Maux croisés

Jade Tigana

Je me souviens de cette guirlande qui clignotait sans cesse, de ce tabouret qui grinçait toujours un peu trop, du drap froissé par les griffes aiguisées du chat, de la nappe tâchée par mes gestes maladroits, du scintillement des verres et de leur reflet dans la vitre embuée, des assiettes trop propres à l'heure du repas, de l'odeur du soja à la tombée du jour, je me souviens..

Ce matin, j'ai interposé tous ces petits souvenirs dans une grande boîte. Je les regardais s'agiter avec fracas, mais de ces fracas dont on retire une certaine douceur, celle d'un éclat, mais d'un éclat qui résonne, un éclat presque musical..   Mes souvenirs, je les avais apprivoisé, j'avais dompté leur pluralité afin d'en saisir les nuances. Je me répétais sans cesse afin de m'en persuader : « mes souvenirs à moi, ils ne me sont pas familiers, ils sont davantage encore ».

Certains sentaient la rosée du matin, j'effleurais dés lors la vapeur d'eau qui s'était faufilée sur ma mémoire, et tout à coup, mon souvenir devenait caresse. Je le saisissais d'un geste subit, avant qu'il ne s'évapore, me donnant à voir dans toute son authenticité, l'art de la fugacité.

D'autres respiraient la musique, surtout ce dernier. Je me promenais aux abords d'une forêt, le vent berçait les ramées, celles-ci laissaient transparaitre un sifflement suave..  Les arbres ondoyaient avec tourment, et les feuilles, autrefois endormies, frissonnaient tendrement, laissant éclore la vivacité de leur couleur.. Je crois qu'ici, la forêt chantait.

  Cependant, mes souvenirs grandissent et ma boite n'est plus aussi grande qu'elle ne le paraissait autrefois. Alors, quelquefois, mes souvenirs  s'entrechoquent, leur collision crée un doux murmure ou bien un minuscule feu d'artifice. J'ai alors compris que chaque souvenir se battait pour ne pas mourir, ils veulent tous survivre à l'oubli..

 Aujourd'hui, j'ai rangé ma petite boite sous mon lit. Les souvenirs commençaient à m'envahir l'esprit, je m'agitais avec affliction, il fallait donc que cette submersion prenne fin, il fallait que je cesse de ruminer mon passé. Je me suis allongée à même le sol. Mon corps s'abandonnait enfin au monde qui l'entourait, mes mains ballantes effleuraient le parquet, et à cet instant, je ne voulais penser à rien, je désirais lâcher prise, je désirais n'être qu'un corps et non plus un esprit. Mais lorsque je fermais les yeux afin de m'assoupir, je pensais à Cloé. Cloé, c'était symboliquement celle qui détenait la clef de ma boite. Elle était la source de la plupart d'entre eux, elle était la mère de mes souvenirs, la reine de ma mémoire. Cependant, aujourd'hui, cette prépondérance était un fardeau. Je ne parvenais pas à me détacher de son image, bien que je m'étais délivrée de ses chaines. Elle était mon éternel retour, elle était la source, et le passé, par conséquent, résonnait encore bien trop dans mon présent.

 Quelquefois, elle s'immisçait furtivement dans mon sommeil, et me susurrait ces quelques mots au creux de mon oreille : « Ambre, en dépit de te voir, j'aimerai entendre ta voix. Elle ferait naitre de nouveau ton image en moi, j'ai besoin de nous recréer un monde. » Mais puisque je n'étais pas réceptive à ses dires, elle renchérissait allégrement. Peut être savait elle que je feignais d'entendre. « Je comprends. Tu n'as pas la force de nous façonner un avenir en promesse, alors, abordons notre passé. Et si l'on parlait de nos projets avortés ? Des paroles trop vite prononcées ? Et si l'on parlait de la vie à deux que l'on n'a pas mené ? ». A ces mots, ma respiration s'accéléra, mon cœur palpitait, j'haletais. Dans un soupir de désespoir, je répondis « La conversation n'en serait que plus vide, elle ne porterait que sur l'absence, Cloé. » Et elle rétorqua, d'une voix monocorde «  Mais ce n'est pas de cette absence, ma fée, dont on est emplis ? ».

 

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