« Me parle même pas des devoirs, ça m’intéresse pas ».

Marguerite De Branchus

Du haut de ses 5 ans « presque six », elle est entrée dans la vie des grands un matin tout gris de septembre.

Elle s'agite du haut de ses grandes jambes en enfilant ses pantoufles roses à paillettes. Elle a la peau claire, le regard rieur et un air malicieux. Une sensibilité à fleurs de peau et un courage de mauviette aussi. De grands cheveux blonds cendrés qui grimpent avec un air de petite dame, une à une, les marches qui mènent à l'étage principale de la maison. En posant son sac sur la rampe des escaliers, elle saute à pieds joints sur le canapé et prévient son père d'un ton innocent : « Ah me parle même pas des devoirs, ça m'intéresse pas».

Du haut de ses 5 ans « presque six », elle est entrée dans la vie des grands un matin tout gris de septembre. Et depuis, c'est tous les jours la même rengaine : réveil en fanfare à 7h pour finir derrière un bureau de 8h30 à 16h30. Au programme : récit du week-end, découverte des sons, apprentissage des lettres, guerre des crayons avec les copains, lecture et déchiffrages des nombres. A l'heure de la récré, la grande blonde va pouvoir enfin souffler et s'en donner à cœur joie dans la cour de récréation. Plus d'obligation, pas de contrainte, plus d'ordre à respecter, pas de consignes à appliquer. C'est autant de temps pour des histoires à imaginer et des bêtises à raconter en toute liberté. Elle court avec Laurie, sa nouvelle meilleure amie depuis mardi, jusqu'au mur en béton qui tapisse le fond de la cour. Puis quitte à faire, si on se faisait un détour par les toilettes ? Sauf qu'une fois de retour, c'est le maître qui se fâche : pas de petite blonde dans la cour, ni dans la classe, non plus dans les vestiaires. L'esprit léger et la vessie libérée, l'électron libre se retrouve ni une ni deux punie. Privée de récré pour la journée. Même si le maître lui explique « qu'il faut prévenir, qu'on part pas toute seule au toilette sans demander l'autorisation », elle trouve ça trop injuste. Pourquoi la vie est-elle si compliquée avec les adultes ? Avec ses grandes mains toutes fines, elle redessine le monde en parlant avec ses copines de CP. Prenant un air grave, elle leur explique plein de choses sur la vie : sa sortie en poney du dimanche, son dernier dessin animée, comment on écrase du raisin pour faire du vin avec ses pieds, comme il sera son futur amoureux et elle balaye d'un revers de main sa belle et grande tresse digne de la Reine des neiges 

« Tu restes manger avec nous ? » 

A la maison, c'est tout un marathon. A l'aise dans ses pantoufles dernier cri, elle gesticule à tout va. Elle papillonne comme une folle. Elle batifole, elle grogne. Elle s'agite. Dans tous les sens. Sur le canapé, autour de la table de la cuisine, dans les jambes de sa mère. Elle parle beaucoup. Elle pose des questions. Beaucoup de questions : « C'est à qui ça ? ». Attends deux minutes. « C'est à toi ça ? ». Stop, tu ne vois pas qu'on discute ? « Tu restes manger avec nous ? ». A la table du goûter, assise sur une moitié de fesse, les pieds qui tourbillonnent dans le vide, elle dit à sa mère d'un ton nonchalant tout en croquant dans un choco : « En plus, la nounou veut pas mettre la télévision, elle est méchante, je veux plus y aller. » Un message chargé d'un savant mélange de tristesse et de colère. Auquel s'ajoute un regard de cocker qui apitoye immédiatement ses parents. « Et aussi, j'ai même pas le droit de m'asseoir sur le canapé ». Le regard grave, elle sait que ses parents vont être boulversé par ses révélations. Et si leur grande fille était malheureuse chez sa nouvelle nounou ? Au cas où, ça marcherait, elle se promet en secret de  se mettre à pleurer pour de bon demain matin à l'heure du départ.


Après avoir fini la vaisselle, sa maman vient la voir pendant son coloriage, s'accroupit prés de la chaise, d'une main tient le rebord en bois et de l'autre caresse le front de sa toute petite fille: « Si elle est pas gentille Nounou, je l'appelle demain pour en parler avec elle. » Son masque grave de petite fille malheureuse tombe soudain : « Oh mais non tu sais, Nounou, elle est minuscule méchante, c'est pas si grave ». Sa sœur l'appelle, un autre sujet capte son attention et comme par enchantement le mal a disparu, la voilà qui bavarde de tout autre chose avec la petite brunette. Le regard léger, toute décontractée, elle rigole en lui enlevant son bavoir: « Attend ma puce, je vais te descendre de là ». Comme une mère protectrice, comme une grande personne responsable, elle veut se rendre utile. « Maman, je range les cuillères ». L'occasion pour la mère-tresses improvisée de lui faire réviser ses chiffres : « Et il y a combien de cuillères dans le tiroir ? » lui lance-t-elle d'un air complice. 

« Dix-zuit, tout pile » crie la grande enfant comme un signe de victoire. Elle a relevé le test du tiroir à couvert avec brio.  Ce n'est pas ces chiffres qui vont l'arrêter, non mais. C'est promis, cette nuit, elle l'apprendra pas cœur. Demain, dix-zuit ça sera devenu son nombre fétiche. L'œil doux et un sourire malin en coin, c'est en montant se brosser les dents qu'elle, demande légèrement quand est-ce qu'elle aura le droit d'avoir un téléphone et une brosse à dents électrique pour faire comme les grands. Vouloir faire comme les grands. Et c'est pourtant ce petit bout de femme qui s'effondre en larmes quand qu'elle n'arrive pas à entendre le son A dans le mot carotte, que sa robe de princesse est devenue trop petite, qu'elle n'aime pas la macédoine et qu'elle n'arrivera pas à s'endormir si elle ne voit pas la petite lumière au fond du couloir.

Un goûter, des devoirs, une douche, une soupe à la carotte dans laquelle elle n'arrive toujours pas à entendre le son A, une histoire de princesse, une lumière dans le couloir et on est repartie pour un tour. Elle a six ans et toutes ses dents. Elle est belle quand elle court face au vent. Elle a envie d'être une grande, de dormir dans le lit de ses parents parce que la nuit il y a des fantômes, d'entendre le son A dans le mot Carotte « comme tout le monde », de se raser les jambes pour de vrai, de devenir une princesse un jour, d'avoir un cheval, de se maquiller comme les femmes, d'aller au concert de Black M même si c'est pas fait pour des petites filles de son âge comme dit sa maman, de dire des gros mots qui font rire mais si ça fâche les grands et surtout, surtout de ne pas faire ses devoirs. 

 

Grandir dans la peau d'un enfant tout en voulant devenir un adulte.Terrible injustice. Grosse arnaque. Enorme frustration.

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