Merlin de Cadillac avait la variouse

Marion Danan

« J'ai aimé certes, mais je n'en étais pas sûr. Maintenant je le suis et ma décision est prise. »

Merlin de Cadillac n'avait pas le permis. De fait, il marchait beaucoup. Ses longues marches étaient pour lui l'occasion d'infinies tergiversations. Il doutait de tout, à commencer par lui. Aussi changeait-il d'avis plusieurs fois par jour et il lui était impossible de savoir avec certitude ce qu'il pensait, voulait, décidait, envisageait, désirait… Sa volonté dansait une valse continue et ses pas cadençaient sa pensée. C'était blanc, puis au croisement d'une rue c'était devenu noir, puis 100m plus loin il s'interrogeait. Il remettait en cause, il ne savait plus quelle était la question ou si elle valait la peine que l'on y réponde. Et il enchainait une autre réflexion tout aussi éphémère qui n'aboutirait probablement pas.

Il se disait atteint du syndrome de la  « Variouse ». Telle une bouée en flottaison, sa constante indécision le conduisait nulle part. Enfin, nulle part et partout mais surtout par hasard.

Ses « dissemblables », comme il les appelait, s'amusaient de son inconstance. Aucun d'entre eux n'envisageait de compter sur lui mais tous attendaient impatiemment le récit de sa dernière aventure.

Il faut dire que Merlin de Cadillac, racontait ses péripéties à qui voulait les entendre et ses logorrhées sans fin devenaient un évènement incontournable dans ce petit café de la rue Pointcarré .

Aucun n'avait la perfidie d'oser une critique ou de douter de son histoire, puisque chacun des auditeurs avaient déjà fait les frais de la « Variouse ». Tous savaient que Merlin, hélas, disait vrai.

Mais ce soir, Merlin offrait une dernière narration. Lorsqu'il dit en préambule que « sa décision était prise », il y eut plusieurs réactions: des rires, des « Oh ! » de surprise, des « non » incrédules des « Ah! » de soulagement… puis se fut totalement la cohue dans l'auditoire. Merlin n'avait, de sa vie, jamais rien décidé, encore moins à l'avance et surtout pas quelque chose méritant d'être annoncé.

Voici son récit :

Il marchait dans la rue en ne sachant plus trop pourquoi ni vers où. Puis s'étant laissé happer par un sans-abri déjà bien éméché, il avait trouvé folklorique de s'assoir face à lui pour échanger quelques mots. L'homme, qui discutait pourtant tout seul depuis 1997, et dont les élucubrations complotistes n'attiraient plus personne depuis la même année, se trouva sans voix face à ce public inhabituel. Merlin, ne sachant pas plus démarrer une conversation que prendre une décision, resta assis, silencieux. Il se mit alors à détailler le marginal désormais muet. Il était sans âge, la gueule abimée par le mauvais alcool et de nombreuses bagarres, ses mains semblaient lourdes et gonflées, ses cheveux étaient sales mais bien coupés. Et il avait pour l'heure, l'air bourru et méfiant de celui qui est pris à son propre piège. Merlin crut lui voir une lueur dans l'œil, comme une brusque apparition de lucidité. L'homme rompit le silence par un rot nauséabond, puis conclu sa fulgurance par une affirmation étrange : « Dans les bois y a plus de putes que de licornes ». Merlin trouva la chose juste mais incomplète et ajouta que le « phénomène ne se limitait pas aux bois ».

Cet interlude tragi-poétique aurait pu s'achever par un « y a pu de saison mon bon monsieur » si un bolide n'avait pas raté son virage au même instant, finissant sa course dans le kiosque à journaux devant lequel ils se trouvaient.

L'homme mourut sur le coup après que le carton contenant la dernière parution du magazine ésotérique « Inexloré » lui heurta le visage. Le choc fit s'ouvrir le carton, recouvrant le corps du malheureux d'une trentaine d'exemplaires du Hors-Série qui proposait de découvrir son animal totem, le tout illustré par une superbe licorne blanche baignée par un puit de lumière en pleine forêt. Merlin se demanda s'il n'était pas témoin d'une intervention divine tant la coïncidence fut frappante. Puis il s'en voulut de penser que « Frappante » était fort à propos.

La conductrice, une magnifique rousse, un peu ébouriffée, sortit de ce qu'il restait de sa voiture et accouru vers Merlin qui demeurait interdit face à l'ironie du destin. Dans la panique et le bordel ambiant, le kiosque était complètement dézingué, elle glissa sur un numéro du National Géographique et vint atterrir dans les bras de Merlin, qui comme toujours s'en sortait sans égratignure ni effilochure.

Elle s'excusa de sa « maladresse » avec une voix si douce qu'on eut dire du velours. Le coup de foudre fut immédiat et réciproque.

L'extrême antagonisme des évènements et leurs intensité annihila toute indécision chez Merlin qui fut frappé par une succession d'évidences et une violente volonté de prendre les choses en mains, à commencer par le visage de la rousse qu'il embrassa passionnément.

 

Voilà ce qu'il était venu annoncer à ses dissemblables du café de la rue Pointcarré.

Ils allaient se marier et ils partaient faire le tour du monde.

Luigi le patron du café de la rue Pointcarré, un homme pragmatique et qui en avait vu d'autre, demanda à Merlin ce qu'il se passerait si sa « Variouse » le reprenait.

Merlin, pour toute réponse brandit l'exemplaire du National Géographique qui avait jeté la belle dans ses bras. Exemplaires dont les ancestrales bordures jaunes  encadraient une immensité blanche faite de glace et de neige. Puis il ajouta très sérieusement, qu'en cas de crise, il garderait la tête tournée vers le pole sud.

 

 

 Texte écrit sous contrainte :

 

1) Thème : Variété ou variouse

2) Début : « J'ai aimé certes »     -   Fin : «  la tête tournée vers le pôle sud »

3) 10 mots : Critique dissemblable effilochure bolide   flottaison annihiler   cohue interlude perfidie velours

 

 

 

 

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