MEMOIRE CACHE

paul-gabriel

Concours one shot

Mémoire Cache 

Synopsis  

     Bill Marcus, auteur français, réside depuis quelques semaines à New York pour y écrire son prochain roman. Pour assurer sa tranquillité, il a demandé à son éditeur américain de ne révéler à quiconque sa présence aux Etats Unis. Nul, pas même sa famille, ne connait cette résidence. « Pour tous, je dois être comme mort », a-t-il maintes fois répété à Eddy March qui a du mal à comprendre cette décision.

     Le 11 septembre 2001, Bill est sur les lieux de l’attentat du World Trade Center. Gravement blessé en voulant secourir une jeune femme, sans pièces d’identité sur lui, inconscient, il est devenu une victime amnésique totalement anonyme.

     Guéri, fugitif de l’hôpital, il décide de conserver ce statut d’inconnu oublieux, de vivre une originale et compliquée « inexistence », tout en se mettant à la recherche de cette beauté noire qui l’a bouleversé.

     Et, s’il la retrouve, quel sens donner à sa vie nouvelle, leur future vie ?

     S’inventer un passé. Mais que faire de sa mémoire ?

Fantasme

     Qui n’a songé, un jour ou l’autre, être le spectateur de ses propres obsèques ? Être présent, incognito, dans une église et écouter « religieusement », le curé vanter toutes vos prétendues qualités. Être un  témoin de son enterrement. Observer, depuis un coin discret du cimetière, vos parents, vos amis, vos collègues, qui, d’un geste accablé, jettent une rose sans parfum sur une caisse de bois puis s’empresseront de reprendre leur vie agitée.

     Un homme peut faire le choix de vivre cet instant extraordinaire. Mais cela en vaut-il la peine au risque de sacrifier un amour passionnel ?

Roman

Chapitre 1

     Beau et frais. C’est ce que prévoyait la météo aujourd’hui. C’est mieux que cela. Ce matin, le ciel est bleu lumineux. Un léger vent du sud maintient une température d’une douceur idéale pour courir. Et on est presqu’en automne. Il est encore tôt, un peu plus de 8 heures. Mais c’est limite. Dans moins d’une demi-heure, l’afflux de piétons sera tel sur tous les trottoirs qu’il sera impossible de faire trois foulées à la suite. Et terminé le jogging ! Alors retour à l’hôtel pour un somptueux petit déjeuner. Cette pensée amuse toujours Bill : trois gouttes d’eau perdues en sueur et combien de grammes récupérés avec l’omelette au jambon et fromage qui va suivre ?

C’est vrai, lorsqu’on parle du ciel ici, il faut le chercher ! Entre les gratte-ciel, forcément ! Mais c’est Manhattan, un lieu magique, le cœur battant de la grosse pomme.  Dans Central Park, dont il a fait trois fois le tour, il a croisé des dizaines de New yorkais qui couraient, comme lui. Aucun lieu au monde ne présente une telle diversité de quidams. Le plus drôle aujourd’hui : un grand-père qui trottinait avec son chien. La pauvre bête, paralysée du train arrière, le cul posé sur une petite charrette et les pattes avant qui font tout le travail. Et ça avance ! Papy avait même du mal à suivre.

     C’est sûr, il en parlera dans son prochain roman. Celui qui se déroule dans les Cévennes, là-bas, chez lui. Cela ne sera pas facile à caser, mais un petit peu d’humour ne fera pas de mal !

Au bout du parc, il rejoint Broadway et continue vers le sud, en direction du Novotel. Il doit traverser le large boulevard, à sens unique de circulation, pour rejoindre l’entrée du grand building moderne. A hauteur de la 52ème, « Dont walk » est allumé rouge. Il est obligé de stopper sa course au bord du trottoir. Il juge préférable d’ôter les écouteurs de son baladeur. Bye bye Tchaïkovski et le concerto pour violon et orchestre. A nouveau il reçoit en plein les rumeurs de la ville et le bruit des moteurs, celui des voitures et celui des hélicoptères. Il marche les derniers mètres avant l’entrée de l’hôtel. Sur le trottoir se tient le préposé aux bagages, un homme noir, vêtu d’une redingote noire et d’un haut de forme assorti. Et avec un beau sourire.

     —    Hello James.

     —    Morning, sir.

Le bruit d’un gros avion semblant passer très bas se fait entendre. Les deux hommes lèvent la tête. Mais la vue du ciel au-dessus de Broadway est très limitée, ils ne voient rien de particulier.

     Après avoir franchi la porte vitrée tournante, Bill Marcus pénètre dans l’ascenseur qui le dépose, quatre niveaux plus haut, à hauteur de la spacieuse réception. Quelques pas encore et il emprunte une nouvelle cabine qui cette fois l’amène à l’étage où il réside, au trente-huitième, chambre 3825. La vue sur Hudson River, plein ouest, y est splendide. Son lieu d’inspiration depuis près de deux mois. Cela lui coute une fortune, mais c’est encore moins cher qu’un appartement en location dans le secteur.

Machinalement, il allume la télévision, programme CNN. Mais il ne la regarde même pas. Il se déshabille rapidement, jette sur le lit la petite pochette « spéciale jogging » dans laquelle sont toujours glissés son passeport, sa carte d’identité française, sa Visa Gold, son permis de conduire et quelques dollars. Il se précipite vers la salle de bain, d’abord pour y calmer un besoin pressant, puis prendre une douche bien méritée. Ensuite seulement, il rejoindra la superbe salle du restaurant, à l’étage de la réception, avec vue panoramique sur Times Square, pour déguster son petit déjeuner, tranquillement. Aujourd’hui, rien ne presse. Il a prévu de monter au sommet de l’Empire State Building, pas très loin, sur la 5ème, vers midi. C’est pour une description soignée et réaliste de la ville, une nécessité pour son roman. Peut-être même gravira-t-il une des deux grandes tours de cent dix étages du Wall Trade Center, plus au sud, sur Wall Street. C’est ce qu’il a promis samedi dernier à Eddy, son éditeur et ami, qui n’a toujours pas compris le rapport entre New York et son histoire de famille dans le midi de la France.  En tout cas, profiter du beau temps. Sur la partie basse du téléviseur, la montre digitale indique 8h50.

     Il est 9h12 lorsqu’il sort en sifflotant de sa salle de bain.

     Ce mardi 11 septembre 2001.

     Puis s’enchaînent trente minutes exactement, qui changent toute une vie ! L’incrédulité d’abord. Une pub ? Un film de fiction ? Une demi-heure qu’il est debout, figé, à regarder l’écran, la télécommande à la main. Les images qui défilent, incompréhensibles. Les commentaires sont confus, désordonnés, contradictoires. Il zappe, encore et encore. Anglais, espagnol, même TV5 en français et en direct de Paris. L’immense gratte-ciel et son panache blanc. Puis, soudain, cet avion qui s’enfonce dans la seconde tour  comme une balle de fusil filmée au ralenti. Ces deux fumées jumelles, poussées par le  vent du sud, comme celles de gigantesques cheminées d’usine crachant leur poison. Ou deux cierges que l’on vient d’éteindre. Le ciel bleu limpide du New Jersey en toile de fond. Puis cet inéluctable écroulement de château de cartes avec l’antenne géante qui ne veut pas disparaître. Comme une poupe de Titanic. Enfin, la vague grise qui submerge toute vie, tel un monstrueux tsunami de poussière. Toutes ces images d’apocalypse… La tour sud du Wall Trade Center vient de s’effondrer. La montre indique 09h59.

    Pourquoi cette idée qui envahie son esprit ? Immédiate, évidente et irrévocable : il faut qu’il y soit. Il faut qu’il ait vécu cela au cœur de l’évènement. Il faudra qu’il témoigne. Probablement son instinct d’ancien journaliste. C’est à moins d’un kilomètre que cela se passe. Il veut voir, sentir, toucher. Il laisse tomber au sol la serviette de bain qui lui ceint les reins et s’habille en hâte. Jean, chemisette, puis ses mocassins légers. Il sort du petit coffre-fort de la chambre son portefeuille dans lequel il place la carte magnétique qui sert de clé, et le place dans la poche intérieure de son blouson de cuir. Il prélève quelques billets, dont trois coupures de cinquante dollars, qu’il place directement dans une poche de son jean. Une habitude pour ne pas avoir à sortir son portefeuille dans la rue ou au restaurant. Il claque la porte 3825. L’ascenseur tarde un peu pour parvenir à l’étage. Il est seul dans la cabine durant la descente. Il traverse la réception où de nombreux clients s’agitent, discutent, s’interrogent. Il ne reconnaît personne de ses connaissances. L’attente semble longue pour accéder à l’autre cabine qui descend vers le rez-de-chaussée. En bon sportif, il décide d’emprunter l’escalier de secours. Sur le trottoir, il croise à nouveau le portier. Son visage est moins souriant qu’à l’habitude.

      —   Sir, l’avion, c’était ça ! Oh, my God !

      —   Hélas oui, James, et je veux y aller voir. Bye, see you later.

     Times Square ne semble pas encore très affectée par la catastrophe. Celle-ci est trop récente. Mais déjà, le long ruban en lettres lumineuses, délaissant l’ouverture de la Bourse et son Nasdaq, déroule toutes ses informations ahurissantes. De nombreux New Yorkais, d’habitude si pressés, tête levée, le regard incrédule, lisent en silence. Attendant peut-être la phrase qui démentira l’horreur. Puis, de plus en plus présentes, les sirènes des secours déchirent l’air du matin, lancinantes, incessantes. Pompiers, police, ambulances, on ne sait, toutes semblent identiques.  Les gros véhicules prioritaires, vivement colorés, foncent dans la même direction. Il lui suffit de les suivre. Continuer Broadway vers le sud.

     C’est vers Madison Square que le ciel devient moins bleu. Il semblerait qu’un violent orage soit en formation. Tout apparait plus gris. A Union Square, une odeur âcre, presque palpable, envahie les narines. L’atmosphère polluée, très vite suffocante, gagne instantanément les poumons. Des centaines de personnes remontent vers le nord en courant. Comme Bill, d’autres piétons, plus rares, poursuivent vers le sud. Il en résulte de nombreuses bousculades.    « Mais qu’est-ce que je suis venu faire ici ? »

     Il ne faut pas chercher de réponse, il n’y en a pas, il n’y en aura jamais.

     Il n’ira pas plus loin que Little Italy. Au carrefour avec Canal Street, il est de plus en plus harcelé par des fantômes grisâtres. Il ne peut quasiment plus respirer. Il plaque une main devant sa bouche, ses yeux piquent. Tout est devenu insupportable.

     Réalisant enfin sa folle attitude, dénuée de toute raison, il décide de faire demi-tour et se met à courir, avec les autres. Un nouveau zombie parmi des centaines. Mais certains encore, semblent vouloir continuer leur chemin vers le sud, vers l’enfer, à la recherche d’on ne sait quoi. D’un improbable survivant ? Les coureurs aveuglés se heurtent.

    Face à lui, spectre remontant le courant, ce qui semble être une jeune femme couverte de farine  hurle : « Peggy, Peggy, my God, save my friend, please save the live of my sister » En voulant l’éviter, précipité par la foule, Bill la heurte et elle trébuche sur une borne d’incendie. Elle tombe violemment. Il ne peut continuer sans lui prêter secours. Elle est étendue sur le dos et saigne abondamment à hauteur du nez. Elle était noire devenue blanche. Maintenant s’ajoute le rouge du sang sur son front et sa pommette. Ses cheveux courts sont blancs de plâtre. On dirait un clown grimé. A tout autre instant, l’image aurait pu prêter à sourire. Mais là, non. Sous le choc, sa veste légère et son corsage se sont ouverts et laissent entrevoir un soutien-gorge clair orné de dentelle et maculé de poussière.  Bill décide de la protéger, d’abord en la tirant du caniveau vers le trottoir. Il quitte son blouson et le dépose délicatement sur la blessée qui geint. Il attendra d’éventuels secours. Il ramène  sur les longues jambes fuselées une courte jupe grise impudiquement relevée. Le regard sombre, mis clos, reflète l’angoisse. Et semble supplier. Lui tente de dire quelques mots de réconfort. Elle balbutie : Mam, My God… St John the Divine… Save Peggy… please. C’est à ce moment, et dans ce brouillard opaque, qu’une ambulance remontant trop rapidement Crosby Street frappe durement Bill à la hanche gauche. Il est violemment projeté en avant, son crâne heurte la bordure du trottoir. 

     Et il perd conscience.

Chapitre 2

 

      Rachel souffre du visage. Elle a beaucoup saigné. Sur sa pommette meurtrie, la poussière a coagulé le sang mais la blessure est douloureuse. Peggy, où est Peggy ? Il faut que je la retrouve ! Elle a parlé un peu avec un homme. Un blanc à la figure sympathique qui lui a prêté son blouson pour la réchauffer. Et puis, il a disparu, parmi une foule paniquée et indifférente. Abrutie par le bruit infernal des klaxons d’ambulances, elle a réussi  à se relever. Debout, à nouveau bousculée par des furieux, elle a marché, marché, droit devant elle. Vers la tour. Retourner vers Peggy, vers sa meilleure amie avec qui elle partage tout, qu’elle croyait près d’elle et qui a disparu dans la descente folle de l’escalier de secours. Emportée par la vague humaine. Maintenant, après ce qui lui a semblé être une éternité, elle a pu s’asseoir, épuisée, sur un de ces bancs de pierre lisse qui entourent les arbres. Mais il n’y a plus d’arbres !

A suivre …

Signaler ce texte