Merry-go-Wound -chapitre dixième

Juliet

-Avant cela, tu dois me dire une chose.
Sur ces mots, Jin a aussitôt caché dans sa poche la liasse de billets qu'il avait tendue, exposée et alléchante, sous les yeux de Sono qui fronça les sourcils, levant vers l'homme un visage bouillonnant de rage.
-Qu'ai-je à vous dire ? Je n'ai rien à vous dire, trancha-t-il avec arrogance tandis qu'il s'avançait plus près encore vers Jin qui le regardait sans ciller. Vous... Vous savez quel pouvoir j'ai sur vous. Lorsque j'ai clamé en public que vous aviez attiré Riku dans votre chambre, tout le monde, y compris le Roi et même lui le premier, s'est mis à porter des soupçons sur vous. Aussi, tu devrais savoir qu'il est inutile de me donner des conditions. Tu me dois cet argent simplement si tu ne veux pas que je révèle des choses sur toi.

Sono le fusillait du regard. Passant sans transition du vouvoiement au tutoiement, il a passé son fusil d'une épaule à l'autre, menaçant.
-Dans le fond, je crois que tu ne sais rien de moi.
-Mais je sais ce que tu as fait, Jin.
-Et d'après toi, qu'ai-je pu faire ?
-Il y a une chose que tu as essayé de faire il y a longtemps.

En entendant ces mots, Jin a étréci des yeux intrigués. Le cœur battant sourdement contre sa poitrine, il a rapproché son visage de celui de Sono qui vrillait sur lui un regard empli d'une fureur insondable.
-Qu'est-ce que j'ai essayé de faire ?
-Ne joue pas les innocents, Jin. Moi, je n'ignore pas... Je n'ignore pas comment est-ce que tu as essayé de profiter de la faiblesse de Riku alors même qu'il était tombé au plus bas, ce jour-là !

Sono a dégluti. Il a laissé échapper un gémissement plaintif lorsque les mains de Jin sont venues le saisir avec violence. Sono s'est débattu, noyant l'homme sous les invectives, mais plus il se débattait, plus les doigts de Jin se resserraient autour de ses bras.
-Lâche-moi, a fini par haleter Sono, bouillonnant de rage.
-Dis-moi seulement de quoi est-ce que tu parles.
Sono s'est figé, blême. Dans son esprit, les idées et les souvenirs s'entremêlaient, s'entrechoquaient et trébuchaient les uns sur les autres pour finir en un chaos dénué de sens dans lequel il se sentit sombrer. De la sueur froide dégoulinant le long de sa nuque, il a encore cherché à se débattre, plus par instinct que par peur ou haine, mais Jin refusait de le lâcher et continuait à river en lui un regard d'une gravité écrasante. La voix qu'avait eue Jin alors était dénuée de toute colère, de toute agression. C'était une voix douce qu'une inquiétude sans nom avait rendue tremblante.
-Si quelqu'un a quelque chose à avouer, Jin, c'est seulement toi.

Jin s'est plié en deux et s'est laissé affaler au sol, le souffle coupé par le brutal coup de genou reçu dans l'abdomen. Cherchant douloureusement son souffle, il a vu la silhouette floue de Sono qui est venu le plaquer au sol et les mains du jeune homme ont tâtonné la chemise de Jin avant d'en ressortir la liasse de billets. Il a lâché un rictus triomphant avant de se redresser. Jin n'a même pas crié lorsqu'un impitoyable coup de pied vint heurter sa colonne vertébrale et qu'il se raidit de tout son long sous le choc, les yeux exorbités.
-Toi, Jin, tu oserais me dire pour quelle raison est-ce que ce jour-là, tu te trouvais dans les plus bas quartiers de prostitués ?

Il y a eu un raclement long et rauque, et dans un élan de mépris un projectile de salive s'est écrasé sur le visage de Jin qui, dans son manque d'air, ne pouvait se défendre. Le rire glacial de Sono est venu geler les conduits auditifs de l'homme misérablement avachi au sol, et ses pas traînants se sont éloignés, orchestrés par les échos d'une victoire sardonique.
Et parce qu'il avait le dos tourné, Sono ne pouvait pas la voir. La larme qui, clandestinement, coula au coin de l'œil de Jin. Et c'est un souffle, étranglé et à peine perceptible, qui retint le jeune homme :
-Je voulais seulement savoir, Sono, ce que tu comptais faire de tout cet argent.
 
 

Il y a eu un silence. Un silence tel que l'on aurait entendu un papillon sortir de son chrysalide. Il n'y avait nul témoignage de vie pourtant, derrière son dos, Jin savait que Sono se tenait là, immobile. Et plongé dans une profonde méditation, le jeune homme ne se rendait même pas compte qu'il mordait sa lèvre si fort qu'une goutte de sang perla le long de son menton. Il a commencé à voir flou, sans vraiment savoir pourquoi.
-Moi, je veux accomplir le contraire de ce que tu tentes de faire depuis le début.
 
 

Jin n'a rien dit. Respirer lui était trop pénible, et les mots pour sa défense semblaient ne plus vouloir venir à sa rescousse, à présent. Alors, il a fermé les yeux et a écouté, silencieux, le bruit des pas de Sono s'éloigner pour disparaître.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Sono ?
Il a fait volte-face, le cœur battant, et s'est apaisé lorsqu'il a vu Riku qui, adossé contre le mur, semblait l'attendre.
-Qu'est-ce que tu fais là ? gronda-t-il gentiment.
Sans crier gare, il s'est précipité sur le garçon pour l'assaillir de son étreinte ferme et passionnée. Déstabilisé, Riku s'est laissé emporter par les bras tendres que Sono refermait sur lui et a fermé les yeux, bercé, avant de reprendre subitement conscience. Il l'a repoussé si brusquement que Sono en demeura interdit.
-Je t'attendais, Sono.
L'homme l'a considéré, le visage penché de côté en une expression d'étonnement qui lui conférait un air innocent quelque peu inhabituel.
-Riku, tu es sûr que tout va bien ?
Riku a hoché la tête, mais sa bouche était tordue par une douleur intérieure et il a baissé la tête comme ses yeux malgré lui s'humidifiaient. Contrit, Sono s'est doucement approché de lui, craignant que le garçon ne le rejette.
-Qu'est-ce qui s'est passé, Riku ?
-Ce ne serait pas plutôt à toi de me le dire ?
Il avait les yeux bleus mais son regard était noir lorsqu'il le vrilla sur Sono qui, sur le coup, recula instinctivement comme s'il craignait qu'une bête féroce ne l'attaque.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? balbutia-t-il.
-J'ai entendu votre conversation avec Jin.
Tétanisé par la froideur intense qui avait émané de sa voix, Sono a regardé avec angoisse Riku qui s'approchait et avançait une main vers lui. Il a cru qu'il allait le frapper et s'était résigné, dans sa paralysie, à recevoir un coup lorsque la main chaude du garçon vint se poser doucement sur sa joue.
Le visage de Riku était juste là, à quelques centimètres du sien, et ses yeux imploraient le secours à une détresse dont il ignorait la nature.
Ou plutôt, cette détresse-là, Sono ne voulait pas la deviner.
-De quoi est-ce que tu parlais, Sono ? Qu'est-ce que Jin a essayé de me faire ?

Sono n'a pas répondu. Détournant les yeux pour ne plus voir ce regard larmoyant qui pesait sur sa conscience, il a détaché la main de Riku qui se liait à lui comme un appel pour briser sa solitude.
-Va-t'en, Riku. Je dois rejoindre Kamijo.
-Pour lui soutirer de l'argent en lui faisant du chantage ?
L'amertume qui dégoulinait à travers ces mots plongea Sono dans un malaise palpable qu'il contra par un semblant de colère.
-Ce que je fais ne te regarde pas.
-Alors pourquoi est-ce que tu ne parlais que de moi à Jin ?! s'écria Riku, au bord de la crise de nerfs.
-Tu es malade ? trancha son ami en le repoussant avec violence. À crier ainsi, l'on va croire que je te torture !
-Tu ne comprends pas que c'est ce que tu fais ?! Sono, tu dois me le dire, non ?! Si Jin s'apprête à me faire quelque chose... Tu ne dois pas me le cacher, s'étrangla Riku comme il éclatait en sanglots. Je veux le savoir, Sono, je dois le savoir sans quoi je ne pourrai pas me défendre...
-Tu pleures comme un gamin terrorisé, mais n'est-ce pas toi qui défendais Jin lorsque je t'ai trouvé à demi-nu dans sa chambre ?
-Tu ne peux pas comprendre que j'ai peur ?!

Sono n'a rien répondu. La rancœur de Riku, sa peur et son désespoir, tout cela se faisait ressentir à travers sa voix qui se brisait sous le poids des sanglots. Et Sono a accueilli sans mot dire le garçon qui était venu étouffer sa détresse dans ses bras.
-Sono, moi, j'ai peur de Jin plus que de la mort elle-même.
Cet aveu a tordu le cœur de Sono qui n'a refermé que plus fort encore son étreinte autour du petit corps tremblant.
-Riku, dis-moi la vérité. La dernière fois, dans sa chambre... Il t'a fait du mal, pas vrai ?
Riku a secoué la tête avec frénésie, les lèvres serrées pour réprimer ses hoquets.
-Tu mens, faisait Sono dont la vue devenait de plus en plus trouble. Lui, ce monstre, il t'a forcément fait du mal. Dis-le-moi !
-Je te le jure, Sono. Il ne m'a rien fait. Dans le fond, tu sais, Jin ne m'a jamais rien fait de mal.
-Alors pourquoi est-ce que tu devrais avoir si peur de lui, idiot ?!
-Je ne sais pas, se lamentait la voix étouffée de Riku qui enfouissait son visage au creux du cou de son ami. Je ne sais pas...  C'est un pressentiment, Sono, une intuition, je sais que cet homme est dangereux... C'est la raison pour laquelle tu dois m'avouer les secrets que tu sembles contenir en toi, Sono. Parce que, moi, je n'en peux plus de vivre avec cette peur qui m'est inexpliquée.
-Mais elle le sera, un jour.
Ils ont sursauté en chœur et ont fixé, ébahis, Tsunehito qui se tenait là au bout du couloir, souriant. Il s'est avancé vers eux d'un pas léger et l'air radieux tandis que les deux compagnons le regardaient tel une apparition divine. Riku a instinctivement reculé lorsque Tsunehito s'est arrêté à une distance infime de lui. Ils se sont dévisagés et Riku sentit peu à peu son angoisse s'apaiser lorsqu'il réalisa alors que ce n'était qu'un regard empli de bienveillance qui le couvait.
-Tu ne crois pas, Riku ? Qu'il suffit seulement que tu sois prêt un jour à l'apprendre.


Et Riku a observé, inerte car l'esprit trop chambardé pour proférer seulement le moindre son, Tsunehito qui lentement plongeait sa main sous le revers de sa chemise.
-Non.
C'est Sono qui avait prononcé ce mot d'une voix qui restait comme prisonnière dans sa gorge serrée.
Il s'est avancé d'un pas maladroit vers Tsunehito mais déjà, le majordome sortait un rectangle de papier de sa poche. Et son sourire ne quittait pas ses lèvres.
-Je te tuerais si tu osais faire une chose pareille.

Le cœur de Riku a sauté un battement lorsqu'il a reconnu la voix glaciale de Jin.
Il s'est retourné et a écarquillé des yeux incrédules lorsqu'il a vu les traces de larmes sur son visage. Tsunehito s'est immobilisé, serrant le rectangle de papier contre sa poitrine, comme Jin s'avançait en l'accablant d'un regard assassin.
-Est-ce que je suis vraiment celui qui est dangereux, ici ?
Il s'est approché de Tsunehito et, sans crier gare, il a arraché de sa main la photo qu'il tenait et alors, sous les yeux exorbités de chacun, l'a réduite en mille morceaux qu'il jeta à la figure du majordome pétrifié.
-Sono !
Le concerné s'est raidi comme Jin tournait vers lui ce visage qui dépeignait une colère intense, si intense qu'elle semblait être là pour dissimuler un sentiment bien plus profond encore. Un sentiment qui était facilement lisible dans les larmes qui séchaient sur ses joues.
-Sono, a articulé Jin d'une voix éraillée. C'est toi qui as raison. Moi, je suis un homme dangereux pour Riku. C'est vrai, je suis un danger de par ma nature même seulement, Sono, seulement... Sache que je le suis contre ma volonté.

Là-dessus, il a tourné les talons, laissant derrière lui les morceaux de photo éparpillés sur le sol, Tsunehito stupéfait, Sono pétrifié, et Riku, la tête baissée, que Jin n'avait pas regardé une seule fois.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 



 
 
 

-Yoshiki !
La porte s'ouvrit brusquement et Shinya entra en trombe dans la chambre avant de s'arrêter brusquement, tétanisé par ce qu'il voyait.  Les lèvres tremblantes qui s'ouvraient sur des mots qui ne parvenaient pas à sortir, il a fixé, impuissant, la forme mouvante sous les draps qui laissaient deviner deux silhouettes amoureusement entrelacées dans une orchestration de gémissements étouffés.
Blême, Shinya a maladroitement tourné les talons, s'apprêtant à fuir lorsque le Roi surgit subitement de sous les draps, appelant son nom. Shinya s'est figé et, après un instant angoissé d'hésitation, il s'est retourné et a dévisagé alors avec déconcertement Yoshiki qui déjà s'avançait vers lui, torse nu.
-Shinya.
Celui-ci a dégluti lorsqu'il a vu apparaître de sous les draps Asagi, les yeux cernés et les cheveux en bataille dont des mèches éparpillées tombaient devant son visage.
-Ce n'est pas ce que tu crois, Shinya, commenta Yoshiki d'un ton assuré.
-Oh, mais je ne crois rien.
-Ton visage dit tout le contraire.
-Tu fais ce que tu veux, Yoshiki, n'est-ce pas ? fit Shinya dans un rire nerveux comme il passait une main dans ses cheveux d'un geste qui lui était propre lorsqu'il était mal à l'aise. Après tout, ce n'est pas comme si nous étions redevenus des amants...
-Mon Maître dit la vérité, fit Asagi d'une toute petite voix qui contrastait avec la virilité de son corps. Je suis venu le rejoindre dans son lit cette nuit, parce que c'est ce que font souvent les chiens à qui leur maître manque. Et puis, comme toujours, je me suis montré un peu trop collant et alors, il a tenté de me repousser.

À l'expression avec laquelle Shinya considérait Asagi, il était aisé de lire alors le fond de ses pensées. L'homme a détourné ses yeux exorbités de celui qui se prétendait un chien pour les river sur Yoshiki qui demeurait de marbre.
-Tu as oublié, Yoshiki ? Je pensais être en retard, car il est déjà dix heures du matin, c'est la raison pour laquelle je suis entré précipitamment. Tu m'avais demandé de te rejoindre à neuf heures mais il semblerait que tu as oublié.

Shinya fronça des sourcils coléreux lorsqu'il reçut pour toute réponse le rire amusé, peut-être légèrement teinté de moquerie, de Yoshiki. Shinya a tourné les talons, froissé, et s'éloignait à pas rapides dans le couloir lorsque l'homme vint le rattraper subitement.
-Je venais de me réveiller, et je repoussais justement Asagi parce que je m'étais rendu compte avoir dormi trop longtemps.
-Quoi ? Alors, tu veux dire que tu ne l'aurais pas repoussé, si ça n'avait été le cas ?
-Bien sûr que non, ce que je veux dire est qu'il n'y a rien entre lui et moi.
-Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, dis ?
-Je ne veux pas que ça te fasse quoi que ce soit, je dis simplement cela car tu as l'air tout de même fâché, répondit Yoshiki dont les yeux scintillaient d'un éclat espiègle.
-Qu'est-ce qui ne va pas avec toi ? gémit Shinya qui amollit ses lèvres généreuses en une moue boudeuse. Asagi n'est pas un chien ! Comment peux-tu le laisser dormir ainsi dans ton lit ? Sans que cela n'ait un rapport avec une quelconque jalousie, ce n'est qu'une question de décence !
-Il n'y a pas besoin de décence entre Asagi et moi, commenta Yoshiki dans un haussement d'épaules indifférent.
-Qu'est-ce que ça veut dire ? s'écria Shinya, choqué.
-Est-ce que tu peux vraiment prétendre ne pas être jaloux ?
Cette fois-là, Yoshiki avait laissé transparaître de la colère dans sa voix qui laissa Shinya muet et, sans crier gare, il saisit brusquement l'homme par le poignet pour l'entraîner au-dehors, ignorant ses protestations. Lorsqu'ils furent arrivés au hall, Yoshiki saisit sur le portemanteau une longue veste noire qu'il enfila directement par-dessus son torse nu, avant de saisir à nouveau l'homme par le bras.
Comprenant que se plaindre ne ferait qu'accroître l'énervement de Yoshiki, Shinya finit par se résigner et se taire, se laissant entraîner jusqu'au dehors où ils furent surpris par une bruine qui commençait à naître, exposant au-dessus de leurs visages levés un lourd ciel de nuages gris.
-Parce que tu es le Roi, tu me traites comme un misérable ? bougonna Shinya en baissant la tête.
-Ne dis pas de bêtises.
Il l'a tiré plus fort encore, si bien que Shinya dut se raccrocher à la veste de Yoshiki pour ne pas tomber.
Shinya eut quelque peu l'air ahuri lorsqu'au bout d'une allée de terre battue, il vit un carrosse qui semblait les attendre.
-Où est-ce que nous allons ? s'enquit Shinya, méfiant.
-Là où tu trouveras une vraie raison de te plaindre.
Un cocher vint leur ouvrir la portière dans une révérence respectueuse, et Shinya dut se faire force pour ne pas exprimer son éblouissement face aux luxe somptueux et raffiné du véhicule. Il s'est assis sur le siège de cuir rouge, circonspect, et a aussitôt changé de place lorsque Yoshiki est venu s'installer à côté de lui.
-Tu es vraiment puéril, commenta le Roi dans un sourire en coin.
-Cela n'a rien à voir. J'ai horreur de la promiscuité.
-Je ne t'avais jamais connu ainsi.
Cette réplique lui valut un regard foudroyant que Yoshiki préféra prendre avec humour.
-Mais je veux bien concevoir qu'en dix-sept ans, tu aies pu changer.
-Yoshiki, tu prends pour de la jalousie ce qui n'est que de la déception.

L'espace d'un instant, Shinya se demanda s'il avait rêvé l'ombre de tristesse qui était éphémèrement venue voiler les yeux de Yoshiki. Il a soupiré, las.
-Tu peux me faire punir pour te dire cela, mais je commence à penser que tu te conduis en dépravé.
Yoshiki laissa échapper un rire amer qui trahissait malgré lui son malaise. Il a rivé sur Shinya des yeux profondément accusateurs.
-Tu es en effet bien courageux, ou fou, pour me dire une chose pareille.
-Yoshiki...
Shinya détourna le regard pour le porter à travers les vitres du carrosse sur lesquelles de fines gouttes de pluies s'écrasaient, mettant fin à leur acheminement du ciel vers la terre comme les larmes d'un Ange déchu.  L'homme assis en face de lui n'aurait su dire alors si c'était du chagrin ou simplement l'évasion qui emplissait ainsi son regard d'une lourde mélancolie, et Yoshiki a attendu, patiemment, que Shinya ne prononce enfin les paroles qui semblaient prisonnières dans sa gorge.
-Yoshiki, quel était l'intérêt pour toi de faire venir des prostitués dans ton château ? Moi, pour être honnête, je ne peux pas croire que tu n'attendes rien d'eux. Je suis désolé. Je ne peux pas le croire.

Shinya a attendu la réponse, sachant pourtant qu'elle ne viendrait pas. Ils ont passé ainsi tout le trajet dans le plus parfait des silences, laissant petit à petit leurs pensées se noyer dans la pluie alors devenue torrentielle.


 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Monseigneur ! Monseigneur ! Oh, Monseigneur, vous qui avez l'air riche, n'avez-vous pas envie d'un moment tendre et confortable de rêves et de plaisir ? Je vous ferai un prix, Monseigneur, si vous acceptez de passer une nuit entière à mes côtés. Je suis ouvert à toutes les tendances, Monseigneur, vous verrez, et si votre ami souhaite se joindre à la partie, je vous promets de vous apporter la plus douce des...
Dans un pâle sourire désolé, Yoshiki a doucement repoussé l'individu qui était venu l'aborder, intimant par-là même un refus poli qui poussa l'homme à s'incliner, quelque peu déboussolé, avant de s'éloigner en toute hâte.
-Comment est-ce que tu as pu m'amener dans un endroit pareil ? gémit Shinya qui, tout en baladant un regard épouvanté tout autour de lui, s'agrippa plus fermement au bras du Roi.
-C'est assez horrible, n'est-ce pas ?
Les quartiers grouillaient de malheur et de dépravation. De partout, des murs sales et sur le point de tomber en ruines, pourtant derrière ces murs des gens vivaient, signalant leurs présences par des rangées de haillons étendues aux fenêtres, et contre ces mêmes murs d'autres s'asseyaient pour mendier lorsqu'ils ne choisissaient pas de s'installer au milieu de la terre boueuse, car nulle route n'était construite dans les bas-fonds de la misère. De partout, des vagabonds qui semblaient n'avoir plus que la peau sur les os, et leur instinct de survie pour seul bagage, des prostitués aux corps charnels et blancs comme la pureté qui n'hésitaient pas à vendre celle-ci au diable contre de quoi seulement manger. À tous les coins de rue, ce n'était qu'expositions de visages creusés et blafards sur lesquels la pluie ruisselait, comme si elle voulait remplacer les larmes de désespoir qui avaient déjà trop coulé.
-Yoshiki...
Tel un enfant effrayé venant quémander le réconfort de sa mère, Shinya tirait désespérément sur la manche de son ami qui était seulement trop obnubilé par ce qu'il voyait pour faire attention à lui.
-Yoshiki, qu'est-ce qui te prend de te rendre dans un endroit pareil ?
-Je voulais te montrer, Shinya. La réalité qui semble ne pas exister quand elle est si proche de nous.
 

Sur ces mots, Yoshiki s'avança silencieusement vers un jeune garçon qui, alors qu'il ne semblait pas plus vieux que d'une douzaine d'années, dormait assis contre un mur délabré, une coupelle de métal posée devant lui. L'homme y a déposé trois pièces d'or contenues dans sa poche, avant d'hésiter, de les reprendre et de les cacher au creux des mains frêles du garçon qu'il replia doucement.
Lorsque Yoshiki revint vers Shinya, celui-ci s'aperçut qu'il pleurait.
-Mais à quoi est-ce que tu penses ? Tu crois que toi, tu vas pouvoir tout arranger ? Même avec la plus pure et puissante des volontés, Yoshiki, jamais personne n'a pu éradiquer la misère. Elle existera toujours, comme un châtiment divin pour un péché dont on ignore totalement la nature.
-Je ne prétends pas pouvoir les sauver, Shinya.
Il a pris sa main, délicatement cette fois, et tous deux ont continué à marcher au milieu de ce chaos humain dont toute joie de vivre semblait avoir déserté. Il ne transparaissait pourtant nulle agressivité, nulle rivalité entre ces âmes errantes qui sans doute avaient déjà tout vendu et n'avaient plus rien à perdre qu'une simple existence biologique. L'épuisement était tel qu'ils déambulaient comme des fantômes, cherchant une pièce au milieu de la boue, un sourire au milieu des visages ternes, et parfois un éclair de lucidité ravivait leurs yeux lorsqu'ils rivaient leurs regards stupéfaits sur Yoshiki et Shinya dont l'allure noble irradiait au milieu de ces ténèbres omniprésentes.
-Il m'arrive seulement parfois de m'aventurer en ces lieux dans le secret.
-Dans le secret ? répéta Shinya.
-Tu voulais savoir pourquoi est-ce que j'ai accueilli des prostitués chez moi tandis que je ne leur demande plus rien en retour ?
Shinya a hoché la tête, grave et sentencieux, mais comme Yoshiki regardait droit devant lui, il n'était pas certain d'avoir été vu.
Pourtant, c'est après un long silence empli de cauchemars et de malaise que Yoshiki a murmuré du bout des lèvres :
-C'est parce que je n'ai jamais pu oublier Asagi.

Shinya a froncé les sourcils. Loin de la colère, c'était un trouble immense qu'il ressentait. Cette phrase lui semblait aussi absconse qu'une énigme insoluble. Que voulait dire "ne pas pouvoir oublier Asagi" tandis qu'Asagi vivait dans le château depuis toujours et n'avait jamais quitté le Roi ? C'était aussi absurde que de dire "tu me manques" à l'époux que l'on voit chaque jour de sa vie. Timidement, la main de Shinya est venue serrer avec force celle de l'homme qui se tenait immobile, comme gelé dans ses pensées.
-Eh dis, Yoshiki...
-Shinya, tu voulais savoir pourquoi est-ce que je les ai fait venir dans mon château ?
Cette subite question déstabilisa momentanément l'homme qui demeura coi, ses yeux brillants d'inquiétude rivés vers le visage de Yoshiki qui semblait avoir perdu toute notion du temps.
Et dans un "oui" hésitant, Shinya a hoché la tête comme il resserrait encore plus fort la main de Yoshiki dans la sienne.
Au milieu d'un désert de désolation, le Roi réprimait avec force ses larmes de douleur. Mais la voix qu'il eut, alors, ne pouvait rien cacher de son désarroi.
-C'est parce que je n'en pouvais plus de voir Asagi pleurer.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 

-Eh, toi, le nouveau. Tu devrais écouter tes aînés lorsqu'ils te parlent. N'as-tu donc jamais été éduqué ? Eh... Sale chien ! Je m'en viens te battre si tu ne me réponds pas immédiatement ! Est-ce donc trop difficile pour toi de me servir à boire ?!
Sous la table, les mains de Takeru tremblaient. Un claquement sec a résonné dans toute la salle et tout le monde a assisté au spectacle de Shinya qui, défiguré par la rage, assassinait Sono de ses yeux enflammés.
-Toi ! Je ne te permettrai plus jamais de parler à mon fils de la sorte !
-Qui êtes-vous pour vous interposer ? Bien... Père de catin, cracha Sono dans un sifflement de mépris.
Shinya se dirigeait déjà vers Sono, prêt à l'étrangler, quand la main ferme de Yoshiki vint le retenir.
-Tu comptes gâcher notre repas, Shinya ?
-Quoi ?! Tu oses prendre la défense de cet arrogant sous les yeux témoins de tout le monde ?! Comment peux-tu laisser faire cette espèce de...
-Shinya, tu te comportes comme un enfant. Rassieds-toi.
-Il vient de traiter mon fils de catin !
-Assieds-toi !
Shinya resta un instant inerte, rivant des yeux exorbités sur Yoshiki comme il refusait de croire que celui-ci puisse le blâmer, faisant fi de la justice. Le cœur bourré d'amertume, Shinya se rassit sans jeter le moindre regard à Yoshiki. Le malaise était devenu palpable à présent parmi toute la tablée, et Takeru, sous les regards désolés d'Asagi et Riku qui étaient installés à ses côtés, était incapable de relever la tête. Sous la table, ses mains tremblaient tant et plus.
Mais bientôt ses convulsions d'angoisse disparurent sous la main puissante et douce d'Asagi. Takeru retint sa respiration, le cœur pulsant avec violence dans sa poitrine.
-Ne t'inquiète pas.
-Je n'arrive pas à croire que cet espèce de blondinet qui nous ignore puisse avoir le droit de demeurer au sein du château. Et c'est moi que l'on traite d'arrogant ? Quelle mauvaise blague... Enfin, évidemment, je suppose qu'il a dû trouver des petits arrangements pour pouvoir rester ici.
Il y a eu un grand fatras, la chaise de Takeru s'est renversée et un éclair blond a filé au milieu de la salle à manger, et nul n'avait eu le temps d'essayer de le retenir qu'il avait déjà disparu. Au bout de la table, Yoshiki joignit ses mains devant son front, poussant un long soupir de lassitude.
-N'as-tu pas le sentiment de te conduire de manière indigne ? fit la voix acide de Jin. Tu veux te montrer indulgent envers tes prétendus protégés, mais penses-tu faire bien en défendant ceux qui sont en tort au détriment de ceux qui n'ont rien fait ?


Pour toute réponse, Jin eut droit au plus parfait des silences, ce qui valut bientôt la naissance de murmures étouffés, et très vite un fourmillement incessant de messes basses emplit la pièce d'une atmosphère tendue.
-Il a raison, Yoshiki, clama Shinya dont les yeux brillaient de larmes naissantes. Comment peux-tu oser le laisser faire face à tout le monde ? Vois comme ce garçon est une enfreinte totale à tes dogmes, à tes principes ! Pourquoi accepter un tel mépris tandis que tu n'as toujours fait que valoir la noblesse du respect et de la considération d'autrui ?
-Il a raison ! s'insurgea Kamijo. Yoshiki, c'est parce que nous sommes tes amis que nous te le disons ! Tu ne peux plus laisser faire une chose pareille, sans quoi la chaleur familiale qui a toujours régné parmi nous s'en ira définitivement ! Sono... Si Sono continue à se conduire comme un ennemi alors, nous ne pourrons plus l'accepter ! Pour le bien de nous tous, il devra partir !
Par-dessus le brouhaha intempestif, le rire glacé de Sono retentit, agressant les esprits enfiévrés.
-Voyons, Kamijo, articula Sono dans un sourire acerbe. Ne dites pas de telles choses ! Vous seriez affreusement triste que je parte, n'est-ce pas ?
-Ne me fais pas rire, grinça Kamijo qui sentait son sang bouillonner dans ses veines. Te voir partir, cela me ferait chanter et danser de bonheur !
-Vous n'êtes qu'un pâle menteur, ricana le jeune homme dans un sourire triomphant. Ce n'est pas ce que vous souhaitez. Après tout, vous et moi avons partagé tant de choses, et nous sommes si proches...
-Qu'est-ce que tu insinues, espèce d'arrogant ?!
-Moi ? Absolument rien.
Sur ces mots, Sono se leva, indifférent aux regards surpris rivés sur lui, et prestement il se dirigea vers Yuu qui leva à son approche un visage glacial. Sono s'est penché dans une révérence affable, saisissant la main de Yuu qu'il porta à ses lèvres.
-Daddy, j'en ai assez de tout ce beau monde si laid à voir. Viens-tu avec moi, Daddy ? J'ai de l'argent. Je t'invite au restaurant, Daddy, tu verras, nous nous trouverons bien mieux qu'au milieu de tous ces pédants qui prétendent comprendre.
 


Alors, il s'est passé une chose. Juste une.
Yuu a ri. Seulement ri, d'un rire léger et allègre, tandis qu'il couvait Sono d'un regard empli de bienveillance.
Au fond de lui, Sono a senti un mauvais pressentiment croître en silence.
-Daddy...
-Pauvre de toi.
Et sans plus rien dire, Yuu a libéré sa main de son emprise et s'est retourné, entamant une conversation joyeuse avec Tsunehito qui lui était voisin de table, et Sono est demeuré là, debout inerte à ses côtés, attendant longtemps, en vain, que Yuu ne jette un regard en sa direction.
-Alors ? Tu as pris un joli coup dans ta fierté, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que tu vas faire même lorsque ton gentil "Daddy" ne voudra plus de toi ?

Sono a reconnu la voix de Jin pourtant, il n'a rien rétorqué. Il est juste demeuré là, paralysé, à fixer de ses yeux morts Yuu qui lui tournait le dos et riait joyeusement en compagnie de Tsunehito. Alors, Sono a fini par tourner les talons et s'en est allé d'un pas d'automate. Personne n'a essayé de le retenir.
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 

-Takeru, je peux entrer ?
Pas de réponse. Hésitant, Asagi finit par ouvrir la porte, resta quelques secondes immobile dans sa surprise lorsqu'il vit la silhouette du garçon recroquevillée sous les draps. Des sanglots étouffés parvenaient de son abri et Asagi referma délicatement la porte derrière lui avant de s'avancer prudemment vers la forme blottie dans sa solitude. Contrit, il s'est assis sur le bord du lit et a posé une main bienveillante sur ce qu'il devinait être l'épaule de Takeru. Aussitôt, celui-ci a tressailli dans un cri de peur et il se redressa, fixant avec stupeur Asagi qui affichait une mine désorientée qui eût été comique si celle de Takeru n'avait pas été si douloureuse.
-Vous m'avez fait peur, fit Takeru entre deux hoquets.
-Je pensais que tu m'avais entendu, s'excusa l'homme. Takeru... Pourquoi est-ce que tu pleures ainsi ?
 Contrit, Asagi vint délicatement saisir les mains du garçon entre les siennes et il l'attira doucement contre lui. Le cœur battant, Takeru se laissa enfermer au creux de son étreinte, et tout contre lui Asagi sentit le corps frêle convulser sous des sanglots irrépressibles. L'homme saisit le visage du garçon entre ses mains et le força à soutenir son regard impitoyable :
-Je t'ordonne de t'arrêter de pleurer.
Mais les sanglots de Takeru retentissaient tant et plus et le garçon détourna le regard, honteux.
-Je suis désolé...
-Oh, moi, je m'en moque tu sais, mais je dis ça pour toi. C'est que, je suppose que ça ne te fait pas plaisir d'être affreusement moche à voir avec ce visage tout rouge.
Cette déclaration surprit tant Takeru que, l'espace d'un instant, il s'arrêta net, fixant Asagi avec de grands yeux ronds scintillants, laissant maladroitement échapper des hoquets intarissables. Il ne dit rien lorsque, dans un rire tendre, Asagi déposa un baiser sur sa joue mouillée.
-Dites...
-Oui ?
-Vous auriez... du sirop de menthe ?
-Du sirop de menthe ? répéta Asagi avec hébétude.
-Oui. Parce que c'est vert, comme de l'absinthe... Papa me gronderait si je buvais un tel alcool alors, je veux noyer ma peine dans du sirop de menthe. Je me persuaderai qu'ainsi, je peux tout oublier.
Cette fois, ce fut au tour d'Asagi d'être déstabilisé comme il regardait avec effarement cette bouille candide noyée de désespoir. Asagi a ri, tentant de dissimuler son malaise, mais le regard de Takeru était si grave qu'il s'arrêta aussitôt.
-Voyons, dit-il tendrement, quelle peine y a-t-il à avoir ? Si tu parles de Sono, tu sais, tu ne devrais pas faire attention à lui. Il est méchant par nature...

Takeru secoua vigoureusement la tête, et très vite toute la désolation de son visage disparut pour laisser place à une expression de reproches.
-Je me fiche bien de ce que Sono peut dire ou penser de moi. Après tout, n'est-ce pas la vérité ? Je suis une catin.
-Non, Takeru, tu n'es pas...
-Je l'ai été avant d'être appelé de France et je le serais toujours si je vivais encore là-bas avec mon père, le coupa froidement le garçon. Ce qui me dérange... Oh, non, Asagi. Je vous en prie ! En réalité, ce n'est pas mon chagrin que je veux noyer dans le sirop de menthe ; mais c'est la peur...
La voix de Takeru s'amenuisait pour finir par s'étrangler au milieu de sa gorge qu'une angoisse indicible serrait.
-Takeru...
-Sono finira par le lui dire !
Un cri rauque avait déchiré ses cordes vocales, et sans crier gare Takeru avait saisi violemment Asagi par les épaules, le visage défiguré par une terreur sans nom.
-Comment est-ce qu'il a su, dites ? Parce qu'il est certain que d'une façon ou d'une autre, il le sait, dites-moi comment est-ce que cette ordure a pu savoir que je me prostituais ?! Dites-moi, Asagi ! Dites-moi, aidez-moi, vous devez m'aider, je vous en supplie, parce qu'il va finir par profiter de moi ! Les autres ne murmurent-ils pas qu'il manipule Jin et Kamijo ?! Et comme il les manipule, eux, il va me manipuler et user de chantage en me menaçant de tout dévoiler à mon père si je ne fais pas tout ce qu'il dit !
-Takeru, qu'est-ce qui te prend ? Sono n'a absolument nulle raison de...
-Mais c'est ce qu'il essaie de me faire comprendre.

Les lèvres de Takeru se crispèrent par une douleur intérieure et il baissa la tête, la gorge nouée.
-Il sait que je ferais n'importe quoi, Asagi. Parce que si mon père découvre ce que j'ai fait alors, je ne sais plus pour qui est-ce que j'aurai une raison de vivre.

Sur les traces séchées qui striaient les joues du garçon, de nouvelles larmes se mirent à couler doucement. Réprimant honteusement ses sanglots, Takeru a relevé la tête, offrant un pâle sourire à Asagi.
-Pardonnez-moi. C'est peut-être moi qui ai un problème... Ne faites pas attention à cela.
-Pourquoi t'es-tu mis à me vouvoyer, Takeru ?
-Je suppose que c'est parce que je ne dois pas être trop familier envers vous.
-Familier ? Voyons, Takeru, cela ne posait pas problème jusque-là. Pourquoi ne pourrais-tu pas être naturel envers moi ?
-Mais, le Roi... N'entretenez-vous pas une relation particulière avec le Roi ?
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit l'homme, troublé.
-Il y a... des rumeurs qui circulent, murmura timidement le jeune homme, comme quoi vous venez parfois rendre visite au Roi dans sa chambre durant la nuit.

Asagi éclata de rire si brusquement que Takeru fut envahi d'un sursaut phénoménal. Les yeux exorbités et le cœur battant à toute allure, il a examiné avec circonspection l'homme qui semblait ne plus pouvoir retenir son fou rire.
-Je suis désolé, finit par articuler Asagi avec effort. C'est nerveux, tu sais. Si je ris, c'est parce que tu es si mignon.
À ces mots, Takeru se sentit rougir et il détourna le regard dans un froncement de sourcils coléreux.
-Je ne vois pas pourquoi.
-Je le vois, moi. Tu es juste trop innocent. C'est adorable.
Le garçon ne répondit pas et tourna le dos à l'homme, repliant ses genoux contre sa poitrine pour y cacher son visage. Il frissonna légèrement lorsqu'il sentit les bras d'Asagi venir de l'arrière pour l'enserrer contre lui avec délicatesse. Takeru ne réagit pas, tétanisé.
-Alors, tu penses que je puisse être l'amant du Roi, n'est-ce pas ? C'est pour cette raison que tu n'oses pas te montrer familier : tu as peur de t'attirer les foudres de Yoshiki.
-N'est-ce pas la vérité ? fit le murmure étouffé de Takeru.
-Non. Tu sais, le Roi me gronde souvent lorsque je viens lui rendre visite la nuit sans l'en prévenir. Bien sûr, il est trop gentil pour oser me repousser mais je sais bien que quelquefois cela le met en colère. Quant à penser que le Roi et moi avons ce genre de relations... Takeru, tu te trompes. Pour moi, Yoshiki est un peu comme un père...
-Mais tu es vieux, pourtant.
Takeru avait dit cela avec le plus grand naturel, et s'était retourné en écarquillant des yeux candides sur Asagi qui, d'abord déstabilisé de tant d'honnêteté, finit par rire de plus belle.
-Je n'ai que trente-sept ans, dis. C'est toi qui n'es qu'un gamin. D'ailleurs, même les vieux ont des pères, tu sais.
-Et dis, Asagi...
Le garçon se mit à genoux sur le matelas et se redressa à sa hauteur, approchant son visage du sien. Asagi eut un instinctif mouvement de recul mais Takeru lui saisit la main, suppliant.
-Asagi, tu ne veux pas devenir mon père à ton tour ?
-Mais... C'est absurde, balbutia l'homme, désarmé. Toi, tu as déjà un père, non ? Et le tien me semble si attaché à toi, je ne comprends pas pourquoi tu aurais besoin de...
-Parce que comme cela, j'aurai une excuse pour venir te rendre visite la nuit aussi.
En un instant, Asagi se jeta hors du lit et se tint debout face à Takeru sur lequel il riva un regard réprobateur.
-Ne dis pas ce genre de choses innocemment. C'est indécent.
-N'est-ce pas l'interprétation que tu fais de mes paroles qui est indécente ?

Les yeux de Takeru brillaient de larmes acides contre lesquelles il se battait pour ne pas les laisser couler.
-Je ne pensais pas à ce genre de choses. Même si je suis une catin, cette fois, c'est différent.
-De toute façon, la nuit, je ne dors que d'un œil dehors. Je dois monter la garde, tu sais. Tu ne peux pas me rejoindre.
-Dis sincèrement que tu ne le veux pas. Si tu dois monter la garde, pourquoi viens-tu voir Yoshiki ?
-Ce n'est pas comme si je le faisais tout le temps.
-Je ne viendrai pas te voir tout le temps non plus, tu sais.
-Takeru, cela suffit. Tu ressembles à un gamin.
-Je n'y ressemble pas, j'en suis un. N'est-ce pas toi qui me l'as dit un instant plus tôt ?
Le chagrin dans le ton amer de Takeru était si évident qu'Asagi sentit son cœur se serrer sous le sentiment de culpabilité. Dans un soupir exaspéré, il vint s'asseoir auprès du garçon, l'air grave.
 
 
-Pourquoi est-ce que tu voudrais venir me rejoindre ?
-Parce que peut-être que si tu me tiens dans tes bras, tu pourras écraser mes cauchemars.
  Il avait dit cela sur le ton intègre de l'évidence comme ses yeux larmoyants suppliaient intimement l'homme qui sentait peu à peu son cœur flancher. Asagi ferma les yeux dans un long soupir las et se mit lentement à masser son front du bout des doigts, avant de souffler :
-Tu pourrais tomber malade si tu restes dehors, Takeru.
Le garçon baissa la tête, résigné. Il avait compris ; Asagi trouverait toujours une excuse pour ne pas lui avouer qu'il ne voulait tout simplement pas de lui. Mais dans le fond, n'était-ce pas lui-même qui était en tort de quémander de l'attention auprès d'un homme qui lui était après tout inconnu et qui ne lui devait rien ? N'était-ce pas lui, Takeru, qui dérangeait simplement d'être dans ce château qui n'était pas son milieu ? Et Takeru a relevé la tête, abattu mais décidé à réparer son erreur.
-Je suis désolé. Oublie ce que je...
-Si c'est moi qui viens te voir dans ta chambre, je suppose que tu ne tomberas pas malade ?

Takeru s'est tu : dans sa poitrine son cœur sautait un battement. En face de lui, le visage d'Asagi lui souriait. Il lui souriait, d'un sourire naturel et sincère qui émanait sans le savoir une chaleur ineffable à l'intérieur de laquelle le garçon se sentit doucement enveloppé. Incertain d'avoir bien compris les paroles d'Asagi, il demeura muet, attendant avec crainte le moment où il réaliserait s'être trompé.
Mais ce doute se dissipa lorsqu'avec tendresse, Asagi vint passer sa main derrière la nuque du garçon pour attirer son visage au creux de sa poitrine.
-D'accord, Takeru. Même si je ne peux pas être ton père, par respect pour le tien qui a commis l'exploit de mettre au monde un phénomène en ton genre, alors, je viendrai. Seulement, je t'interdirai de commettre le moindre acte déplacé.
Takeru a ri. Et à ses rires très vite sont venues se mélanger ses larmes, et dans cet entremêlement indescriptible d'émotions, Takeru a passé ses bras autour de l'homme qui l'accueillit naturellement au creux de sa chaleur.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu ne devrais pas essayer de le séduire avec tes minauderies comme cela.
                                          Takeru s'est retourné. Dans un jeu parfait, il a dissimulé sa surprise et son angoisse derrière une entière indolence qui lui donnait l'air inconscient d'un drogué. Sono s'est approché, goguenard, comme les claquements secs de ses talons plats résonnaient à travers le couloir. Takeru a dû se faire force pour demeurer de marbre et ne pas reculer lorsque le visage de Sono stoppa à quelques millimètres du sien.
-Tu ne sais pas que cet homme est un chien ?
Un rictus acerbe avait déformé le coin des lèvres de Sono à ce moment-là. Par-devers lui, Takeru s'est demandé si les sourires de Sono avaient toujours une nature mauvaise, contraire aux véritables sourires.
-Asagi n'est pas un chien, commenta Takeru dans un haussement d'épaules.
-Bien sûr, ricana Sono. C'est le chien du Roi, tu ne le savais pas ?
Sono a pointé le bout de son index au milieu du front de Takeru, et celui-ci a grimacé de douleur lorsque l'ongle du jeune homme s'enfonça profondément dans sa peau.
-Cet homme est un chien de garde, un chien d'aveugle, un chien de race, un chien de compagnie qui suit son maître de partout en remuant la queue, mais il est aussi un chien en chaleur. Toi, catin, n'as-tu pas honte de vouloir séduire une chose pareille ?
-Je ne cherche pas à le séduire, rétorqua froidement Takeru en saisissant le poignet de Sono pour ne plus sentir cet ongle s'enfoncer dans sa peau.
-Ne me fais pas rire, cracha Sono. Je vous ai entendus à l'instant. Tu joues la midinette fragile et pure pour l'attendrir.
-Je ne joue rien du tout. Si mon comportement ressemblait à celui d'une midinette fragile et pure alors, c'est sans doute ce que je suis. Dans ce cas, je ne peux rien y faire. Désolé de n'être pas qu'un arrogant sadique et vicieux comme toi.
-Penses-tu que je vais te laisser parler ainsi ?
Du fond de ses yeux noirs, des flammes infernales rutilaient et lançaient des éclairs de menaces à Takeru qui y demeurait insensible.
-Pour ma part, je ne peux pas te laisser parler ainsi d'Asagi.
Sono a semblé stupéfait, sur le coup, et il a reculé, son regard étréci parcourant lentement le garçon de haut en bas comme pour y déceler une faille.
-Qu'est-ce que c'est que ton problème, à la fin ? a-t-il persiflé. Cet homme, tu l'aimes ou quoi ? Non, je ne crois pas. Les catins en ton genre n'aiment personne.
-Tu as sans doute raison, concéda sereinement Takeru. Du moins, tu en es toi-même le plus parfait exemple.
-Ne me prends pas de haut, toi qui es si faible.
-N'est-ce pas toi le faible qui n'a nul autre moyen d'attaque que le chantage et le mépris pour défense ? D'ailleurs, défense contre quoi ? Je me le demande. Nul ne t'attaque mais toi, tu t'en prends aux autres autour de toi comme si tout le monde t'était un danger. N'as-tu pas un sérieux problème psychologique pour penser que partout où tu vas, l'on te veut du mal ? À la fin... Tu donnes l'impression d'avoir un secret impardonnable à te reprocher.

L'espace d'un instant, Takeru a vraiment cru que Sono allait se mettre à pleurer. Oui, l'espace d'un instant, le garçon demeurait hébété, les lèvres entrouvertes sur des mots qui ne parvenaient à sortir, et son regard s'était éteint de sa fureur pour se voiler d'un sentiment bien plus dramatique encore.
Mais cette impression, aussi éphémère que profonde, n'avait duré que le temps d'un battement d'ailes de papillon et aussitôt, Sono assassinait Takeru de ses yeux débordant de haine.
-Et même si tu avais raison ? Te penses-tu en droit de me faire des leçons de morale ? Toi... Takeru, toi aussi tu as quelque chose d'impardonnable à te reprocher, non ?
-Je ne pense pas avoir fait du mal à quiconque, répondit le garçon avec défiance. Et si je l'ai fait alors, cela était bien malgré moi.
-Qui te parle d'avoir fait du mal ? Non, le fait est que tu n'as pas fait de mal à quelqu'un, Takeru, mais tu as fait "quelque chose" de purement mal. Vas-tu oser démentir t'être déjà prostitué ?
-Je m'en moque. Asagi le sait. Le Roi le sait. C'est quelque chose que dès le début, l'on m'avait déjà pardonné.
-Mais toi, tu ne t'es jamais pardonné, non ?

Takeru s'est tu. Il s'est demandé ce qu'était ce sentiment étrange qu'il sentait sournoisement l'assaillir de tout son être. Un sentiment qui ne ressemblait plus en rien à la peur, ni à la colère. En face de Takeru, la silhouette de Sono devenait trouble, et le garçon n'a pas même réalisé pourquoi.
-Qu'est-ce que tu me veux, Sono ? Tu comptes tout dire à mon père, n'est-ce pas ? Ne le nie pas. Tu fais déjà trop d'allusions devant lui, et si mon père n'était pas si innocent, s'il n'avait pas tant confiance en moi alors, il aurait compris déjà. Mais qu'est-ce que tu crois ? Je ne suis pas comme Kamijo et Jin dont tu profites sans remords. Je n'ai pas d'argent à te donner. Aussi, si tu comptes tout dire à mon père, je ne pourrai pas céder à tes chantages pour t'empêcher de le faire.
-Je ne t'ai jamais encore menacé de le faire.

Sono regretta aussitôt d'avoir prononcé ces paroles. Parce que sa voix était rauque et étranglée, il a craint que Takeru, qui semblait si mal le voir à travers les larmes qui noyaient ses yeux, ne devine les siennes. Sono même ignorait pourquoi il pleurait. Il a dégluti, ravalant son amertume qui s'amassa en une boule de plomb dans son estomac et il s'est rapproché de Takeru, menaçant.
-Je déteste que l'on décide des choses à ma place.
À travers sa vision floue, Takeru a cru voir une main menaçante s'avancer vers son visage. Mais alors qu'il s'apprêtait déjà à recevoir un coup, cette main s'est abaissée subitement, résignée. Et la silhouette de Sono s'est éloignée sans un mot, le métronome de ses claquements de talons marquant le rythme de son silence.


 
 
-Pourquoi, Sono ? À la fin, je dois comprendre pourquoi. Toi, et moi... Nous sommes pareils.
Sono s'est figé, les nerfs tendus, mais a gardé le dos tourné à Takeru dont les yeux scintillaient d'appréhension.
-Je te ressemble en ce point, Sono, alors, pourquoi est-ce que tu me détestes ? Je ne...
-Ne me mets plus jamais dans le même sac que toi.
Sono a fait volte-face et, d'un simple regard, a fait prendre peur à Takeru qui en est aussitôt venu à regretter ses paroles. Takeru a reculé instinctivement, s'attendant à ce que la violence ne vienne se mêler à leur altercation, mais Sono demeurait immobile et se contentait simplement de le dévisager de toute sa haine, et c'est peut-être cela qui était le plus dangereux.
-Tu as choisi de l'être, Takeru.
Il n'avait plus si peur, Takeru. Juste, il était intrigué de cette chose étrange qu'il eut, l'espace d'un instant, l'impression de voir dans les yeux de Sono. Une chose qui ressemblait à un sentiment profondément enfoui, et qui n'avait rien à voir avec la colère.
-Qu'importe à quel point j'ai pu aller loin de mon propre gré depuis. Mais au début, moi, choisir de l'être, ce n'est pas ce que j'avais fait. Et tu sais...

Takeru a penché la tête de côté, attentif. Pour la première fois, Sono semblait un peu déstabilisé et son regard se baladait de parts et d'autres du couloir, peut-être comme s'il cherchait ses mots, mais peut-être aussi comme s'il hésitait tout simplement à prononcer des mots déjà tout trouvés.
Finalement, c'est avec cette même sécheur habituelle que Sono a lancé :
-Si j'étais ton père, j'aurais envie de mourir.

Et parce que la réaction de Takeru lui était indifférente, ou bien parce qu'il ne voulait pas la voir, Sono s'en est allé d'un pas raide, les yeux dans le vague.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 

-Mon pauvre. Tes yeux doivent te faire vraiment souffrir.
Sono s'est figé, son poing tendu en l'air, lorsqu'il a vu la porte s'ouvrir sur Kamijo avant même qu'il n'ait eu le temps de toquer. L'homme se tenait là, appuyé à l'embrasure, et le dévisageait avec flegme. On aurait dit qu'il avait prédit l'arrivée de Sono.
-Qu'est-ce que tu racontes ? pesta celui-ci d'un ton qui se voulait provocateur mais ressemblait plus à une bouderie de petit garçon.
-Eh bien, tu ne vois pas ? Tes yeux pleurent. Comme je sais bien qu'un homme sans cœur comme toi ne peut pas pleurer à cause de ses émotions, j'en déduis que tu dois souffrir d'une allergie quelconque. Je peux aller te chercher des gouttes dans notre pharmacie, si tu le souhaites.
-Tu oses te moquer de moi ?
-Vraiment... Takeru a tant raison de dire que tu te défends contre des attaques qui n'en sont que dans ton imagination.
Sono a blêmi, se demandant comment est-ce que l'homme avait bien pu entendre leur conversation. Agacé de ce malaise, il a bousculé Kamijo pour pénétrer dans sa chambre et s'assit sur son lit, tendant sa main vers lui.
-Donne-moi de l'argent.
Kamijo a doucement refermé la porte et s'est retourné, las. Il a lentement secoué la tête dans un sourire désolé. Dans sa poitrine, Sono sentit son cœur se serrer.
-Comment ? Tu veux dire que tu refuses ?
-Je suis désolé, Sono. Cette fois, je ne peux pas te donner d'argent.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Ne va pas me faire croire que tu n'en as plus ! Est-ce que tu me penses si idiot que ça ?
-Non, Sono. J'ai toujours de l'argent. Seulement, il n'est pas pour toi.

Sono demeura interdit, l'esprit embrouillé comme il se demandait si Kamijo pouvait être réellement sérieux ou non. Il a fini par rire, mais ce rire qui se voulait moqueur et assuré était empli d'un profond malaise.
-Ne plaisante pas. Tu sais ce que je suis capable de faire, Kamijo. Je mettrai mes menaces à exécution si tu ne fais pas ce que je dis.
-C'est inutile.
Il y avait comme une once de regrets dans la voix de Kamijo, mais elle était aussitôt balayée par toute son assurance. Sono s'est redressé dans un bond de colère.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Je veux dire que j'ai changé, Sono. Je sais bien que je mourrais en ce moment même si tes yeux étaient de véritables armes, mais tu peux bien m'assassiner de ce regard fusillant, moi, je n'ai plus aucun intérêt de ployer sous tes menaces ridicules.
-Mes menaces ne seront pas ridicules, espèce d'ordure, quand je les mettrai à exécution.
-Oh, Sono, ne te donne pas cette peine. C'est inutile.
-Inutile ?
-Parce que je vais le faire moi-même.
Sur ces mots, Kamijo a tendu la main à Sono, souverainement serein. Le jeune homme a fixé cette main intensément, les yeux exorbités, comme s'il voyait là une créature inconnue et dangereuse. Il s'est laissé faire, fébrile, lorsque Kamijo est venu de lui-même saisir cette main pour forcer le jeune homme à se redresser.
-Tu n'as plus besoin de venir ici, Sono. Ce que j'ai fait il y a dix-sept ans, j'ai décidé de l'avouer moi-même.

Sono demeurait inerte, la tête baissée, sa main toujours prisonnière dans celle de l'homme. Kamijo a étréci des yeux intrigués. Rêvait-il ? Le corps de Sono, paralysé par ce qu'il croyait n'être que de la stupeur, tremblait de tout son long.
-Sono...
-Tu m'en donneras, si je me donne à toi ?
Kamijo a senti son cœur se serrer. Il a lâché un rire désorienté, refusant de croire à ce qu'il avait entendu. Plus que les paroles de Sono, c'était la voix qu'il avait eue alors qui le déstabilisa.
-Sono, regarde-moi, fit Kamijo en passant sa main sous le menton du jeune homme.
Mais celui-ci le repoussa violemment et tourna le dos, les poings tendus par une haine qu'il réprimait avec peine.
-Je suppose que tu dis la vérité, Kamijo. Dans ce cas, je ne peux rien y faire, pas vrai ?
Kamijo secoua tristement la tête, avant de réaliser que Sono ne pouvait le voir et de murmurer un faible "non" du bout des lèvres.
-Alors, est-ce que tu acceptes de m'en donner si je te promets de ne me donner qu'à toi et de te laisser faire tout ce que tu veux de moi ?
-Non, Sono. Toi, est-ce que tu es encore trop bête pour comprendre ? Je ne veux pas de toi.
-Si tu acceptais de le faire seulement une fois alors, tu ne pourrais plus t'en passer après avoir goûté à moi.
Sono a fait volte-face. Et Kamijo a vu, le cœur serré et impuissant, les larmes irrépressibles de Sono dont la rage et la rancœur semblaient être la seule nature.
-C'est ce qu'ils disent tous de moi, Kamijo. Depuis toujours.  Ne pense pas que tu sois différent des autres. Tu verras, je suis le meilleur. Prends-moi dans ton lit et tu verras que tu ne me laisseras plus le quitter.
-Sono, cela commence à ressembler à du harcèlement pur et simple, trancha froidement Kamijo.
-Qu'est-ce qui ne va pas, avec toi ?! explosa le jeune homme, tremblant d'humiliation. Oses-tu prétendre que je ne suis pas à ton goût ? Je suis au goût de tout le monde, Kamijo, ne joue pas au Saint tandis que tu n'es qu'une ordure comme les autres. Qu'est-ce qui te déplaît tant dans mon physique ?
-Rien en particulier, Sono.
-Alors, donne-moi de l'argent et faisons l'amour ! s'écria-t-il en agrippant violemment l'homme par le col blanc de sa chemise de dentelles.

Kamijo le repoussa avec une force telle que Sono s'écrasa sur le sol. Dans une grimace de douleur, il se redressa, rivant sur lui un regard rutilant de haine.
-Tu me le paieras.
-Au contraire, je ne te paierai rien du tout. Et encore moins ton corps.
-Qu'est-ce que tu veux, à la fin ? Je devrais peut-être devenir une femme pour te faire plaisir ?
-Tu ne réalises pas que ça n'a aucun sens ?
 
 
 

Sono s'est tu, ou plutôt, il était incapable de parler tant les sanglots nerveux agitaient son corps et nouaient sa gorge, et il a plaqué une main sur sa bouche, honteux, lorsqu'un faramineux hoquet s'échappa d'entre ses lèvres.
-De quoi est-ce que tu parles ?
-De ce dont tu n'as de cesse toi-même de parler, Sono. Tout cela n'a absolument aucun sens.
Kamijo s'est doucement approché et a tenu entre ses mains le visage effarouché du garçon.
-Allez, regarde-moi, cracha Sono. Cela te fait jubiler de me voir dans cet état, non ?
-Non, fit l'homme dans un haussement d'épaules. À vrai dire, je me fiche de toi si bien que ton bonheur ou ton malheur me sont totalement indifférents. Seulement, Sono, je voulais juste te faire comprendre que tes paroles n'ont aucun sens. Tu parles de faire l'amour ? Regarde-toi. Regarde-moi. Est-ce que tu peux voir le moindre amour entre nous à chaque fois ? Il n'y en a jamais. Surtout pas de ta part. Ne me parle pas de faire l'amour à un espèce d'arrogant qui me hait et que je dédaigne en retour. Faire l'amour... Par définition, il faut de l'amour pour en être capable, non ?

Avec ses joues mouillées écrasées entre ses mains, le visage de Sono semblait plus hébété encore. Il se contentait d'ouvrir de grands yeux ronds un peu déboussolés, sans répondre. Face à cette mine quelque peu niaise qui avait perdu toute son agressivité, Kamijo ne put s'empêcher de rire mais ce rire, au fond de lui, était niellé de tristesse.
-Peut-être pourrais-je le faire si seulement je pouvais tomber amoureux de toi.

À ces mots, le visage de Sono changea radicalement d'expression et il se dégagea de l'emprise de Kamijo dans une ostensible grimace de dégoût.
-Tu veux dire qu'une telle horreur pourrait arriver ?
-Non. Cela restera impossible tant que tu resteras un démon.
Cette déclaration a arraché une injure à Sono qui se détourna pour venir se jeter sur le lit de Kamijo, croisant les bras sur sa poitrine comme un frisson subit l'assaillit.
-Je n'ai pas besoin d'amour, après tout. La seule chose que je souhaite est de l'argent. De toute façon, je resterai un démon quoi qu'il arrive. Et par tous les moyens, je parviendrai à te soudoyer pour que tu m'achètes.

Il a détourné le regard et a fermé son visage lorsque Kamijo est venu doucement s'asseoir à côté de lui. Sans même le voir, Sono ne pouvait que trop sentir ce regard rivé sur lui qui faisait naître des frissons sur sa nuque.
-Pourquoi te crois-tu obligé de me soudoyer, Sono ? Tu penses que tous ceux qui t'ont payé pour ton corps jusqu'à aujourd'hui ont été soudoyés ? Je ne pense pas. Tu ne les as pas attrapés dans tes filets, Sono. Tous ne sont toujours venus que d'eux-mêmes pour leur propre plaisir. Dès le début, c'était toi qui te trouvais prisonnier dans leurs filets. Et tu prétends, encore, que tu m'auras soudoyé lorsque tu auras réussi à faire en sorte que je veuille de toi pour jouet ? C'est avec cette idée-là que tu es déterminé à rester un démon ?
 

Silence. Devant les yeux bleu glace de Kamijo, le corps tourné de Sono semblait avoir gelé sur place.
Et Kamijo allait poser une main sur son épaule, en quête d'une réponse, quand la voix à peine perceptible de Sono parvint à ses oreilles.
-Parce que si tu venais à vouloir de mon corps uniquement par amour, Kamijo, je ne pourrais pas te demander d'argent.

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