Maxime

Caroline Morello

J’ai connu Maxime lors d’un dîner dans notre nouvelle maison. Mes parents, Paul mon frère aîné, et moi-même venions d’emménager dans le quartier. Ma mère estimait que ce genre de réunion était la meilleure façon de se faire accepter et de lier des liens amicaux avec nos nouveaux voisins.

Maxime et ses parents arrivèrent les premiers. J’étais chargée d’accueillir les invités. Lorsque j’ouvris la porte et que mes yeux se posèrent sur lui, j’ai su que je n’oublierais jamais son visage. Il avait d’épais cheveux bruns légèrement bouclés qui lui tombaient sur les épaules et de grands yeux verts malicieux. Mon cœur d’enfant savait déjà que j’aimerais ce garçon toute ma vie. J’avais alors douze ans, il en avait seize.

C’est ce soir-là que j'ai ressenti pour la première fois ce sentiment de jalousie qui rend les êtres irritables, possessifs, acerbes. Parmi les invités se trouvaient deux jeunes filles de l'âge de Paul et Maxime. Ils passèrent la soirée ensemble à discuter et rire de choses que je ne comprenais pas. Je me sentais toute petite, gauche, insignifiante. J'aurais voulu être comme elles, jolies, amusantes, plaisantes, qualités qui chez ces deux filles m'irritaient au plus haut point.

Les garçons sont vite devenus très proches. J'ai grandi et mes sentiments en ont fait de même. Maxime passait beaucoup de temps chez nous. J'attendais toujours son arrivée avec une excitation telle que je pense que déjà, à cette époque, Paul s'était aperçu du trouble que me causait chacune des ses visites. En grand frère compréhensif, amusé aussi, certainement, il me proposait toujours de participer à leurs activités, de les accompagner lors de leurs sorties. Maxime était charmant avec moi. Il s'intéressait à ma vie, avait toujours une petite surprise à m'offrir, me conseillait, comme le faisait mon frère, mais je n'étais pour lui que la petite sœur de son ami.

Ce fût une période relativement difficile. J'avais conscience des changements subis par mon corps, mes pensées s'agitaient, et je me sentais un peu perdue. Moi qui avais tant attendu d'être enfin une jeune fille séduisante aux yeux de Maxime, je ne m'acceptais pas. D'autant plus qu'il ne changeait pas d'attitude à mon égard et j'en étais désespérée. Tous les efforts que je faisais pour lui plaire semblaient vains. Je restais une amie à ses yeux.

Le jour de mes dix-sept, j'ai su que mon rêve de petite fille se réaliserait bientôt. J'avais organisé une fête dans le jardin de mes parents. La nuit était douce et claire. Je m'étais éloignée de mes amis pour un moment de mes nombreux instants de solitude que j'affectionne. Je me tenais devant la petite mare aux canards que mon père avait confectionnée lui-même, cédant à l'un des mes caprices de petite fille passionnée par les animaux. J'aimais les regarder dormir paisiblement au bord de l'eau. J'entendis un voix bien connue qui m'appela par mon prénom, tendrement. En me retournant, Maxime me faisait face et me regardait, la tête légèrement penchée, un sourire triste sur les lèvres, le regard interrogatif. Il m'a demandé ce que je faisais seule et je lui ai répondu que j'avais besoin d'un peu de calme. Il m'a prise dans ses bras, et m'a avoué qu'il m'aimait plus que je ne l'imaginais, que mes tentatives de séduction ne l'avaient pas laissé insensible. Seulement, il avait certaines choses à régler et venait de décider de partir quelque temps au Canada. Je ne sais où j'ai puisé la force de refouler mes larmes lorsque j'ai tenté, maladroitement, de nier la vérité. Il m'a souri et murmuré à l'oreille qu'on en reparlerait lorsqu'il reviendrait. Je garde encore le souvenir de cette brève étreinte, de son souffle dans le creux de mon cou et des ses cheveux qui caressaient mes épaules dénudées. Nous avons rejoint les autres et nous n'avons presque plus parlé de la soirée.

Lors des premiers mois de son interminable absence, je ne ressentais plus aucun intérêt pour quoi que ce soit. Ma vie semblait vide, dénuée de tout sens. Il m'écrivait souvent. De longues lettres relatant son périple canadien, qui détaillaient avec une telle précision les villes qu'il visitait, les paysages qu'il découvrait, les amis qu'il rencontrait, que j'avais presque l'impression d'être près de lui. Dans les miennes, je tentais de paraître heureuse, sans lui faire part de ma peine de le savoir si loin. Je n'ai jamais été douée pour exprimer mes sentiments et je ne voulais pas lui gâcher son plaisir. On en reparlerait, il me l'avait dit.

Il est resté absent deux longues années pendant lesquelles je l'ai attendu, trouvant refuge dans mes études. Je sortais peu, j'avais peu d'amis et je n'ai même pas connu d'aventures amoureuses. Je devais être patiente, Maxime reviendrait.

Il est rentré hier. Dès son arrivée, il est venu nous rendre visite à Paul et moi, chargé de cadeaux, comme lorsque nous étions plus jeunes. Il est resté le même. Nous l'avons écouté nous raconter son voyage, ses anecdotes, ses péripéties, l'assommant de questions. Il s'amusait de nous voir si curieux. Il avait l'air heureux. J'attendais un signe, un regard. Au moment de partir, il m'a glissé un petit papier dans la main : "Hôtel l'Ermitage, ch. 127, ce soir 21h". Je triomphais intérieurement, ma patience allait être récompensée. À l'heure dite, je suis allée au rendez-vous, sachant que je ne serai plus la même, que ma vie allait enfin prendre la tournure que j'avais pressentie, sept années auparavant.

Il est presque 7h ce matin. Il est étendu sur le lit et je vais le rejoindre d'ici peu. La nuit a été blanche. Nous avons parlé toute la nuit dans cette petite chambre où il est forcé de loger. Ses parents, tout comme moi, n'ont pas accepté l'aveu de son homosexualité. J'ai eu beau tenter par tous les moyens de lui faire reconnaitre la vérité, de lui faire comprendre qu'il se trompait, qu'il m'aimait moi, depuis longtemps, il n'a pas voulu m'entendre. Il n'a cessé de me répéter qu'il n'avait pas choisi, qu'il avait lutté, cherché des réponses, en vain. Il avait fini par s'accepter comme il était, je devais en faire de même. C'était impossible qu'il m'ait fait venir jusqu'ici pour me rejeter. Tous les sentiments refoulés depuis tant d'années ont débordé ce soir, violemment. Poussée par une haine viscérale, je me suis jetée sur lui et je l'ai frappé, tant que j'ai pu. Il a bien essayé de me maîtriser mais ma force, décuplée par ma rancœur a eu raison de lui. Il est tombé contre le rebord de la table. Le mince filet de sang qui a séché sur sa tempe ne lui a rien ôté de sa beauté. En fouillant dans son sac à dos, j'ai trouvé une photo de lui et d'un homme qui semble plus âgé. Je l'ai déchirée. Dans une petite pochette, se trouvaient des somnifères. Ils sont près de moi au moment où je vous écris. Dans quelques minutes, j'irai le retrouver, là où il est désormais. 

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