais mort sur le coup. Ce gros manche noir qui ressort est vraiment impressionnant.
_ Je ne comprends pas, tu me vois ? Tu es ici ?
_ Tu me feras toujours rire, même sur ton lit de mort ! Mais non, elle a branché la webcam qui est à côté de ton ordinateur. Je ne perds pas une seconde de ton agonie.
Tu penses bien que je me tiens éloigné des lieux du drame, je ne voudrais pas que l’on me soupçonne de quoi que ce soit.
_ Tu me regardes en ce moment ?
_ Eh oui ! Le drap tout tâché du rouge de ton sang. C’est dommage, il sera irrécupérable. Le téléphone que tu as eu tant de mal à attraper, tes gestes si lents. Je vois tout.
_ Tu a dit qu’elle avait branché la webcam, tu sais que c’est une des filles qui m’a fait ça ?
_ Bien sûr que je le sais. Mais pourquoi dis-tu « une des filles » ? Elles ont toutes les trois participées.
_, Mais pourquoi ? Qu’est que je leur ai fait ?
_ Oh, rassure-toi, tu ne leur as rien fait. Ton problème, c’est qu’elles sont persuadées du contraire. Pour elles tu es un monstre.
_ Je ne comprends pas.
_ Comme d’habitude ! Tu as cru que c’était par simple méchanceté que je t’empêchais de les voir. Pas du tout. Je les préparais, je les manipulais, je formais leurs jeunes esprits. Pendant ces deux années, j’ai patiemment détruit l’image qu’elles avaient de toi pour la remplacer par une autre plus conforme à mes dessins. Tu es devenu, à leurs yeux, un salaud de la pire espèce. J’ai utilisé tous les clichés qui font bouger les jeunes actuellement. Un type qui tue ses employés au travail, ton usine déverse des poisons dans les rivières, elle répand dans l’air des vapeurs cancérigènes. Tu es un être cynique qui ne pense qu’à l’argent et fait sa fortune sur le malheur des pauvres gens. Et pour finir en apothéose, tu es un pédophile dangereux.
_ Tu es un monstre ! Tu n’avais pas le droit de faire ça.
_ Ah bon ! Voilà une nouvelle intéressante. Mais laisse-moi continuer. J’ai l’impression que tu es de plus en plus pâle, je m’en voudrais que tu sois mort avant d’avoir appris la suite.
Après leur avoir bien bourré le crâne, je les ai convaincus que, le jour où tu finirais par avoir de nouveau le droit de les voir,ce serait la fin de leur bonheur et le début de l’angoisse. Tu les aurais vus me demander comment ne plus avoir peur de toi, c’était grisant.
Je suis passé ensuite aux travaux pratiques, l’art et la manière de terrasser le monstre dans son lit. J’ai réussi à trouver un mannequin assez bien fait. Elles ont pu s’entraîner à planter le couteau au bon endroit. J’ai expliqué comment, avec leur peu de force, elle pouvait enfoncer la lame profondément. Nous avons beaucoup ri à cet exercice. Le reste n’est que détail. Je connaissais suffisamment la villa pour indiquer comment couper le téléphone et le remettre ensuite. Où camoufler ta montre et ton portefeuille pour faire croire à un crime de rôdeur et cerise sur le gâteau, le branchement de la Webcam pour que je puisse profiter de ton agonie. Tu m’entends ?
_ Oui, oui, je t’écoute toujours.
_ J’ai eu peur de parler dans le vide.
_ Tu as vraiment monté un super plan, je te tire mon chapeau. Je n’avais aucune chance de m’en sortir.
_ C’est vrai, aucune chance, je suis bien trop maligne pour toi. Je vais te laisser mourir tranquillement maintenant, je t’ai suffisamment embêté. Adieu, j’ai été très heureuse de te rencontrer.
_ Attend !
_ Quoi ! Encore ?
_ Je n’ai pas envie de mourir aujourd’hui.
_ Pardon ?
_ J’ai décidé de ne pas mourir aujourd’hui. D'ailleurs, j’ai quelqu’un à te présenter.
Venez, cher monsieur, asseyez-vous sur le lit, oui bien devant la webcam. Tu vois ce monsieur, chérie ?
_….
_ Je pense que tu le vois. Et bien ce monsieur est lieutenant de police. Et le couteau que j’ai dans le dos n’est pas un couteau, mais juste un manche que m’a prêté un copain acteur. Es-tu déçue, chérie ?
_ Espèce de fumier ! Je te tuerai pour m’avoir joué cette comédie.
_ Peut-être, mais pas aujourd’hui. Le lieutenant a enregistré tout ce que tu as vu et tout ce que tu as dit. Tu vas bientôt avoir la visite de ses collègues.
Tu dois te demander comment j’ai appris tes intentions. C’est très simple, ne pas voir les petites me pesait par trop. J’ai réussi à faire passer, à ton insu, un téléphone portable à la plus grande. Elle m’a raconté toutes les horreurs que tu disais sur moi. Elle a compris que tu devenais complètement folle. Tu croyais qu’elles s’amusaient alors que tu les terrorisais. Dès que tu m’as permis de les avoir, elles m’ont tout expliqué dans le détail. Nous avons couru à la police et retourné contre toi ton propre piège. Pas mal, n'est-ce pas ?
_......
_ Tu ne me félicites pas pour ma prestation ? Ce n’était pas facile, pourtant, de ne pas bouger, sachant que tu me voyais. Rester dans les draps humides de colorant rouge et mimer la souffrance avec des gestes qui singe la douleur. Toi qui es une artiste dans ton genre, tu pourrais m’applaudir.
_….
_ Elle s’est déconnectée ! Quelle mauvaise joueuse !