Mémoire sélective

La Raconteuz

Depuis toujours les gens en marge de la société m'attirent.

Il y avait ce Monsieur qui passait ses jours et ses nuits à marcher dans les rues de Poitiers.
Les bras ballants, la tête replié sur la poitrine, toujours au même rythme. 
Je pouvais le croiser 3 fois par jour à des heures improbables et ne plus le voir pendant des mois. 
Puis je le retrouvais au détour d'un pont, les cheveux coupés et la barbe rasée.
Toujours ce pull gris, ce manteau bleu et ce jean' délavé. 
Un soir un peu plus arrosé que les autres je lui ai demandé son nom. 
Il n'a pas relevé la tête mais il s'est arrêté et il m'a répondu.
Jean Marie.
Il est repartit et je n'ai jamais su ce vers quoi il allait.

Il y a eu la "Dame aux oiseaux".
Petite bonne femme cachée sous des jupons colorés, des petites lunettes rondes, un sac de grain à la main.
Elle nourrissait les pigeons qui la remerciaient en taggant les voitures de la ville.
Tous les jours.
Et gare à celui qui tentait de les faire fuir.
Elle avait un sacré caractère la Dame.

Et cette femme qui a traversé la route et qui s'est écroulée net.
J'ai tout lâché et j'ai couru vers elle.
Elle a repris connaissance et je suis restée, à lui tenir la main, jusqu'à l'arrivée des pompiers.
Je ne l'ai jamais revu.

Je me rappelle de "SpiderMan" à Bora Bora.
Une cape blanche, un bandeau blanc dans les cheveux.
Toujours à vélo, toujours la même tenue.
Ça a duré des mois et je n'ai jamais vu ceux contre qui il se battait.

Il y a cette vieille femme à Confolens, petit bonnet sur la tête, grosse doudoune, et ce pansement énorme sur le nez.
Elle attend sur son petit muret depuis des années.
Qu'attend-elle?

Je me souviens du Vieux Monsieur qui s'était perdu dans mon village.
Les voisins l'avaient laissé dormir dans la grange et moi je lui avais apporté un bol de soupe et des clémentines. 
Pour moi c'était le Père Noël. 
J'avais 7 ans.

Ici on a "Jésus".
Habillé d'une couverture, les cheveux longs, la barbe, un trait de khôl sous les yeux.
Il se tient droit et ne supporte pas qu'on le touche.
Il ne parle plus qu'en Anglais alors que sa langue maternelle est le Français.
Il ressemble à un clochard mais vit dans une villa et roule dans une grosse voiture derniers cris.
Revenu ici après un voyage initiatique en Inde, il est resté là haut.
Bien haut perché.

Et cette femme ce soir que j'ai pris en stop.
Elle me dit qu'elle vient de se faire violer et que tout le monde s'en fout. 
Qu'elle a manqué se faire renverser sur le bord de la route et qu'on l'a tapé avec une batte de baseball. 
Qu'elle a 34 vertèbres de cassées et l'omoplate aussi mais ça va hein. 
En plus elle a un traumatisme crânien et on lui doit 20000 balles depuis qu'elle est ici. 
Mais elle va appeler sa famille et elle a un avocat. 
Un Bâtonnier même! 
Elle s'énèrve contre le type qui est devant, il avance pas assez vite ce connard, il est bourré lui.
Pour finir elle me demande si je connais Jean Pierre... Il est gentil Jean Pierre.

Je me demande toujours d'où viennent ces âmes perdues.
Qu'à été leur vie puisque celle ci à l'air de s'être arrêtée. 
Ce qu'ils étaient et ce qu'ils sont devenus.

Il y a ceux qui m'attirent et ceux qui me font peur.

Peur que pour moi aussi ça s'arrête
Qu'un matin, une nuit, je ne sache plus vers où avancer.

Peur qu'on me laisse sur un muret, dans une grange ou encore sur le bord d'une route.
Peur qu'un jour il y ait le Noir.

Parce qu'en fait ça peut s'arrêter n'importe où, n'importe quand.
On peut s'arrêter mais être toujours là.
Là qu'à moitié...

C'est pour ça que nos projets nous permettent de rester.
De continuer.

Je sais que toi aussi t'as peur.

T'as peur parce que tu viens de devenir mère ou parce qu'à plus de 50ans tu deviens femme.
T'as peur parce qu'elle ne t'aime plus ou parce que tu ne sais pas quand tu vas retrouver un travail.
T'as peur parce que tu voudrais tout quitter ou parce que tu ne veux pas revenir au contraire.
T'as peur qu'il meurt, t'as peur de toujours avoir mal...

T'as peur mais tu sais qu'on joue tous au même jeu.
Sauf qu'on n'a pas eu les mêmes règles...

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