Merry-go-Wound -chapitre dix-neuvième

Juliet

-Cela commence à devenir insupportable.

Au milieu de la salle qu'une chape de silence recouvrait depuis des minutes longues comme l'éternité, un léger tintement métallique s'est fait entendre.
Shinya reposait ses couverts sur son assiette et s'est levé de table sans plus attendre, sous les yeux ahuris des uns, et le regard noir d'un autre.
-Où est-ce que tu vas comme ça ? s'enquit Yoshiki qui a fait le geste de se lever avant que Shinya ne l'arrête d'un geste de la main.
-Je crois que je suis en trop, ici, fit-il sèchement avant de tourner les talons.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Shinya, explique-toi, reviens !
-Il a raison, a commenté une voix derrière son dos. Cet homme est définitivement en trop.

Yoshiki a fait volte-face et ses yeux scintillaient de fureur comme devant lui, Sono affichait un sourire narquois.
-Ne te mêle plus jamais de ce qui ne te regarde pas, Sono.
-Pour une fois, je suis d'accord avec Sono. Définitivement, cet homme est en trop.


Ce fut au tour d'Asagi de trouver tous les regards posés sur lui et il s'est renfoncé dans son siège avant de s'étirer, inspirant profondément avant de lâcher un soupir d'aise.
-Comme cela est étrange. Je me sens subitement mieux, depuis que Shinya est parti.
-Que lui as-tu dit ?! s'indigna Yoshiki qui comprit alors brusquement qu'Asagi était la cause du départ de l'homme.
-Absolument rien, Yoshiki, je suis demeuré muet durant tout le repas, fit Asagi dans une moue affectée. Ce n'est tout de même pas de ma faute si Monsieur se sent mal à l'aise parce que je le regarde.
-Asagi, comment dois-je réagir pour te faire comprendre que je ne te donne pas le droit de t'adresser à l'un de mes amis de cette manière ?
-J'ignorais que ce n'était qu'un «ami», railla l'homme en croisant les bras sur sa poitrine.
Asagi tressauta comme à côté de lui, Tsunehito lui infligea un coup de coude dans un regard torve qui lui intimait de se taire.
-Pour une fois, je suis d'accord avec le chien, intervint Sono de plus belle dont la mine jubilatoire laissait tout deviner quant à sa délectation d'assister au spectacle. Personnellement, je pense que Shinya n'a rien à faire dans ce château.
-Et que devrait-on dire d'un pauvre dépravé comme toi, cracha Jin, écoeuré de tant de mépris.
-Toi, ton avis ne compte pas, commenta Sono dans le calme le plus souverain. Tu n'es qu'un monstre et tu me hais.
-Je pense bien n'être pas le seul, fit Jin avec un rire amer. De quel droit penses-tu pouvoir parler de la sorte de l'amant du Roi ?
-Voilà bien ce qui me fait sourire, ricana Sono dont les yeux luisaient d'une satisfaction intense. Tu appelles "amant" ce que le Roi lui-même a appelé "ami". Il devient difficile de savoir ce qu'il en est quant à la relation entre le Roi et cette espèce de...
-Ta place au château ne sera plus la tienne si tu te permets de parler ainsi de moi en ma présence, menaça Yoshiki qui se faisait force pour se garder maître de ses émotions.
-Enfin, Majesté, c'est ridicule, plaida Sono avec la plus parfaite assurance. Bien sûr, ici, tout le monde se tait car ils ne sont que des lâches hypocrites bien trop effrayés à l'idée d'attiser votre colère. Cependant nul n'ignore que si le père de la petite catin ici présente a sa place auprès de vous, c'est que vous prenez votre pied avec lui. Alors, en ce qui concerne la réaction de Shinya quand il a appris quel genre de dépravé était son fils, j'avoue être scandalisé lorsque l'on sait que lui achète son droit de demeurer ici en vous payant en nature.
 
 

Au début, Sono n'a rien dit. Il est demeuré ainsi, la tête baissée, tandis que sur son crâne dégouttait le liquide âpre et rouge que l'on lui avait jeté à la figure.
-C'est tout ce que tu as mérité, a fait une voix qu'il a reconnu être celle de Kamijo.
Sans un mot, Sono a essuyé d'un revers de manche le vin qui coulait le long de son menton et a relevé des yeux assassins vers Yoshiki qui, à sa grande surprise, semblait aussi surpris que lui. Lorsque Sono a rectifié sa ligne de mire pour suivre le regard de Yoshiki, c'est sur Takeru que ses yeux ont atterri, et ceux que le garçon posait sur lui alors semblaient avoir perdu leur essence même derrière des flammes de haine. Dans la main tremblante de rage de Takeru était la coupe vide qui avait fait sa vengeance.
-Tu peux dire ce que tu veux de moi, Sono, parce qu'après tout, je me dis que ça ne peut pas être une méchanceté de ta part que de me traiter de catin, puisque tu en es une toi-même, mais malgré tout, je ne te laisserai jamais dire du mal de mon père.

Renversant sa chaise dans un fracas assourdissant, l'adolescent s'est levé et sans plus attendre a filé en trombe à travers la salle.
-Takeru !
Le garçon a poussé un hurlement lorsqu'il a senti la main d'Asagi se resserrer autour de son poignet. Il s'est débattu, tapant férocement son poing contre la poitrine de l'homme qui, plutôt que de s'écarter, se rapprochait de plus en plus de lui pour finir par l'enfermer au creux de ses bras.
-Calme-toi, Takeru, soufflait Asagi comme il passait tendrement sa main dans ses cheveux.
Tout contre lui, l'adolescent versait des sanglots qui mêlaient la rage à la détresse, et son regard bien que troublé par les larmes demeurait rivé avec haine sur Sono dont le visage dégoulinait encore de vin.

-Mon père n'est pas comme moi, Sono. Tu ne peux pas comprendre, toi, tu ne peux pas comprendre parce qu'une personne comme toi est incapable d'aimer quelqu'un. Sono, toi tu n'as pas de cœur, mais mon père en a un, et c'est avec ce cœur-là que mon père aime Yoshiki, alors tu n'as pas le droit de prétendre que mon père puisse être souillé comme moi. Je ne le supporterai pas si tu nous mets dans le même sac, Sono, mais dis-moi pourquoi est-ce que tu vois le mal partout ? C'est comme si tu transposais tes propres vices sur le monde entier, Sono. Tu vois des démons de partout parce que le démon, c'est toi, en réalité, si tu vois le monde ainsi alors, c'est parce que tu as peur d'être le seul démon ici ? Dis, Sono, qu'importent les torts que j'ai pu avoir, qu'importe combien de fois je me suis laissé souiller, qu'importe combien de fois d'autres ici l'ont fait également, toi, tu es bien pire que nous tous réunis. Et c'est parce que tu ne veux pas voir à quel point tu es monstrueux que tu vois en nous autres des démons vicieux et corrompus. Je te hais, Sono, sache-le. Je suis sans doute celui qui te hait le plus ici, parce qu'en plus d'être lâche tu es cruel, tu cherches à entraîner les autres avec toi dans ta chute pour ne pas mourir seul. Oui, Sono, c'est cela, tu es juste en train de choir, tu tombes incessamment dans un gouffre sans fin, ce gouffre-là est celui de ton âme, Sono, et c'est pour ça qu'il est si sombre, c'est pour ça qu'il est si noir, et tu n'arrêteras jamais de tomber tant que tu demeuras incapable de devenir quelqu'un d'autre, Sono, mais tu sais ce qui est le pire dans tout cela ? Le pire est que je te hais, le pire est que je te méprise, le pire est que je voudrais te tuer en cet instant même pour tout le mal que tu jubiles à faire comme si le mal était ta seule façon d'exister, mais le pire dans tout cela, Sono, c'est que ce n'est même pas vrai. Je n'arrive pas à te mépriser, je n'arrive pas à te détester, pourtant je t'en veux de tout mon être, Sono. Je ne te le pardonne pas, mais vraiment, je n'arrive même pas à te haïr comme je le voudrais, parce qu'en réalité, plus tu fais de la peine aux autres et plus tu en fais à moi, plus j'en ai pour toi, Sono. Oui, tu sais, Sono, tu me fais tellement de peine que je me demande si c'est vraiment sur mon sort que je pleure en ce moment.
 
 

Silence. Takeru a clos les paupières pour laisser librement couler les dernières larmes qui échappaient à son contrôle et lorsqu'il a rouvert les yeux, Sono n'avait pas bougé.
Pourtant, Takeru a eu du mal à le reconnaître, sur le coup. Parce que lorsqu'il a rouvert les yeux, Takeru a cru voir sur le visage de Sono l'expression d'un sentiment qui, jusque-là, n'avait jamais semblé pouvoir faire partie de sa nature. Le cœur de Takeru battait si fort que les percussions des battements se faisaient ressentir contre le torse d'Asagi qui resserra un peu plus son étreinte jusqu'à écraser le garçon.
-Lâche-moi, Asagi, supplia Takeru d'une voix éraillée. Maintenant, je veux voir Shinya.

"Shinya ?"

Asagi n'a rien dit. C'est avec l'expression la plus stoïque du monde qu'il a desserré son étreinte et a observé, en même temps que tout le monde et en silence, Takeru courir vers les escaliers que Shinya avait empruntés un instant plus tôt.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Tu sais, je ne l'avais jamais réalisé avant.
Il était assis en tailleur sur le lit, le dos tourné à la porte et son regard absent rivé vers la fenêtre. Lui qui paraissait si gracile alors, lui dont l'âge trentenaire s'était envolé pour laisser place à un enfant chétif, n'a pas cillé lorsqu'il a entendu la voix de Takeru près de lui. Il avait ses mains agrippées autour de ses talons et Takeru décela alors en l'observant que les lèvres de Shinya remuaient sur des mots transparents comme s'il fredonnait une chanson qu'il était le seul à pouvoir entendre.
-Papa... a fait timidement Takeru qui se demandait si sa présence avait seulement était remarquée.
-Qu'est-ce que tu n'avais jamais réalisé, avant ? a fait celui-ci sans détacher son regard de la fenêtre. Que j'étais une ordure ? Un père indigne ? Que depuis le début, tu te faisais une fausse idée de moi ? C'est vrai, Takeru, tu sais, je n'ai jamais été un saint. Alors pourquoi ai-je réagi ainsi, dis ?
-Papa, tu n'es pas une ordure, a fait Takeru dont la voix trahissait la détresse.

Il s'est agenouillé au pied du lit et a saisi la main de Shinya, cette main qui recouvrait un pied nu et si fin qu'on n'eût jamais dit celui d'un homme adulte.
-Mais je parlais de tes pleurs, Papa. Avant de te voir en ce moment même, je n'avais jamais réalisé ne t'avoir jamais vu pleurer, Papa. Pourquoi est-ce que je ne l'avais jamais remarqué ? C'est comme si je n'avais jamais considéré que mon propre père puisse pleurer. Tu vois, Papa, je me dis que j'étais si faible que je m'en remettais à toi pour tout, si bien que concevoir tes propres détresses m'était impossible. C'est parce que je dépendais de toi, Papa, et j'en dépends encore. Si tu flanches, je flanche aussi ; pour cette raison, tu ne pouvais pas flancher, tu sais.
-Tu dis cela... comme si je ne le savais pas déjà, a fait Shinya qui a dégluti son amertume pour tourner vers le garçon un regard humide.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Je le sais déjà, Takeru. Que je suis coupable. Ne me dis pas que tu flanches si je flanche pour me faire comprendre que je suis coupable, parce que dès le début, je sais bien que tout est de ma faute.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire ! s'exclama le garçon en secouant violemment la main de son père comme pour lui faire reprendre conscience. Ce que je voulais te faire comprendre est que, malgré tout ce que j'ai pu faire sur ton dos, malgré toute la peine que je t'ai faite, moi, je t'aime et j'ai besoin de toi, parce que, Papa...
-Mais tu l'as fait pour moi, non ? le coupa Shinya dont les nerfs se tendaient par une violente révolte intérieure. Si tu as vendu ton corps alors que tu me faisais croire que tu travaillais, c'est pour nous apporter l'argent dont nous avions besoin pour subsister et que je n'étais pas capable d'apporter, n'est-ce pas ?

Takeru n'a rien dit. Parce qu'il ressentait la culpabilité de son père si fort qu'elle en devenait la sienne, il s'est assis auprès de lui et a plongé son regard dans le sien, suppliant.
-Je ne regrette pas de l'avoir fait, Papa, si...
-Tu n'as plus besoin de m'appeler comme ça, à présent.

La main que Takeru avait posée sur la sienne, Shinya l'a dégagée d'un geste impatient et sans transition il s'est retrouvé debout, le dos tourné au garçon qui n'a pas osé bouger. Peut-être par honte de pleurer, ou peut-être par peur de voir la déréliction dans les yeux du garçon, Shinya n'a pas osé l'affronter.
-Je ne suis pas ton père, Takeru. Je ne le suis pas si je n'ai même pas été capable de t'offrir une vie digne. Si je suis ton père alors, pourquoi est-ce que c'est toi qui as fait les sacrifices qui m'incombaient ? Tu vois, la prostitution, je n'y ai jamais pensé, Takeru, mais même si j'avais eu cette idée alors, je n'aurais jamais été capable d'aller jusqu'au bout pour nous deux. Pourquoi ? Ce n'est pas un manque de courage, Takeru, mais ce n'est que de l'égoïsme pur, je suis égoïste et je n'ai jamais vu à quel point tu souffrais de notre condition, à quel point j'étais incapable de répondre à tes attentes et tes besoins. Mais même eux, je ne les ai pas envisagés assez bien pour réaliser que le peu que je pouvais t'offrir n'était pas assez. Tout ça, Takeru, je ne l'ai pas vu, ou plutôt ai-je fermé les yeux dessus pour ne pas m'enfoncer encore plus dans mon pathétisme. Mais même si je l'avais vu, Takeru, moi je n'aurais jamais eu le cœur assez pur pour aller jusque-là. C'est toi qui l'as eu à ma place, Takeru, et malgré cela, j'ai osé te traiter comme un moins que rien lorsque j'ai su. Pour cette raison, tu ne peux plus m'appeler "Papa". Je ne l'ai jamais été dans le fond, Takeru, parce que je n'ai pas pu te protéger, je n'ai pas su te rendre heureux, et c'est Asagi qui avait raison lorsqu'il disait que ma honte de toi n'existe que pour occulter cette honte suprême de moi-même. Oui, Takeru, j'ai honte de moi à en crever, je m'en veux à m'en tuer, mais je ne peux pas mourir, Takeru, parce que tu es là malgré tout et que je t'aime, parce que j'ai le sentiment d'être quelqu'un à chaque fois que tu me regardes, parce que, Takeru, tu ne m'as jamais vu comme l'ordure que je suis, et pourtant, Takeru, bien que je t'aie toujours aimé comme mon propre fils, moi, je ne mérite pas d'être appelé "Papa" par quelqu'un comme toi.
 
 

 


Silence.
Des bruits de pas lents et étouffés se font entendre et par derrière, Shinya sent se coller tout contre lui le corps du garçon qui, d'abord hésitant, finit par l'étreindre comme s'il détenait sa propre vie au creux de ses bras.
-Alors, qui dois-je appeler ainsi pour ne pas redevenir un orphelin ?

Shinya n'a pas répondu. Il a baissé les yeux et sur le sol, il a vu s'écraser une larme infime. Le microcosme d'un chagrin intense. Il voudrait se retourner, serrer l'adolescent contre son cœur et lui dire tous les mots d'amour enfiévré qui inondent son âme mais pourtant, Shinya reste figé, prisonnier dans cette étreinte aussi puissante que fragile.
-Ce cœur pur que tu me dis avoir, Shinya, c'est aussi toi qui l'as construit.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Je ne savais pas que j'aurais pu un jour éprouver tant de compassion à ton égard. Mais lorsque je te vois, toi si fier et arrogant, laissé sans armes et sans bouclier face à un pauvre garçon fragile duquel tu t'es tant moqué et sur lequel tu as tant craché, vraiment, j'ai pitié de toi.
-Il faut croire que tu n'es pas le seul.

Sono avait craché ces mots à la figure de Kamijo qui n'a pu s'empêcher de rire face au visage défiguré par la rage de l'homme.
-Bien sûr que non, sourit Kamijo. Je crois qu'à ce moment-là, même Jin qui te hait tant a éprouvé une profonde pitié à ton égard. Voilà que l'attaquant se retrouve subitement vaincu, voilà que le criminel masqué se retrouve subitement mis à nu, sans rien plus pour se défendre que la fuite à prendre. Tu as fait pitié à tout le monde. Te voir si faible face à un garçon de dix-sept ans, qui était en larmes qui plus est...
-Tu veux mourir, a soufflé Sono du bout des lèvres.
-Je suis déjà mort, Sono, commenta Kamijo avec la plus parfaite innocence. Enfin, je suis mort de rire.
-Va-t'en ! hurla l'homme à plein poumons, les yeux embués de larmes de rage.
-M'en aller ? Je te signale que je suis dans ma propre chambre.
-Mais j'y étais avant toi. Toi, tu es venu pour le plaisir seul de te moquer ouvertement de moi et de m'écraser comme un vulgaire insecte.
-Je ne suis pas stupide au point de vouloir t'imiter, fit l'homme dans un sourire amer. Et peux-tu d'ailleurs m'expliquer ce que tu faisais dans ma chambre au moment où je m'y suis rendu ? Sache que si je t'avais su ici, j'y aurais réfléchi à deux fois avant de venir.
-Je me suis trompé de chambre, a marmonné Sono, le regard évasif.
-Quelle drôle d'excuse pour ne pas me dire que tu es venu expressément me voir.

L'absence de réponse de Sono était un aveu plus que clair, et c'est dans toutes sa grandeur et sa noblesse que Kamijo s'est approché du jeune homme, glorieux.
-Tu avais quelque chose à me dire ?
-Je n'ai rien à dire à un homme comme toi, a commenté Sono dans une grimace de répulsion.
-Alors, quelque chose à me demander. Quoi donc ? C'est encore de l'argent, que tu veux ?
-N'as-tu pas compris que je n'ai plus besoin de ça ?
Le regard assassin que lui lança Sono alors n'eut aucun effet sur Kamijo, car avec les éclairs d'abomination que ces yeux-là lançaient, il y avait aussi la pluie qui va souvent de paire avec l'orage.
-C'est vrai, excuse-moi. J'avais oublié que tu voulais cet argent car tu rêvais de vivre avec Riku, et cet argent était destiné à subsister aux besoins de vous deux. Seulement, tu vois, Riku ne veut pas de toi. Je me demande quand as-tu eu l'air le plus pathétique ; était-ce lorsque Takeru t'a dit ces mots ou bien lorsque Riku t'a repoussé sans aucune délicatesse ? Malheureusement, je ne t'ai pas vu à ce moment-là qui eût été bien comique.
 

Sans rien répondre, Sono a filé à travers la pièce et c'est lorsque sa main s'est posée sur la poignée de la porte qu'il a poussé un cri de terreur. Les bras de Kamijo brusquement s'étaient refermés autour de lui et le maintenaient prisonnier. Et Sono se débattait vainement, le cœur pulsant à mille à l'heure.
-Lâche-moi immédiatement, espèce de monstre ! Je ne veux pas rester un instant de plus avec toi !
-Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi étais-tu venu dans ma chambre, fit l'homme, imperturbable. Puisque tu y es entré sans mon autorisation, alors il te la faudra au moins pour en sortir. Et je ne t'autoriserai à partir que lorsque tu m'auras donné une raison qui puisse t'excuser d'être entré ici sans ma permission.
-Pourquoi est-ce que je devrais te le dire ? cingla le jeune homme d'une voix dénaturée par la rancœur. Si je te le dis alors, tu ne feras que te moquer plus encore de moi.
-Parce que la raison de ta présence ici est risible ? Eh bien, si tu l'admets toi-même, j'ai bien peur en effet que je ne me moque de toi.
-Je t'en prie, lâche-moi.
-Jamais.
-Je ne te la dirai pas, de toute façon. Je préfère mourir plutôt que de subir encore tes moqueries acerbes.
-Alors, meurs à l'instant.
Dans les bras de Kamijo, Sono s'est immobilisé, et serrée tout autour de la poignée de la porte, sa main s'est mise à trembler.
-Je suis désolé, mais moi, je n'ai pas envie de mourir.
-Je sais.
-Mais je ne veux plus que tu ries de moi comme ça, Kamijo.
-Je le sais aussi.
-Alors n'y a-t-il pas un moyen pour que je reste en vie sans que tu ne ries de moi ?
-C'est impossible. Même si je ne le montre pas, je ris déjà de toi à l'intérieur.
-Même si j'ai toujours été une ordure, Kamijo, et même si je le resterai toute ma vie, à toi, je n'ai encore jamais assez fait de mal pour que tu me haïsses à ce point.
-Tu en as fait assez aux autres pour que n'importe qui te haïsse.
-Tu veux dire que je devrais mourir, même si je ne le veux pas ?
-Peut-être.
-Alors, tue-moi. Non ? C'est plus simple. Je préfère mourir assassiné plutôt que suicidé parce que je ne veux pas que l'on dise de moi que j'ai abandonné. Si je meurs, Kamijo, je veux que ce soit de ta faute. Pour la première fois, ce sera moi la victime.
-Mais je ne veux pas devenir un criminel.
La vision de Sono devenait de plus en plus trouble et il a posé sa paume à plat sur la porte, le cœur serré.
-Allez, laisse-moi sortir. Je ne reviendrai plus, je te le promets.
-Tu as peut-être tort d'essayer de me convaincre de cette manière.
-Kamijo...
-Tu vois, Sono, comme tu es si faible. J'ai l'impression de revoir ce toi qui se tenait debout, seul et impuissant au milieu de tout le monde, il y a de cela à peine une heure. Comme tu trembles... J'ai l'impression même que tu as peur de moi.
-Et si je te disais que j'ai peur de toi, tu te moquerais ?
-Si tu avais peur de moi alors, je m'indignerais de savoir que tu penses que je sois capable de te faire du mal.
-Je ne pense pas que tu en sois capable.
-Alors, de quoi as-tu peur ?
-J'ai peur de ce toi qui veut me voir mourir.
-Ce n'est tout de même pas exactement ce que j'ai voulu dire, fit Kamijo dans un rire désabusé.
-Non, en réalité, j'ai...
Sono s'est tu à temps, closant ses lèvres comme il se sentait sur le point de commettre une erreur irréparable. Mais le souffle de Kamijo au creux de son oreille fit vaciller en lui toute détermination comme l'homme murmurait :
-Si tu me dis tout, je te laisserai partir. Ne l'oublie pas, Sono, c'est à cette seule condition que je te laisserai t'en aller.

Sono a baissé la tête. Ravalant son amertume, il a laissé couler librement ses dernières larmes en silence qui s'écrasèrent sur le sol avant de relever la tête, les yeux rivés sur cette porte qui ne se trouvait qu'à quelques centimètres et qui, pourtant, lui semblait plus loin que jamais.
-J'ai peur de ce toi qui me déteste.

Bien sûr, il n'avait pas vraiment voulu les dire, ces mots, et s'il l'avait pu, il les aurait effacés sans attendre pour ne pas leur laisser le temps d'atteindre Kamijo. Mais il les avait prononcés parce qu'il avait cru pouvoir être libre alors.
Kamijo n'a pas fait mine de desserrer son étreinte.
-Même le moi qui te déteste ne te fera pas de mal.
-Je t'ai dit que je le savais, a protesté le jeune homme qui tenta à nouveau de se débattre, en vain.
-Alors, tu n'as aucune raison d'en avoir peur.
-Kamijo, tu ne comprends pas. C'est inutile. Lâche-moi à présent. Tu m'avais promis...
-Je t'avais promis de te lâcher si tu me disais la raison de ta venue ici, mais je ne la connais pas encore.
-Tu veux vraiment le savoir ?

Une douleur vive a traversé l'abdomen de Kamijo qui s'est plié en deux, le souffle coupé.
Devant lui, Sono se tenait là, immobile et tendu par une rage sans fond dont les yeux rutilaient derrière le voile survivant de larmes. Un coup de coude bestial en plein ventre avait mis Kamijo hors d'attaque.

-Tu avais raison, Kamijo. Tu vois, face à Takeru je n'ai rien pu faire, je n'ai rien pu dire, je ne sais même pas si je suis arrivé à penser quoi que ce soit. J'étais juste là, comme un imbécile, sans armes et sans bouclier, c'est exactement ça, Kamijo, j'étais devenu plus rien face à lui. Je n'ai pas même pu lui jeter un mot cinglant pour me venger, je n'ai pas même pu venir jusqu'à lui pour le mettre à terre, parce que je n'ai même pas pu bouger, tu vois, à ce moment-là, je ne sais même pas si j'ai réalisé qu'il y avait tout le monde autour de moi. Je n'ai même pas réalisé que j'ai été rabaissé et humilié comme un moins que rien et pourtant, c'est bien ce que j'ai été, Kamijo. Humilié et écrasé, et le pire de tout est que je n'en veux même pas à ce sale gosse, parce que c'est ce sale gosse qui a raison, je fais pitié, tu vois, même à lui qui est si misérable je fais pitié, et je fais pitié à tout le monde, je fais rire tout le monde, mais bien que je vous fasse rire, bien que je vous apitoie, vous me haïssez tous. D'accord, je ne vais pas m'en plaindre, car depuis le début je n'ai jamais rien fait qui puisse me faire aimer de vous. Mais tu vois, Kamijo, le plus ridicule dans tout cela c'est que lorsque Takeru m'a craché ces mots à la figure, j'ai été tellement déstabilisé, je me suis senti tellement seul et perdu que j'ai eu la folie de penser que je pouvais trouver du réconfort auprès de toi. Mais comment ai-je pu même une seule seconde croire une chose pareille ? Je n'étais pas dans mon état normal, Kamijo, et je ne le suis toujours pas, car si je l'étais je ne perdrais pas la face au point de te raconter tout ça, mais tu vois, toujours en est-il qu'après cela, je ne savais plus quoi faire. J'ai voulu m'enfuir mais j'ai réalisé que je n'avais nulle part où aller alors, sans vraiment réaliser ce que je faisais, dépourvu de ma lucidité que je n'ai toujours pas retrouvée, je suis venu jusque dans ta chambre, et tu n'y étais pas, alors je t'ai attendu, Kamijo, parce que je voulais te voir. Je ne sais pas pourquoi je voulais te voir, mais tu vois, en ce moment même, je n'ai pas envie d'être seul, et l'espace d'un instant j'ai cru que si j'étais avec toi, alors peut-être que je pourrais aller mieux. Mais tu me détestes, Kamijo ; c'est normal puisque je suis un monstre. Et tu ries de moi ; c'est normal parce que je ne suis rien qu'un être pathétique et incapable de se protéger autrement que par la violence gratuite. Alors je veux partir, parce que j'ai enfin compris que ce n'est pas de toi que je dois attendre quoi que ce soit, Kamijo, mais ne crois pas que je t'en veux, dis.
Je n'arrive pas à être en colère contre quelqu'un d'autre que moi-même. Pour la première fois je réalise à quel point je suis odieux, je réalise à quel point je suis misérable, je réalise à quel point j'ai tort ; j'ai tort sur tout, Kamijo, et avant tout, j'ai eu tort d'avoir cru un instant que toi, tu ne me détestais pas vraiment.
 
 

Silence. Sono halète. Il a déblatéré tous ces mots sans vraiment prendre le temps de respirer. Il sanglote, sans faire de bruit, mais sa poitrine se secoue avec violence tandis que les larmes coincées dans sa gorge essaient en vain de s'échapper par ses yeux qu'il n'accepte plus de mouiller de peur de satisfaire encore plus la jubilation de Kamijo.
Kamijo qui, en face de lui, s'était redressé, une main posée sur son abdomen endolori, et le regardait de ces yeux scintillants qui voulaient à la fois tout dire et rien dire.
Peut-être rêvait-il, mais Sono eut l'impression de lire alors dans ce regard hébété un sentiment plus grand que la surprise encore. C'est comme si au fond de lui, Kamijo était émerveillé.
-Alors en fait, tu as un cœur.

Sono n'a pas répondu. Instinctivement, il s'est reculé et a fini le dos plaqué contre la porte. Il a regardé craintivement Kamijo s'avancer vers lui d'un pas d'automate. Sono a détourné la tête, les lèvres serrées, quand il a senti la main de l'homme se poser sur sa joue.
-Est-ce que je peux le voir de plus près ? Sono, ton cœur, fais-moi voir à quoi est-ce qu'il ressemble de près.
-Va-t'en, supplia l'homme, dont le cœur justement semblait prêt à exploser. Tu avais dit que je pourrais partir.
-Oui, Sono, fit Kamijo en ôtant sa main de ce visage décomposé. Tu vois, je ne ris même pas de toi, et je te laisse libre de partir.


Sono n'a pas bougé. Plongeant timidement son regard dans les yeux de l'homme, il a espéré par-là même peut-être sonder le fond des pensées de Kamijo. Mais ce regard pourtant trop tendre semblait fermé à tout aveu et Sono n'a rien pu déceler qui alors eût pu le rassurer dans sa crainte de se voir rejeté.
-Mais si tu ne veux pas vraiment partir, alors tu n'y es pas obligé.
En guise de réponse, Sono a baissé la tête. Peut-être pour cacher les larmes qu'il n'arrivait plus à retenir cette fois.
Il a replié ses bras contre sa poitrine dans un geste instinctif de protection quand l'homme s'est approché de lui tout doucement.
-Et pour avoir pensé que je ne te détestais pas, Sono, tu n'es finalement pas si idiot.

Sono n'a rien dit. Il n'a pas levé la tête non plus.
Seule sa main s'est levée, une main blanche et tremblante comme une réclamation de paix et cette main-là, Sono l'a posée contre le cœur de Kamijo et c'est lorsqu'il a senti les battements sous la poitrine de l'homme que, sans vraiment savoir pourquoi, il a éclaté librement en sanglots.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 

-Tu comptes rester chez moi encore longtemps comme ça ?
Un hurlement aigu a retenti en même temps qu'un bruit d'éclaboussure s'est fait entendre. Terukichi s'enfonçait dans l'eau de la baignoire, repliant ses jambes contre sa poitrine et rivant devant lui des yeux exorbités, là où se tenait Kyô, l'air le plus naturel du monde.
-Ne t'inquiète pas, ce n'est pas te voir nu qui va me traumatiser. J'en ai vu d'autres, tu sais.
-Ne rentre pas dans la salle de bains sans prévenir, gémit le garçon qui brassait l'eau de ses bras pour ramener la mousse à lui afin de se cacher.
-Je suis venu te demander si tu comptais te cacher chez moi encore longtemps, comme ça.
-Tu n'étais pas obligé de venir violer mon intimité pour me demander ça, couina Teru, boudeur. Ça pouvait attendre.
-Moi, je veux bien attendre, commenta Kyô dans un haussement d'épaules. Après tout, Kai et Yuu sont chez moi depuis des jours aussi, et que tu sois là ou pas, ça ne fait plus aucune différence pour moi puisque de toute façon ma tranquillité est brisée. Je peux attendre donc, mais ce n'est pas le cas de tout le monde.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Yuki est là.
À ce moment-là, le visage de Teru, rosi par les vapeurs d'eau chaude, devint livide. Il se renfonça au creux de la baignoire, le cœur battant.
-Je ne veux pas le voir.
-Mais lui veut te voir. Il est venu jusqu'ici uniquement pour cela, Teru. Cela fait une semaine que tu t'es enfui de l'hôpital, et grâce à Yuu, tu as pu obtenir une dérogation et rester ici. Mais durant tout ce temps-là, tu n'as pas daigné revenir au château pour rassurer tout le monde. Ne penses-tu pas que c'est un manque de respect envers ceux qui ont pris soin de toi ?
-Mais, Kyô, je ne peux pas me confronter à Yuki. Je ne veux pas qu'il me voie...
-Il veut te demander pardon.
 

Teru est demeuré silencieux un moment, sondant profondément le regard de Kyô comme si à travers ses yeux il espérait y trouver un quelconque secours, une aide qu'il ne put pourtant obtenir. Dans un secouement vigoureux de la tête, le garçon replia ses jambes plus fermement contre sa poitrine.
-Kyô, je t'en prie, fais-le partir. Si je ne suis pas retourné au château jusqu'ici... C'est parce que Yuki s'y trouve.
-Tu as le droit de lui en vouloir, Teru, mais pas de le laisser mort d'inquiétude.
-Tu n'as pas compris, Kyô, moi je n'en veux pas du tout à Yuki. Parce que j'ai compris ses sentiments, Kyô, du moins je crois les comprendre... Je ne suis pas un garçon assez honnête et pur pour mériter l'affection et le respect de Yuki. S'il m'a rejeté, alors je ne peux pas le blâmer d'être cruel, non, celui qui est à blâmer c'est moi, parce que je me suis conduit comme un dévoyé. Et si je ne veux pas voir Yuki, ce n'est pas parce que je lui en veux, mais parce que j'ai honte de moi, Kyô. Il a fallu que tout cela arrive pour que je me rende compte à quel point je suis indigne de vous tous, et je ne veux pas le revoir, jamais, du moins pas tant que je ne serai pas devenu quelqu'un d'autre, Kyô. Parce que je veux pouvoir lire dans le regard de Yuki autre chose que du mépris, tu sais, pour une fois dans ma vie, j'aimerais voir du respect dans son regard, parce que, Kyô, pour moi...
-Tu es réellement sûr d'avoir vu du mépris dans mon regard ?
 


Les lèvres de Teru sont demeurées entrouvertes sur des mots qui n'arrivaient pas à sortir. Devant lui, Yuki se tenait là, appuyé contre le chambranle de la porte.
Il le regardait, les yeux humides et brillants, des yeux qui semblaient ne pas même remarquer que sous l'eau mousseuse qui le recouvrait, Terukichi était nu. Et le jeune homme a dirigé un regard suppliant vers Kyô, lui intimant tacitement son secours, mais dans un sourire désolé Kyô tourna les talons et laissa seul le garçon en compagnie de l'homme qui referma la porte derrière lui.
-Ne t'approche pas, s'étrangla Teru que la panique rendait presque muet.
-Je ne me souviens pas avoir éprouvé le moindre mépris à ton égard, Terukichi, et si jamais telle est l'impression que tu as déjà eue alors, je suis désolé. C'est juste peut-être que j'ai préféré transformer en mépris ce qui n'étaient que des sentiments bien différents et que je ne pouvais pas avouer.
-Tu dis n'importe quoi. Yuki, va-t'en, je t'en prie, ne me regarde pas...
-De toute façon, je n'arrive même plus à te voir.

Teru l'a considéré, stupéfait, sans comprendre le sens de ces paroles, mais il a compris lorsqu'il a vu qu'il y avait tant de larmes dans les yeux de Yuki que celui-ci devait en être totalement aveuglé.
Et la vision de cet homme qui lui avait toujours semblé si fier et fort en train de verser devant lui des larmes irrépressibles a plongé Terukichi dans un profond malaise étrangement mêlé de soulagement. C'est comme si à travers ces larmes, Yuki lui disait des mots qu'il n'avait jamais prononcés, mais des mots auxquels Teru avait du mal à croire au fond de lui.
-Terukichi, je te déteste.
Pour toute réponse, l'adolescent a hoché la tête. C'était l'acceptation docile et résignée d'un fait qui l'effrayait plus qu'il ne l'aurait voulu.
-Pour avoir pensé que je n'avais pas de cœur, je te déteste.
-Je n'ai jamais pensé une chose pareille, s'empressa de clamer le garçon.


La tête de Teru  commençait à tourner dans le manège de ses pensées alambiquées et sous la pression de la vapeur chaude qui lui montait au cerveau.


-Yuki, je ne t'en ai pas voulu d'avoir fait ça. Depuis le début je suis le premier fautif, parce que je n'ai pas répondu à tes attentes, parce que je n'ai pas été le garçon intègre et pur qui eût pu correspondre à tes principes et ton sens de l'honneur. Bien sûr, je ne te méritais pas, je n'ai jamais été fait pour toi, Yuki, alors, que tu aies voulu m'abandonner, je le comprends. En réalité, c'est juste que tu as enfin ouvert les yeux et réalisé que j'étais trop souillé pour mériter tes égards, Yuki, alors, surtout ne pense pas que je te vois comme un être sans cœur, parce que malgré tout, toi...
-Mais si ça se trouve, c'est vrai que je n'ai pas de cœur.

Ces mots eurent pour Teru l'effet d'une balle en plein cœur.
En lui, il sentait croître la culpabilité d'avoir à ce point faussé la vision de Yuki sur lui-même. C'est avec la gorge serrée que Teru a secoué la tête, abattu.
-Non, Yuki, parce que si tu n'avais pas eu de cœur, alors jamais tu n'aurais été si bon avec moi, Yuki, parce que dans ma vie, tu es le seul homme qui ait...
-Si je n'ai pas de cœur, Terukichi, c'est de ta faute. Parce que si jamais il est vrai que je n'en ai pas alors, cela veut dire que je te l'ai donné sans même le savoir.


Changement d'atmosphère. De partout, Terukichi sent comme planer le fantôme de l'étourdissement, un fantôme qui serre autour de lui des bras glacés. Terukichi frissonne et instinctivement se renfonce plus encore dans l'eau chaude qui, déjà, arrive à hauteur de son menton. En face de lui il regarde Yuki mais il ne le voit pas vraiment, car alors dans l'esprit de Teru tourbillonnent des pensées sans queue ni tête. Sans trop savoir pourquoi, c'est Yuu qu'il a l'impression de voir à travers le visage de Yuki et le cœur de Teru rate un battement, comme s'il trébuchait brusquement dans sa course effrénée. Il passe les mains au-dessus de son crâne, tire une poignée de ses cheveux et ferme les yeux pour chasser cette vision de Yuu devant lui, parce qu'il sait que ce n'est pas Yuu qui se tient là devant la porte, et ce n'est pas Yuu non plus qui a prononcé ces mots desquels il ne veut plus essayer de comprendre le sens.
En réalité, comprendre, il l'a su dès le début.
Mais c'est ressentir profondément ces mots en lui qui semble impossible. Comme si dans l'esprit de Teru, ce qu'il a toujours désiré au fond de lui et ce qu'il n'a jamais osé espérer ne formaient qu'une seule et même entité.
-Terukichi, fait la voix intrusive de Yuki dans son crâne. Tu ne dois pas faire attention à ce que j'ai dit si cela te perturbe, surtout après tout ce qui s'est passé. Mais je t'en prie, la seule chose que tu dois savoir avant tout est que jamais Yoshiki, ni Yuu, ni moi, ni personne d'autre autour de toi n'a jamais songé un seul instant à..
-Va-t'en.


En ce moment précis, Terukichi ne souhaite qu'une seule chose. Il voudrait se relever, s'extraire de cette baignoire pour courir loin quelque part hors de cette maison, hors de la portée du monde qui l'entoure, partir loin hors de Yuki, de Yuu, de Kyô et de tout le reste. Partir et ne plus vivre ici, partir et ne pas se réfugier au château, partir et ne pas s'enfermer dans cette maison close, partir et ne pas se laisser vendre par des marchands d'esclaves, partir et ne pas se laisser entraîner par un homme qui le fera son esclave sexuel, non, tout ce que Terukichi veut, c'est partir dans un ailleurs qu'il est le dernier à connaître et qui, il en est certain, existe pourtant pour lui seul quelque part en ce monde.
Mais Terukichi ne peut pas s'enfuir, parce que ses blessures ne sont pas encore guéries, parce que ses jambes et ses côtes le font souffrir, parce que Terukichi n'a pas d'argent, pas de famille, pas d'amis autres que ceux qu'il voudrait abandonner. Mais avant tout, si Terukichi ne peut pas partir, c'est parce que Yuki est là, et que si Terukichi se relevait pour sortir de cette baignoire alors, les yeux même troubles de Yuki le verraient dans toute sa nudité.
 

Et Terukichi ne veut pas.
Cela n'a rien à voir avec la décence, ce n'est pas de la pudeur, ni de la honte.
C'est juste que sa nudité est la seule chose que Yuki ne connaît pas encore. Sa nudité, c'est le dernier secret qui lui reste, le dernier élément de lui tant de fois souillé que Yuki n'a jamais vu et qu'il ne doit jamais voir.
Au moins cette souillure-là, même si Yuki devine son existence, Terukichi ne le laissera pas la voir.
-Va-t'en, murmure-t-il comme un tournis l'assaille.
-Teru, fait la voix de Yuki qui se fait étrangement suppliante. Écoute-moi, tout ce que tu dois savoir est que tout ce qui t'est arrivé jusqu'ici n'est que le fruit de...
-Laisse-moi seul.

Terukichi a l'impression que ses propres mots n'échappent pas qu'à ses lèvres, mais esquivent jusqu'à sa propre conscience pour venir semer le désordre dans l'esprit de celui qui se tient là, debout, et que Terukichi ne distingue plus vraiment.
-Teru, je ne peux pas t'empêcher de m'en vouloir, car après tout ta rancœur n'est qu'un sentiment légitime mais je t'en prie, je ne veux pas que tu continues à souffrir pour un mensonge, Terukichi. Alors écoute-moi : personne ne voulait...
-Je dois m'évader, prononce l'adolescent comme ses yeux deviennent de plus en plus vagues et sa vision de plus en plus floue.

L'espace d'un instant, Teru a cru que Yuki s'en était allé car alors, une kyrielle d'anges passa au-dessus de sa tête, imposant un silence presque macabre.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? fit pourtant la voix de Yuki, tremblante.
-Ne m'en empêche pas, Yuki. Si tu m'empêches de m'évader, alors je vais te tuer.

Terukichi ne réalise plus le sens de ses paroles. Tout ce qu'il sait alors est qu'il veut par n'importe quel moyen faire fuir cet homme qui le tient prisonnier de par sa simple présence.
Dans son esprit il sent ses pensées fondre les unes après les autres pour devenir une bouillie informe de conscience.
-Teru ?
Il entrouvre les paupières et il lui semble voir la silhouette de Yuki qui se rapproche dangereusement. Il veut reculer encore mais il est déjà au fond de la baignoire et dans un geste de détresse, Terukichi cache son visage derrière ses mains comme pour ne pas montrer la honte et le dégoût qui l'assaillent.
Il voudrait hurler, lui dire de s'en aller mais seul un râle s'échappe de sa gorge lorsqu'il entrouvre les lèvres. Il sent la main de l'homme se poser sur son épaule et c'est toute son intimité avec elle qu'il sent violée. Dans une plainte aiguë de panique, Teru tressaille, se recroqueville, et aveuglément frappe du poing contre l'homme dont il ne cesse pourtant de sentir la présence plus proche.
-Terukichi, sors d'ici.
Dans sa cécité, le garçon ne peut voir qu'un sens à ces paroles, et ce sens est celui de la dépravation, du déshonneur et de l'abus, et lorsque les mains de Yuki plongent dans l'eau et fermement viennent saisir ses poignets, Terukichi pousse un hurlement de terreur.
-Va-t'en ! Tu n'as pas le droit, je te l'interdis, va-t'en !

La baignoire devient un océan agité, il lutte et se débat, cogne de parts et d'autres, aveuglément. Et lorsqu'il sent la main de Yuki tirer la sienne pour le relever, dans un geste hargneux et empli de détresse, ses dents s'enfoncent de toutes leurs forces dans la main de l'homme qui le lâche dans un cri de douleur.
Recroquevillé dans l'eau comme un fœtus dans le liquide amniotique, Terukichi lève un regard noyé de larmes vers Yuki mais à travers sa vision brouillée, Yuki n'est plus rien qu'une masse sombre et imposante éveillant en lui cette terreur instinctive qu'il ressent auprès de tout homme dès lors qu'il se trouve dans la position soumise et dégradante de la nudité.

"Ne me touche pas", a voulu dire Teru, mais lorsque ses lèvres se sont ouvertes, il a entendu sa propre voix prononcer "ne touche pas à ça".
 

Il ferme les yeux et il voit derrière ses paupières un grouillement intempestif d'une infinité de points blancs. Il les rouvre et les points blancs sont toujours là, eux derrière lesquels la silhouette de Yuki est devenue invisible à présent. Une bouffée de chaleur intense l'envahit et il cherche sa respiration, bruyamment.
L'espace d'un instant, Terukichi regrette la lumière rouge de la maison close.
Mais ce sentiment-là fut aussi éphémère que les points fourmillants qui disparurent lorsqu'en s'enfonçant dans les ténèbres, Teru s'est enfoncé dans l'eau.
 
 
 
 
 

 



 
 

Lorsque Terukichi a ouvert les yeux, il a cru dormir encore ; c'est que les ténèbres envahissantes semblaient être la continuité de son sommeil sans rêves.
Ce n'est que lorsque sa conscience s'est éveillée et qu'il s'est souvenu qu'il s'est relevé d'un seul coup et, dans le noir, son regard a scruté fiévreusement la nature des lieux environnants.
Son cœur jusqu'alors affolé s'apaisa légèrement lorsqu'il perçut, à l'aide du halo doux de la lune s'infiltrant à travers les persiennes closes, que cette chambre n'était autre que celle de Yuu.
Il s'est rallongé et a clos les paupières , poussant un soupir de soulagement.
Soulagement qui s'envola aussitôt lorsqu'à côté de lui, Terukichi sentit une masse anonyme se mouvoir.
Il a fixé, tiraillé entre l'envie de s'enfuir et le désir de savoir, la forme sous les draps qui remuait avant de se découvrir subitement, offrant à la vision du garçon qui dut étrécir les yeux pour le distinguer Yuki qui se trouvait là.
Teru est demeuré muet, mi-hagard mi-inquiet.
Et à côté de lui l'homme se redressait et tournait vers lui un visage qui, semblait-il, souriait.
-Je suis désolé, murmura l'homme.
-Pourquoi ? s'enquit Teru qui sentit son inquiétude monter en flèche.
-Mais, de te faire peur.
Teru eut honte alors, et baissa la tête tandis qu'il marmonnait du bout des lèvres, comme s'il ne voulait pas vraiment que Yuki l'entende :
-Je ne me souviens pas très bien... Qu'est-ce qui s'est passé, dans la salle de bains ?
-Tu t'es évanoui, Teru. Tu es resté trop longtemps dans l'eau chaude. Tu as glissé le long de la baignoire et tu as été englouti sous l'eau.
-Tu m'as tiré de là ?
-Tu ne serais pas ici, sinon, rit gentiment Yuki.
L'homme ne devinait que trop facilement la raison des questions simplettes de Teru qui en cachaient d'autres que, sûrement, le garçon n'osait pas formuler.
-Et Yuki...
Mais Terukichi s'est tu, remplaçant les mots qui le hantaient par un soupir de résignation. Soupir au fond duquel Yuki crut percevoir de la tristesse.
-Je suis désolé. J'ai été obligé... Pour te sortir de l'eau, pour essayer de te réveiller, pour m'assurer que tu n'étais pas en danger, puis pour te sécher, t'habiller et te porter jusqu'ici...

Teru a détourné la tête, et par-là même semblait tourner le dos aux paroles de Yuki et à la réalité.
-Je n'ai pas regardé, Terukichi. Je te le promets, j'ai détourné mes yeux autant de fois que je le pouvais. Je savais très bien que si tu avais été éveillé, tu aurais préféré me tuer plutôt que de me laisser faire ça, et crois bien que je me trouvais mal pour toi, mais sois certain que...
-Mais, tu l'as vu après tout.

Parce que dans le noir, Yuki ne pouvait pas distinguer l'expression du jeune homme figée sur son visage, il n'avait d'autre choix que de se fier à l'intonation de sa voix pour déceler les sentiments qui l'animaient alors. Et Yuki eut le cœur serré lorsque, dans cette voix si faible et étranglée, il y ressentit toute la détresse que le garçon laissait couler à travers des larmes qu'il savait de toute façon invisibles.
-Teru, fit Yuki, contrit comme il ne savait comment réconforter le garçon. Tu sais, même si je ne peux que comprendre ta pudeur, auprès de moi tu n'as nulle honte à avoir de ton corps que je vois juste comme...
-Tu sais très bien que je ne parlais pas de mon corps en tant que lui-même, le coupa froidement le garçon.

Yuki s'est tu. Oui, bien sûr, il savait très bien que la honte de Terukichi ne résidait pas vraiment dans le fait que sa nudité ait été offerte à la vue de Yuki. Parce que même si Teru semblait ne pas vouloir montrer son corps, en réalité, ce qu'il ne voulait pas révéler,
c'était ce qui avait été fait sur son corps.
Et pour la première fois, Yuki se sentit totalement faible et impuissant face au chagrin évident du garçon qui, pourtant, le déguisait de son mieux en colère.
-Teru, fit Yuki, tu sais, ça ne fait pas de différence...

Teru tourna vers lui un visage qui, à travers la pâle lueur de la lune, laissait scintiller des éclats sur ses joues noyées de larmes.

-Cela fait toute la différence, trancha Teru. Toute la différence, Yuki ; rien ne serait pareil sans cette marque sur mon corps, sans le symbole de ma souillure, sans cet emblème infernal qui fait de moi un objet sexuel pour l'éternité. Yuki, sais-tu au moins ce que signifie le "S" que l'on a marqué au fer rouge sur mon bassin ?
-Teru, je ne veux pas le savoir, fit Yuki d'une voix étranglée par les sanglots naissants comme il approchait ses mains de la joue du garçon. Tout ce qui importe est que...
-Ne me touche pas ! hurla le jeune homme dans une hystérie totale. Ne me touche pas, Yuki, ne me touche plus jamais, parce que depuis le début, je crois que tu te trompes totalement à mon sujet. Yuki, en réalité, tu n'as jamais su sur qui tu posais tes yeux, tu n'as jamais su à qui est-ce que tu t'adressais, tu n'as jamais su sur qui est-ce que tu posais tes mains, Yuki ! Cette lettre marquée en majuscule sur mon bassin, c'est la Souillure, c'est le Sexe, c'est la Soumission, Yuki ! Ils ont fait ça de moi, ils m'ont marqué pour qu'à vie je reste leur pantin, parce qu'ils ne voulaient pas qu'un jour je puisse me libérer de ce fardeau, de la souillure qui me colle à la peau depuis déjà trop longtemps, Yuki. Mais tu sais, le pire est que je ne peux pas leur en vouloir, parce que c'est de ma faute si je suis devenu comme ça, Yuki. Dès le début, si seulement j'avais eu le courage de me relever après que Yuu m'ait recueilli alors, peut-être que jamais cette marque ne serait apparue sur mon corps. Mais c'est fini à présent ; je ne peux plus me détacher de cette étiquette, parce que je ne suis pas qu'un prostitué, Yuki. En réalité, je suis beaucoup moins que ça, tu vois, je ne suis qu'une marionnette, une poupée gonflable, une poupée baisable, et si jamais je veux me libérer de cette prison, alors je devrais la fuir jusque dans la mort pour que jamais elle ne me rattrape, Yuki, parce que tant que je resterai en vie la Souillure demeurera en moi sans que rien ni personne ne puisse l'enlever, et surtout pas moi, Yuki.
Parce que c'est cela que ça veut dire, c'est cela qu'ils voulaient, et c'est cela que j'ai accepté d'être dès le début, Yuki, Soumis et Souillé, alors maintenant, arrête de croire que...
-Mais cela dépend des yeux qui te regardent, Teru.

Teru a voulu répondre quelque chose, mais seule une plainte inarticulée s'est frayé un passage entre ses lèvres alors que ses sanglots étranglaient sa gorge. Il a baissé la tête pour laisser librement couler les larmes, honteux. Il avait froid, si froid que la main chaude que posa prudemment Yuki sur sa joue à ce moment-là lui semblait une agression.
-Je suis désolé, Yuki. En réalité, j'aurais voulu...
Mais il n'a pas pu terminer sa phrase. Ses mots se sont évanouis sous la violence de ses sanglots, sous le poids de la honte aussi, cette honte suprême qu'il éprouvait d'oser seulement penser...

"J'aurais voulu connaître mon avenir."

-Terukichi.

Elle était toujours aussi chaude, la main de Yuki sur sa joue, mais cette chaleur-là ne lui semblait plus être une agression car alors, elle se diffusait de partout dans son corps qui peu à peu calmait ses tremblements.
-Si j'avais pu savoir seulement que je te rencontrerais un jour, Yuki, alors sans doute qu'elle n'aurait pas existé.
Yuki n'a rien dit, de peur de n'avoir pas compris le réel sens des paroles de Teru. Il s'est juste contenté de sourire, et bien que Teru ne pouvait voir ce sourire comme il avait la tête baissée, c'est comme si le garçon à cet instant-là avait senti la tendresse de ce sourire et, instinctivement, Teru est venu se blottir dans les bras que Yuki tendait autour de lui sans oser le prendre.
-Parce que pour toi, Yuki, j'aurais voulu être pur.
-Mais cette marque, Teru, ce S majuscule aurait malgré tout existé.
-Tu ne comprends pas... Yuki, si j'avais su seulement il y a longtemps que tu existais, alors je serais parti à ta recherche. Tu sais, Yuki, j'aurais tout fait pour te trouver, j'aurais risqué ma vie pour ça, et si j'avais pu fuir avant, Yuki, ils n'auraient pas eu le temps de me la faire...
-Mais même si tel avait été le cas, je te dis que ce S majuscule aurait existé, idiot.

Il y avait des sanglots dans la voix de Yuki et pourtant, il a semblé à Teru que l'homme avait ri. Et le garçon de relever la tête et scruter, dans le noir, le visage de l'homme qu'il observa comme s'il craignait que Yuki ne fût devenu réellement bête. C'est avec clarté cette fois que le rire de Yuki retentit, d'un rire saccadé par le trop-plein d'émotions et pourtant si doux à l'oreille.
-Parce qu'il me suffit de penser à toi seulement pour le voir, Teru. Le S majuscule qui marque ton corps, il a marqué mon cœur et mon esprit comme lorsque je pense à toi, je réalise à quel point tu es juste Sacré.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 


-Il a compris, je crois.
Le cœur de Yuu s'est emballé comme il a senti des mains se poser sur ses épaules. Il a tendu la tête en arrière avant de froncer les sourcils à la vue du visage de Tsunehito penché sur lui. Dans un grognement agacé, Yuu s'est redressé, sentant ses pieds s'enfoncer dans la terre mouillée par la pluie de novembre .
-Cesse donc de toujours surgir à l'improviste, a-t-il fait sans tourner le regard vers Tsunehito. Tu ne sais pas que les solitaires n'aiment pas ça ? C'est une violation d'intimité.
-Rends-toi dans un endroit intime si tu ne veux pas être dérangé, commenta son ami avec innocence. Mais si tu t'allonges à côté de l'allée... Yuu, qu'est-ce que tu as fait ?! Tu es trempé !
-Qui a compris quoi ? s'enquit l'homme en ignorant la remarque de son ami comme il essayait de démêler ses cheveux mouillés à l'aide de ses doigts.

Tsunehito l'a considéré un instant, une moue dubitative sur les lèvres comme s'il s'inquiétait de la santé mentale de la personne en face de lui.
-Je parlais de Teru, finit-il par dire en retrouvant son insouciance inhabituelle. C'est Yuki qui le lui a expliqué. Que personne ne le déteste, que personne n'a jamais voulu l'abandonner, et que ce plan malsain n'était que le fruit de mon imagination tordue mais pourtant innocente. Car après tout, si j'avais voulu faire croire à Terukichi qu'il avait été vendu à jamais à un riche seigneur pour devenir son esclave sexuel, c'était pour le traumatiser à un point tel que plus jamais il n'oserait s'abaisser à... Enfin, tu le sais, Yuu. Je voulais à jamais lui couper l'envie de continuer, je voulais qu'il ait trop peur pour recommencer. Toi aussi tu le voulais, non ?
-Ce que faisait Teru et ce qu'il fera ou non ne sont pas tes affaires, commenta Yuu avec froideur. Dès le début, ton plan était tordu, et même s'il semble avoir porté ses fruits, je t'en veux toujours d'avoir joué avec sa faiblesse.
-Yuu, fit l'homme d'une voix plaintive qui n'attendrit pas le moins du monde son interlocuteur. C'était le seul moyen pour que Teru comprenne que personne n'a le droit de le posséder comme un vulgaire objet. Tu ne devrais pas m'en vouloir, tu sais. C'est un peu grâce à moi s'il a réalisé qu'il n'était pas fait pour ça.
-Il n'avait pas besoin de toi pour le savoir.
-Pour le savoir, non, mais pour l'admettre, oui. Maintenant, il sait que personne ne le déteste ni ne le méprise pour ce qu'il a pu faire jusqu'alors.
-Terukichi savait très bien que personne ne le détestait. Et surtout pas moi. Pourquoi l'aurais-je gardé auprès de moi tout ce temps si je l'avais détesté, dis ? Pourquoi est-ce que Yoshiki aurait voulu de lui dans son château s'il n'avait pas accepté qui était Teru ? Et Kai ? N'a-t-il pas toujours été son meilleur ami ? C'est absurde. Si Teru pensait que l'on le détestait alors, je pourrais bien lui en vouloir.
-Non, Yuu, ce n'est pas ce que je voulais dire. Tu ne comprends pas. Teru... Il est un peu comme moi, tu sais.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Qu'il ne peut pas... employer si facilement des mots d'amour.

Yuu a semblé un peu déstabilisé, sur le coup, et a fixé Tsunehito avec surprise comme s'il rencontrait l'homme pour la première fois. En face de lui, son ami a baissé le regard, sentant ses joues rosir, et il a prié pour que Yuu ne mette ce rosissement sur le compte du froid qui commençait à se faire profondément sentir.
-Tu es bizarre, fit Yuu dans un haussement d'épaules indifférent.
-Ce que je veux dire, s'empressa de répondre Tsunehito d'une voix fébrile, est que tu vois, si jamais j'avais envie de te demander si tu m'aimes alors, je te demanderais plutôt si tu ne me détestes pas.
-Heureusement que tu ne me le demandes pas.
Sur ces mots, Yuu s'éloigna d'un pas flegmatique, les mains dans les poches. La tête baissée, il fixait les brins d'herbe sur lesquels les gouttes de pluie accrochées semblaient comme autant d'infimes particules de cristal. Il lui semblait que s'il venait prendre l'une de ces gouttes entre ces doigts, elle se transformerait aussitôt en une perle précieuse.

« Peut-être parce que la pluie est les larmes des Anges, s'est dit Yuu alors. Cela expliquerait pourquoi est-ce qu'elle semble si précieuse. » Sans trop savoir pourquoi, il a imaginé que toutes ces gouttes recueillies par les brins d'herbe étaient les larmes de Tsunehito.
À ce moment-là Yuu a senti son cœur se serrer et s'est demandé si des larmes, mêmes pures, étaient vraiment précieuses quand elles n'étaient que le signe de la tristesse.
-Je voulais juste te dire que, en disant que Teru a enfin compris que personne ne le détestait, il a juste compris que tout le monde l'aime.

Yuu s'est figé. Remontant le col de sa chemise à hauteur de son nez pour se protéger du froid, il a juste espéré que Tsunehito ne vienne pas le rattraper et découvrir son visage.
-Ne pas détester une personne, et l'aimer franchement, ce n'est pas du tout la même chose, Tsunehito.
-Je te l'ai dit comme Teru te l'aurait dit. Yuu, il est comme moi, je le sais. Teru serait incapable d'employer un mot tel qu'aimer pour...
-Mais un fossé tout entier sépare ces deux notions, a fait Yuu d'une voix emplie d'une colère dont il ignorait même la nature. Pourquoi est-ce que vous n'êtes pas capables tout simplement de dire "aimer" lorsque c'est ce que vous voulez faire comprendre ?
-Parce que ce n'est pas la même chose, Yuu, fit craintivement Tsunehito. Je veux dire...
-C'est justement parce que ce n'est pas du tout la même chose que vous ne pouvez pas vous permettre de remplacer un mot si fort qu'est "aimer" par une notion vague et dénuée de valeur qu'est "ne pas détester". C'est à cause de cela que Teru ne comprenait pas, dis ? Si vous vous contentez de demander "est-ce que tu me détestes ?" est que l'on vous répond "non", allez-vous croire pour autant que l'on vous aime ?
-Yuu, pourquoi est-ce que tu...
-Ne pas détester quelqu'un ne revient pas à l'aimer, Tsunehito, et entre la haine et l'amour, il peut y avoir  des choses comme la tendresse, l'amitié, la fraternité, même la pitié, mais aussi et surtout l'indifférence, Tsunehito. Alors si jamais tu me demandes "est-ce que tu me détestes ?" et que je te réponds "non", est-ce que tu vas vraiment en déduire pour autant que je t'aime ?
-Non, Yuu, tu as raison. Mais je...
-Alors comment est-ce que Teru aurait pu savoir que l'on l'aimait si, dès le début, il cherchait juste à savoir si l'on ne le détestait pas ? De telles personnes comme vous m'énervent, Tsunehito. À la fin, c'est comme si vous pensiez ne jamais pouvoir espérer mieux qu'une absence de haine envers vous.
-Yuu, j'ai compris, alors pourquoi est-ce que tu t'énerves ?
-Je te l'avais dit, non ? a fait l'homme dans un brusque volte-face, dévoilant à Tsunehito des yeux noyés de larmes qui mêlaient la rage et le chagrin. Je te l'avais dit, Tsunehito, qu'à mes yeux tout comme ce le fut aux yeux de ma mère, nul être humain n'a le droit de vivre s'il ne prend pas en considération et ne sait pas aimer chaque vie humaine à sa juste valeur. Mais cela vaut aussi pour ta propre vie, Tsunehito ! Si tu ne sais pas apprécier la valeur et l'importance de ta propre existence alors, comment est-ce que tu peux concevoir sincèrement celle des autres ? Alors, Tsunehito, si tu crois que tout ce que tu mérites est au mieux de n'être détesté de personne, c'est que tu crois que les autres ne devraient jamais espérer plus que de l'indifférence, c'est cela ?
-Non, Yuu, fit Tsunehito qui semblait sur le point de pleurer. Mais écoute-moi, tu n'as pas de raison de te mettre en colère, c'est juste que je...
-Alors, Tsunehito, si tu es logique avec toi-même, si tu penses vraiment mériter l'amour de quelqu'un, de quelque nature qu'il soit, n'aie pas honte de le demander clairement !
-Mais, Yuu, l'on ne peut pas demander naturellement à quelqu'un s'il nous aime, c'est complètement...
-Et tu as pensé à ce que ça ferait si cette personne était exactement comme toi ?
 


Tsunehito s'est tu. Terrifié par la violence dans les propos de Yuu, culpabilisé par sa colère et désarmé par sa détresse, il n'a pu que baisser honteusement les yeux, se soumettant par-là même au courroux inexpliqué de l'homme qui, devant lui, s'était tu à son tour.
Intrigué par ce subit silence, Tsunehito a relevé les yeux, timide, et a senti son cœur sauter un battement lorsqu'il a vu le visage frigorifié et couvert de larmes de Yuu. Des larmes qui, si elles avaient arrêté de couler, semblaient s'être cristallisées sur ses joues comme des particules de neige.
-Moi non plus, je ne peux pas parler d'amour autrement que de manière détournée, Tsunehito.


"Puisque tu le comprends si bien alors, pourquoi est-ce que tu me grondes pour ça ?"
 

Ce sont les mots qui ont traversé l'esprit de Tsunehito sans pouvoir franchir ses lèvres. Déconfit, l'homme a tristement hoché la tête, reposant son regard sur le sol, ou n'importe où qui l'empêchait de croiser celui de Yuu.
-Il m'est trop difficile d'employer le verbe "aimer", Tsunehito, parce qu'il me terrorise, peut-être bien plus qu'il ne fait peur à toi. Et à cause de cette peur qui me hante depuis si longtemps, Tsunehito, si jamais tu venais à me demander si je te déteste, je ne saurais rien faire d'autre que de te répondre "non", froidement et succinctement sans pouvoir aller jusqu'au fond de ma pensée, Tsunehito. Alors que si jamais tu avais le courage de me demander si je t'aime, sans avoir moi-même à prononcer ce mot qui me fait si peur, j'aurais juste à répondre "oui".

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