Meduses

immarcescible

25/06/2019

J'ai dans mon ventre comme des méduses.

Je me souviens avoir été très amoureuse de mon grand frère. J'avais 6 ans.

Quand il venait à la maison, je mettais des paillettes sur les yeux. Je voulais être jolie.

Ma mère me grondait, j'étais trop jeune pour être maquillée ainsi.

J'étais vraiment amoureuse, il m'avait dit qu'un jour, on aurait des enfants ensemble !


Mais un jour, il n'est pas venu me parler. Il n'est plus venu me voir.

Je remettais des paillettes sur les yeux. Je pleurais.

Je pensais avoir fais quelque chose de mal, je m'en voulais.


Puis notre père a trouvé la mort.

Aux funérailles, j'ai mis ma main sur son genou, pour le consoler.

Il a attrapé ma main et j'étais apaisée.


J'ai grandi dans la distance qu'il nous avait imposé à ma sœur et moi.

Notre deuxième autre frère est pourtant devenu lui, très présent pour nous.


J'ai grandi avec des gribouillis dans des journaux intimes.

J'ai grandi avec des souvenirs d'amour d'enfant passés.


J'ai grandi.


Et des brides de paroles me sont revenues en tête

Des images floues de plus en plus claires


Je pensais avoir fais quelque chose de mal

Il avait dit « Ne ne dit à personne, si papa le sait il voudra plus qu'on se voit et on pourra pas être amoureux »

Papa était mort


Je voyais en fermant les yeux, comment il m'avait appris à tourner ma langue dans sa bouche

Plus je fermais les yeux, plus je me souvenais comment il passait ses lèvres partout sur mon corps avant de me dire « maintenant, c'est à ton tour »


Je me souviens des sentiments que j'avais pu ressentir, des cadeaux qu'il avait pu me faire et que je gardais précieusement


et je m'en veux

d'avoir été si naïve


j'ai la tête qui brule derrière mes paupières

mon ventre qui se crispe


je ferme les yeux tellement fort

mais je n'ai jamais vu si claire


je veux enlever ces souvenirs

mais plus j'oublie plus j'y pense


des larmes sans paillettes


je revois son liquide sur mes doigts d'enfant

je me revois contente de faire ce qu'il me disait


je suis à la fois vide et remplie de honte


et les méduses de mon ventre me piquent.


Puis notre autre frère est mort

et j'ai reposé ma main sur le genou de l'autre,

pour le retrouver.


Je le haïssais

mais je l'aimais comme un frère,

le frère qu'il me restait


je voulais comme oublier

je voulais pardonner car j'étais démunie


mais il n'est pas revenu


quelques années plus tard, il a fait des efforts

un repas, un verre dans un bar, en famille


ma mère me grondait car je ne parlais pas, voulait partir ou ne faisait pas d'efforts


après un verre ou un repas c'était encore l'absence

révoltante, oppressante, incomprise, envahissante


ma petite sœur a finit par le détester pour son absence

j'ai fini par me détester pour mon silence


ma peau brulait de plus en plus,

mes rêves n'étaient que des flash

mon corps ne m'appartenait plus


tout avait grandi de travers


que pensera ma mère ?


Me croira t-elle ?

Je ne voulais pas lui faire du mal


Ma petite sœur, comment supporter de t'annoncer que tu as perdu tes deux frères

qui suis-je pour t'enlever ce dernier

qui suis-je pour rajouter de la culpabilité aux personnes que j'aime le plus ?


Les méduses brulent

tout le temps

Elles enroulent leurs tentacules partout

Brouillent la vision

Prennent mes bouffées d'air

Plongent au fond de la mer tant d'idéaux.


Quand un homme me touche

je revois son visage


quand quelqu'un m'approche

je revois l'enfant de 6 ans qui ne savait pas

qu'il fallait dire

non.


Métaphore de la méduse empruntée à Adelaïde Bon, dans "La petite fille sur la banquise".

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