Meduses
immarcescible
J'ai dans mon ventre comme des méduses.
Je me souviens avoir été très amoureuse de mon grand frère. J'avais 6 ans.
Quand il venait à la maison, je mettais des paillettes sur les yeux. Je voulais être jolie.
Ma mère me grondait, j'étais trop jeune pour être maquillée ainsi.
J'étais vraiment amoureuse, il m'avait dit qu'un jour, on aurait des enfants ensemble !
Mais un jour, il n'est pas venu me parler. Il n'est plus venu me voir.
Je remettais des paillettes sur les yeux. Je pleurais.
Je pensais avoir fais quelque chose de mal, je m'en voulais.
Puis notre père a trouvé la mort.
Aux funérailles, j'ai mis ma main sur son genou, pour le consoler.
Il a attrapé ma main et j'étais apaisée.
J'ai grandi dans la distance qu'il nous avait imposé à ma sœur et moi.
Notre deuxième autre frère est pourtant devenu lui, très présent pour nous.
J'ai grandi avec des gribouillis dans des journaux intimes.
J'ai grandi avec des souvenirs d'amour d'enfant passés.
J'ai grandi.
Et des brides de paroles me sont revenues en tête
Des images floues de plus en plus claires
Je pensais avoir fais quelque chose de mal
Il avait dit « Ne ne dit à personne, si papa le sait il voudra plus qu'on se voit et on pourra pas être amoureux »
Papa était mort
Je voyais en fermant les yeux, comment il m'avait appris à tourner ma langue dans sa bouche
Plus je fermais les yeux, plus je me souvenais comment il passait ses lèvres partout sur mon corps avant de me dire « maintenant, c'est à ton tour »
Je me souviens des sentiments que j'avais pu ressentir, des cadeaux qu'il avait pu me faire et que je gardais précieusement
et je m'en veux
d'avoir été si naïve
j'ai la tête qui brule derrière mes paupières
mon ventre qui se crispe
je ferme les yeux tellement fort
mais je n'ai jamais vu si claire
je veux enlever ces souvenirs
mais plus j'oublie plus j'y pense
des larmes sans paillettes
je revois son liquide sur mes doigts d'enfant
je me revois contente de faire ce qu'il me disait
je suis à la fois vide et remplie de honte
et les méduses de mon ventre me piquent.
Puis notre autre frère est mort
et j'ai reposé ma main sur le genou de l'autre,
pour le retrouver.
Je le haïssais
mais je l'aimais comme un frère,
le frère qu'il me restait
je voulais comme oublier
je voulais pardonner car j'étais démunie
mais il n'est pas revenu
quelques années plus tard, il a fait des efforts
un repas, un verre dans un bar, en famille
ma mère me grondait car je ne parlais pas, voulait partir ou ne faisait pas d'efforts
après un verre ou un repas c'était encore l'absence
révoltante, oppressante, incomprise, envahissante
ma petite sœur a finit par le détester pour son absence
j'ai fini par me détester pour mon silence
ma peau brulait de plus en plus,
mes rêves n'étaient que des flash
mon corps ne m'appartenait plus
tout avait grandi de travers
que pensera ma mère ?
Me croira t-elle ?
Je ne voulais pas lui faire du mal
Ma petite sœur, comment supporter de t'annoncer que tu as perdu tes deux frères
qui suis-je pour t'enlever ce dernier
qui suis-je pour rajouter de la culpabilité aux personnes que j'aime le plus ?
Les méduses brulent
tout le temps
Elles enroulent leurs tentacules partout
Brouillent la vision
Prennent mes bouffées d'air
Plongent au fond de la mer tant d'idéaux.
Quand un homme me touche
je revois son visage
quand quelqu'un m'approche
je revois l'enfant de 6 ans qui ne savait pas
qu'il fallait dire
non.
Métaphore de la méduse empruntée à Adelaïde Bon, dans "La petite fille sur la banquise".