Mensonge in a bottle

epic

Notre départ eut lieu un soir de novembre. Il avait fallu tromper la vigilance de la Financia qui patrouillait sur la route principale de l'île de Lampeduza, pour atteindre la plage des Conigli. Bizarrement, personne n'avait posé de lapin. Une fois arrachés aux broussailles du canyon, nous nous retrouvâmes une poignée d'hommes, sortis de nulle part, avec nos sacs marins plantés devant nous sur le sable, sans sponsor ni billet de retour.

La mer ne bronchait pas. Il y avait seulement le cliquetis régulier des graviers et du ressac. Bientôt, le moteur d'une barque tournant au ralenti se fit entendre derrière la ligne blanche des vagues du bord. Il fallut faire vite. Avec nos pantalons retroussés jusqu'aux genoux, la Guarda Costiera nous aurait pris pour de vulgaires trafiquants de drogue, avant de se rendre compte de son erreur.

Derrière nos barbes et nos sourires crispés, nous étions vraiment paumés sur cet îlot à la dérive, entre l'Europe et l'Afrique, engoncés dans nos cirés et lestés par nos sacs bourrés de rations de survie, tapotant fiévreusement des messages sur nos téléphones qui partaient se perdre dans l'épaisseur de la nuit. Pour tout dire, on se gelait les miches dans l'indifférence générale, à l'heure du journal de 20h, sur France 2 ou Rai 3, quand les français et les italiens “de souche” ou “non de souche” vont tranquillement se doucher, se moucher, se coucher, se toucher.

Nous avions fait connaissance à l'époque où le nègre qui écrivait les discours de Sarkosy s'était laissé emporter par sa verve coloniale : “L'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire. Jamais il ne s'élançe vers l'avenir. Dans cet univers où la nature commande tout, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès.” Nous étions tous d'accords pour dire que ces mots prononcés à Dakar en 2007 par le chef de la sixième puissance militaire mondiale ne présageaient rien de bon.

Et puis BHL s'en était mêlé. Les cheveux en bataille, il avait conseillé à Sarkosy de faire la guerre à Kadhafi, au lieu de s'occuper de l'amicale des anciens “nouveaux philosophes” et du rendement de ses actions dans le commerce des bois précieux. La guerre finie, une foule de réfugiés n'avait pas tardé à affluer en Libye. Après des somaliens et des éthiopiens qui avaient traversé le sahara à pied pour tenter de franchir la Méditerranée, des afgans puis des tunisiens et des égyptiens s'étaient succédés, bientôt suivis par des syriens et des libyens eux-mêmes qui fuyaient la guerre civile. Des migrants de tous les horizons du Moyen-orient et de l'Afrique sub-saharienne affluaient au Maghreb et se retrouvaient en rade à Misrata.

On s'était dit pourquoi pas nous ? Pourquoi on n'oserait pas sortir de notre cage dorée de Schengen pour aller voir ce qui se passait là-bas, de l'autre côté de la mer ? Des hommes et des femmes pleins d'espoir étaient assez fous pour se lancer avec leurs enfants sur des boites de sardines bouffées par la rouille et faisaient naufrage par centaines, sans témoin ni rubrique nécrologique. Nous en conclûmes que partir à l'assaut des courants et des vents d'automne était peut-être une utopie. Mais géographiquement, c'était moins absurde que rêver d'affronter les tempêtes de sable du Paris-Dakar en Amérique du Sud.

Le seul moyen d'en avoir le coeur net, c'était d'aller nous rendre compte par nous-même. Alors en guise de ceinture d'explosif, tout le monde avait opté pour la bouée de sauvetage et la balise Argos. Je ne sais plus lequel d'entre nous, eut l'idée de remettre à flot le radeau de la Méduse. Pour montrer au monde entier notre solidarité avec ces sans-papiers et faire savoir que la Méditerrannée n'était pas l'affaire d'une bretonne, toute Marine Le Pen qu'elle fût, puisqu'elle n'avait pas résisté à l'envie de venir sur l'île pour clamer à qui voulait bien l'entendre qu'il fallait repousser l'immigration et renvoyer tous ces misérables d'où ils venaient.

Je l'avoue, cette idée de faire le voyage en sens inverse nous travailla, mais pas pour les mêmes raisons qu'elle. D'aller nous échouer en Afrique pour leur dire gentiment de laisser tomber leur rêve de venir en Europe, qu'il n'y avait pas de place pour eux ailleurs que dans des camps de détention ou, pour les plus noirs et les plus chanceux, dans les rangs des vigiles de Carrefour et d'Auchan… C'était de la pure folie. Raison de plus pour pousser le bouchon. Les uns comme les autres, nous n'avions rien de prévu pour les cinquante années à venir.

En quelques minutes, nous embarquâmes sans alerter les autorités maritimes qui regardaient le match de foot Roma-Napoli ce soir-là. Les lumières du port de Lampedusa dansèrent un moment avant de disparaître. Des cannettes de bière passèrent par dessus bord, vite rejointes par nos cartes d'identité. Le zappaien du groupe se mit à chanter :

“And in your dream,

you can see yourself

as a prophet

saving the world

the words from your lips…

I am not a crook…

I just can't believe

you are such a fool”

Et puis plus rien. Le cap fut mis sur Misrata et la nuit nous avala jusqu'au dernier.

PS : A l'heure où j'écris ces lignes, tous les autres sont morts. Je dérive depuis des jours et des nuits sous une pluie glacée et il y a peu de chance que ce voyage aboutisse ailleurs qu'au fond de l'abysse. Pour finir, sache que ce message était dans une bouteille attachée autour de mon cou et que ma tête a dû s'en séparer pour que tu puisses le lire.

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