Sept péchés

tryphon

Sept péchés

Synopsis

Rien d’extraordinaire dans la vie de la narratrice, une femme dont l’âge, la classe sociale, le comportement peuvent être qualifiés de moyens. Rien, sauf peut-être cette étrange répulsion envers tout ce qui tire sur le jaune, les bondes en particulier. Une aversion au départ banale (qui n’a pas son bouc émissaire ?), mais qui, au cours de la journée va faire chavirer son existence. Pourtant, ce matin-là, rien ne laisse présager le dérapage, le basculement qui fera d’une vie ordinaire un enfer. Tout semble paisible dans cette banlieue favorisée, une journée de travail comme les autres se prépare dans la cité toute proche. Toutefois, comme une malédiction, sept péchés vont s’abattre sur la vie de la narratrice, et sur celle de ses proches, au rythme de haikus. Tour à tour, au fil d’événements de la vie quotidienne, un crescendo de paranoia s’emparera d’elle.

Elle se confrontera d’abord à la paresse du petit matin, où nous découvrirons sa phobie des blondes, et ses instincts teintés de férocité. L’envie se nourrira de son trajet vers la grande cité où elle travaille, la conduisant à de menues incivilités. L’atmosphère de luxure de son entreprise la mènera ensuite à des actes dont la légalité n’excuse pas la méchanceté. La gourmandise du déjeuner s’accompagnera de premières violences que l’avarice de son patron amplifiera. En début de soirée, elle se heurtera à l’orgueil, en y répondant par l’agression. Enfin, la colère de la nuit aboutira au meurtre. Mais s’agit-il réellement d’un meurtre ? Au lecteur d’en décider... 

Sept péchés

Mon âme amollie

dans les brumes d’acédie -

Belphégor me lasse.

Dans un vrombissement sourd qui m’arrache au monde apaisant du sommeil, le réveil sonne. Ce doit être l’aube, à peine, le cocon de la nuit n’a pas encore commencé à dissiper son ombre protectrice. J’émerge de mes rêves, comme on s’arrache à la béatitude d’une douce après-midi de farniente, avec peine, en tentant désespérément de m’accrocher à la moindre parcelle d’abandon. Paresseusement, je m’étire, j’étends bras et jambes à la découverte de l’univers qui m’enveloppe. Le lit est vide, l’espace est mien, sans personne pour hâter cette reprise de conscience que je veux la plus douce, la plus progressive possible. Je baille, puis, défiant le temps qui m’exhorte à sortir de ma torpeur, je me recroqueville et somnole encore quelques minutes. Ah, cette jouissance d’être au chaud, entièrement détendue, confortablement blottie sous mes couvertures… De trop courts instants de bonheur grappillés à cette nouvelle journée qui commence, promesses de quelques autres moments de plaisir qu’il me faudra arracher au quotidien, si précieux pour agrémenter une existence tranquille et routinière, si nécessaires à l’équilibre de mes sentiments, de mes émotions.

Le soleil vient de se lever, il fera splendide aujourd’hui. Ces minutes de sommeil dérobées m’ont fait le plus grand bien. Que la vie est douce ! Je suis zen, reposée, pleine d’énergie, d’optimisme. Dehors, les oiseaux baignent le jardin de leur mélodieux concert matinal. Un réveil en musique, quoi de mieux pour démarrer la journée ? La nature est si généreuse, me comble tant par la résonance qu’elle offre avec ma paix intérieure… J’essaie de reconnaître mes préférés, les grives, les rouges-gorges. Peut-être même, si la chance me sourit, le discret rossignol qui habite les haies du fond de mon potager. Depuis toujours, je les aime, les oiseaux. L’hiver, je prends grand soin de les nourrir, je leur choisis leurs friandises préférées, graines assorties, boules de graisse, couennes de lard ; l’été, je ne me lasse pas de les admirer dans ces magnifiques réserves qui les abritent, sur les chemins tout proches où j’aime à passer mes dimanches. J’apprends à reconnaître leur chant, je m’amuse de leurs conflits, de leurs stratégies subtiles pour dérober au voisin le ver le plus gras, le fruit le plus sucré ! Finalement, ils ne sont pas très différents de nous, aux prises avec leurs difficultés quotidiennes, mais toujours prêts à célébrer leurs joies, à faire admirer leurs plus belles plumes.

Mon bel enthousiasme retombe vite. Rien de cette délicate euphonie à laquelle j’aspirais. Les merles ont pris le dessus, avec leurs cris batailleurs, leurs pépiements stridents. De minables boules de plumes d’un noir sorti de l’enfer, que des yeux d’un jaune sournois et un bec querelleur à l’immonde pâleur flavescente me rendent odieux ! Les voir chasser mésanges et rouges-queues, mettre la pagaille dans l’harmonie de ma pelouse me hérisse. Devant l’arrogance de ces monstres en réduction, les pigeons eux-mêmes reculent, géants timorés et maladroits aux manières de demoiselles hésitantes. Leur tintamarre agressif et moqueur m’assourdit ! Quelle cacophonie, pour de si petits animaux ! Ils ne respectent rien, troublent comme par défi tant le réveil laborieux des jours de semaine que le repos dominical ou la sieste estivale des citadins épuisés. Inutiles, fainéants, malpropres, bagarreurs, ces volatiles médiocres sont la disgrâce du monde ailé.

Naturellement, la sarabande des merles continue. Et comme par hasard, juste sous mes fenêtres, pas chez la voisine ! Cette blonde plus stupide que la plus bornée des linottes, dont je dois supporter les jérémiades à longueur d’année. Cette demeurée perverse qui guette mes moindres faits et gestes pour les rapporter aussitôt au quartier tout entier. Cette bécasse, fausse timide, pleurnicharde et médisante. Cette feignasse qui perd ses journées à ne rien faire de plus utile que d’enquiquiner son monde. Les blondes, je ne sais pas pourquoi, mais je ne les supporte pas, avec leur hypocrisie, leur bêtise, leur méchanceté naturelle. Jamais je n’en ai rencontré une qui vaille la peine de m’attarder. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je suis aimable, souriante, je m’efforce de m’intéresser à leurs anecdotes dérisoires, mais rien à faire. On ne peut en tirer que des banalités d’une platitude grotesque. Des copines, j’en ai toujours eu beaucoup. Des filles aux cheveux bien foncés, roux à la limite. Mais des blondes, c’est pathétique ! Je préférerais encore une chauve à ces zombies aux cheveux filasse.

Et cela piaille, cela criaille…  À croire que c’est ma maudite voisine qui me les envoie, juste pour m’embêter. On s’imaginerait dans un film de Hitchcock !

Tchiiip ! En voilà au moins un que je n’entendrai plus…

Je souris en pensant à mon chat, déjà en chasse de bon matin. Quel charmant compagnon, nous nous comprenons si bien ! Comme moi, il apprécie le confort d’un coussin douillet, la chaleur enveloppante d’une sieste prolongée. Il faut le voir, à l’heure du repas, inspecter le contenu de la boîte que je lui ouvre. Monsieur ne mangerait pas n’importe quoi, non, il lui faut le plus succulent. C’est un épicurien à mon image, qui adore se pelotonner dans mes bras en ronronnant de plaisir, à ses heures seulement. Mais c’est un faux pataud, malheur à qui le sous-estime ! Plus que tout, son instinct de chasseur, sa manière de se fondre dans le paysage, d’approcher ses proies sans que rien ne laisse deviner sa présence, puis de bondir et de leur briser la nuque en un seul mouvement me fascine. Quelque part, je me sens très féline, aujourd’hui.

Allons, une douche revigorante, un café bien chaud, et c’est parti pour une journée pleine de promesses.

Autant de trésors

Qui ne sont miens, Léviathan ?

Tu me fais crever !

Le RER m’emmène rapidement vers Paris, sous un ciel sans nuages. La journée sera magnifique nous sommes gâtés par la météo de ce début de printemps. Je savoure avec volupté ce coin d’Île-de-France que je traverse chaque matin, la forêt de Sevran, les bords du canal de l’Ourcq, où je vais si souvent me promener avec mes enfants, mon mari. Les arbres défilent, me berçant de leurs verts joyeux qui marquent le renouveau. Le bourdonnement du train avalant la banlieue au rythme régulier des arrêts, dans toutes ces petites gares au nom fleuri, me plonge dans une sorte de somnolence euphorique. Quelle chance j’ai d’habiter une si douce région, riche d’une palette culturelle aux infinies variations, d’un terroir aux savoureux relents rabelaisiens et de traditions où le réconfort de l’humanisme le dispute aux lumières du génie. Je ne me prive jamais de profiter autant des plaisirs simples de la campagne que de ceux, plus raffinés, de la ville, toute proche. En contemplant, à travers la vitre embuée, cet univers, à la fois excitant et paisible, qui s’offre aux premiers sourires du jour, je ne peux imaginer contrée où je me sentirais plus en accord avec moi-même.

De temps à autre, j’aperçois, entre deux cités aux immeubles compacts, quelque grosse villa, ceinte de hauts murs hérissés de pointes ou de tessons. Sont-elles ainsi isolées du monde extérieur pour en protéger les richesses qu’elles ne doivent pas manquer de receler, ou plutôt pour en garder les propriétaires prisonniers des règles rigides d’une société sur le point de disparaître ? Quoi qu’il en soit, en admirant les parcs soignés aux bouquets de magnolias ou de rhododendrons servant à ces demeures somptueuses d’écrins aux pastels tendres, les piscines proposant leur onde turquoise aux délices d’une jeunesse oisive, les superbes voitures parées de chromes rutilants, de cuirs nobles et de moteurs alliant la puissance au confort d’un silence de bon aloi, un léger pincement au cœur m’agace subitement. Pourquoi tout cela n’est-il pas à moi ? Suis-je quelque part moins capable, moins subtile, moins entreprenante que ceux et celles dont la naissance ou le hasard des alliances ont fait maîtres de ces félicités ? Non, sans aucun doute ! Cette sombre pensée en arriverait presque à prendre le dessus sur la jovialité heureuse dans laquelle j’avais entamé mon voyage.

Voilà, cela ne pouvait pas manquer ! D’ailleurs c’est toujours la même histoire, dès que pointent les premiers HLM. Il faut qu’une bande de jeunes monte dans ma voiture. Comme si les autres compartiments n’étaient pas encore vides, ou presque ! Naturellement, ce sont des étrangers. Leur langage est bizarre, malsain, ordurier. Regardez-les, ils s’entassent dans un coin, comme du bétail mal parqué. Ils me dévisagent, avec leur mine patibulaire, leur regard sournois et pervers, leur chevelure décolorée. Je vois très bien leur manège, je ne suis pas dupe. Ils m’ont repérée, ils préparent un sale coup. Ils suintent l’envie, la convoitise… Pour cette racaille, tout est bon, pourvu qu’on l’obtienne sans effort. Supporter cette ménagerie pour aller travailler, c’est tout de même scandaleux. Vivement que l’on nettoie cette populace au Karcher ! Pour moi, la mitrailleuse ferait d’ailleurs tout autant l’affaire.

Heureusement, il nous reste le Président, toujours digne de confiance, et quelques ministres qui voient clair. Mais tous les autres, ces conseillers, ces députés, ce sont des lâches, des pleutres. Voire même des traîtres, téléguidés depuis l’étranger. Ou par les communistes. Cette engeance est partout, tapie dans l’ombre. Elle se cache, mais à la moindre faiblesse, elle nous sautera à la gorge.

Au fil des stations, le train se remplit, et de gens bien comme il faut. Toutefois, je me demande pourquoi ces nouveaux arrivants ont l’air si renfrognés. Cette dame, par exemple, une bourgeoise bien trop âgée pour le blond platine de son chignon. Elle s’agrippe à son sac de toute la force de ses poignets décharnés… Un Vuitton d’un cuir bordeaux de toute beauté ! Il m’irait bien mieux qu’à cette vieille bique…

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