Mémoires de glace

Pierre Carmody

La plage de galets de Dadamiékro scintillait au crépuscule. Le vieil homme assis près du bord de la falaise pleurait. Le plus jeune, armé de sa lance, restait légèrement en retrait, bien décidé à ne pas interrompre la dernière soirée du condamné. Il tenait d’une seule main le corps sans force du vieillard. À la fois pour le maintenir assis et l’empêcher de se jeter dans le vide. La seconde tâche lui avait été assignée, mais impliquait fatalement la première.

Le garde se demanda, non pour la première fois, quelles étaient les pensées d’un homme qui savait son dernier jour révolu. Regrets ? Haine ? Libération ? Il n’aurait la réponse que lorsque son tour viendrait.

Bientôt, la nuit apporta son lot de fraîcheur, et le guerrier recouvrit le corps nu du vieil homme avec la fourrure de guépard qu’il portait. Le condamné leva lentement la tête. Sa peau noire avait été déchirée par les séances de torture, et ses yeux brûlés.

Le garde eut un mouvement de recul ; il savait, mais ne voulait pas voir. Le chaman animiste avait payé au plus cher son silence. Il n’avait pas parlé, malgré la douleur. La rébellion qu’il avait organisée ne lui survivra peut-être pas, mais au moins aura-t-il épargné une mort certaine à ses anciens compagnons.

Une voix cassée extirpa le garde de ses pensées : « Où sommes-nous, Chrétien ? »

Le guerrier tressaillit. Le chaman avait du perdre toute notion de temps et de lieu pendant sa captivité. Perdre conscience de soi lui sembla pire encore que la torture physique.

Le chaman reprit : « Réponds-moi, je t’en supplie. Les esprits et moi devons savoir où je vais mourir. »

Troublé, le garde attendit longuement avant de répondre : « Nous sommes à une demie-cloche de marche au sud de Dadamiékro, devant la mer. »

Quelques minutes passèrent en silence. Le vieillard parla à nouveau : « Ainsi, ce bruit régulier que j’entends est la mer ? Cela me désole de mourir loin de ma forêt, dans une terre triste aux vents froids. »

« Cela ne fut pas toujours ainsi, Chaman. Tu aurais dû voir Dadamiékro quand j’étais enfant… »

« Tu habitais ici, n’est-ce pas ? »

« Oui, mais j’habite maintenant dans le cœur et la compassion du Christ. »

« Où les vents soufflent encore plus froids qu’ici. »

Le guerrier fut silencieux pendant un moment. Il regarda le dos du vieil homme, secoué de légers spasmes. Il décida de ne pas le frapper ; il y avait eu assez de souffrances.

Au bout d’un moment, le garde raconta d’une voix lasse : « C’est une nuit d’été, mais pas comme celles de ma jeunesse. Le vent était chaud, doux. Mon père, il pêchait loin d’ici. Le long de la côte, à l’ouest. D’énormes bancs de poisson, riches. Il partait pour une semaine ou plus, deux à trois fois par saison. Nous descendions tous sur la plage pour regarder revenir la flotte, pour voir la voile orange de notre père au milieu des autres barques. »

Le chaman écouta, et entendit dans la voix du garde l’écho étincelant d’une joie infantile. L’entendit s’éteindre à nouveau.

« Il est revenu la dernière fois… Pour trouver sa famille convertie à la Croix. Sa femme, servante d’un blanc. Ses fils, apprenant la Bible ou s’armant pour défendre la nouvelle religion. Ce jour-là, il ne me jeta pas ses lignes, voyant ma robe blanche et la croix ceinte à ma ceinture. Mes frères portant des lances et protégeant un vieux prêtre pâle. Ma mère suivant docilement cet homme. Mes sœurs nues parce qu’elles n’avaient pas encore été baptisées. Non, il fit pivoter la bôme et louvoya vers le large en suivant la brise. J’ai regardé sa voile jusqu’à ce que je ne puisse plus la discerner. C’était ma façon, Chaman… »

La voix du garde s’étrangla. Le visage du chaman se tourna vers lui, ses yeux brûlés semblant chercher ceux du jeune homme.

« De dire au revoir, » chuchota le vieil homme.

« De dire bonne chance. De dire… Bien joué. »

Une cloche tinta dans le lointain. Le guerrier affermit doucement son étreinte sur l’épaule du vieux chaman : « Le temps alloué est révolu ».

Le condamné ne dit rien pendant un temps et rassembla ses dernières forces pour se lever. Le guerrier lui laissa cette dignité et ne le hissa pas. Arrivés face à face, le vieil homme lui sourit : « Merci de m’avoir prêté ta peau. »

« De rien, Chaman, ces vents ont été chauds un jour. Ils le seront à nouveau. Viens, appuie-toi sur mon épaule pendant que nous marchons. Je t’aiderai. Ton poids n’est rien. »

Ils laissèrent lentement la mer derrière eux. Le vieil homme demanda : « Un fardeau facilement supporté, tu veux dire ? »

« Je n’ai pas dit cela, Chaman. Je n’ai pas dit cela. »

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