Merry-go-wound -chapitre second

Juliet

-Je suis désolé. Tu m'attendais ?
Perdu dans ses pensées alambiquées, Miyavi a mis un long moment avant de détacher son regard de la place où Sono et cet homme étaient installés un instant plus tôt. Il a levé les yeux vers la créature troublante qui le surplombait et dirigeait sur lui un sourire pudique.
-Je ne t'attendais pas. Où est-ce que tu étais ?
-Aux toilettes.

La sylphide androgyne s'est calmement dirigée vers le canapé que Miyavi n'avait cessé de fixer intensément.
-Ne t'assieds pas là. C'est sale.
L'autre l'a regardé, étonné, mais n'a rien dit et est venu s'asseoir aux côtés de Miyavi qui recula comme s'il craignait d'attraper une maladie contagieuse.
-Pourquoi est-ce que tu t'habilles comme ça ? Tous ce similicuir et ce métal me donnent envie de vomir. Tu as l'air du plus parfait masochiste. À moins que tu ne sois un sadique, Toshiya.
-Je suis polyvalent, Miyavi. Moi, je me contente d'être ce que les clients veulent que je sois.
-Tu n'as pas honte ?
-Il n'y a pas de mal à crier de plaisir sous les coups, tu sais.
Ces mots eurent l'effet d'une bombe sur Miyavi qui, durant un instant, eut l'esprit si dévasté que le chaos l'empêchait de penser. Ses lèvres tremblèrent lorsqu'il parla à nouveau.
-Je ne parlais pas de ça. Je me fiche de ce qu'ils te font, c'est toi qui l'as choisi, mais si tu aimes aussi frapper les gens, si tu en jouis alors, tu n'es qu'un démon.
-Mais c'est évident ; il n'y a pas d'Anges en Enfer.

Miyavi n'a pas répondu. Il s'est contenté de baisser la tête et de river son regard mélancolique sur ses mains qui se mêlaient nerveusement. Un bref coup d'œil sur le côté, là où étaient visibles les cuisses de Toshiya, lui a suffi pour détourner la tête, amer.
-Qu'est-ce que tu fais avec ces seringues ? Si tu veux les coincer sous tes porte-jarretelles alors, cache-les bien. Abaisse ta jupe. Tu es bête pour les laisser ainsi en évidence ?
-Décidément, tu n'es pas très lucide, Miyavi. C'est justement ainsi que j'attire les clients.
Le ton de Toshiya était bienveillant, si bien que c'en était totalement déroutant.  Miyavi a dû réprimer avec violence une soudaine envie de vomir. La fumée alentour lui picotait les yeux et brûlait ses poumons. Il a plaqué sa main sur sa bouche, écoeuré.
-Pourquoi est-ce que Yuu vous laisse faire ? Ce n'est pas un endroit pour ça normalement, non ? Alors dis, pourquoi est-ce que Yuu ne dit rien ?
-Yuu dit au contraire beaucoup de choses. Notamment que nous sommes des cas désespérés. C'est pour cette raison qu'il a abandonné l'idée de nous changer.
-Puisqu'il sait qu'il n'y a plus rien à faire, pourquoi est-ce qu'il vous garde ?
-Parce que Yuu a pitié de nous.


Cette fois, Miyavi a vivement dirigé la tête vers Toshiya et a vrillé sur lui un regard noir de haine.
-Je ne suis pas ainsi, moi. Et d'ailleurs, vous ne méritez aucune pitié. Vous êtes méprisables.
-Mais tu sais, Miyavi, si Yuu un jour exige que nous partions alors, je partirai sans aucun regret. Si c'est cela que Yuu désire, je serai heureux. Dans le fond, je me suis moi-même toujours demandé pourquoi est-ce qu'il supportait ce que nous lui infligeons.

Au coin des lèvres bleu électrique de Toshiya, ce sourire n'avait toujours pas déserté, mais c'était comme s'il avait entièrement changé de nature. Se sentant coupable de la tristesse faufilée entre cette bouche délicate, Miyavi a posé sa main sur celle de Toshiya qui ne bougea pas.
-Oublie cette histoire. Où est passé ton frère ? Je ne l'ai plus vu depuis ce matin.
Toshiya a laissé échapper un soupir de soulagement, heureux de voir le sujet de conversation dévier vers un autre qui le rendait beaucoup plus joyeux. À la simple pensée de son frère, il sentait naître en lui un espoir nouveau qui fit pétiller ses yeux.
-Tu n'es pas au courant, Miyavi ?
Ce subit élan d'euphorie déconcerta le jeune homme qui émit un rire embarrassé.
-Non, s'excusa-t-il. Il y a quelque chose que je devrais savoir ?
-Mon frère est parti à midi. Il est en route pour une nouvelle expérience.
 

Miyavi s'est demandé ce que "nouvelle expérience" pouvait signifier aux yeux de Toshiya, surtout quand celui-ci semblait avoir du mal à retenir son trop plein de joie.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit-il avec méfiance.
-Il a été choisi pour les "Lumineuses Nocturnes".

Le sentiment de fierté florissant dans le cœur de Toshiya s'est fané lorsqu'il a compris que Miyavi ne voyait toujours pas de quoi il s'agissait.
-Tu devrais le savoir ! protesta Toshiya, scandalisé. C'est le nom que le Roi Yoshiki donne à ses soirées mondaines !
-Pourquoi est-ce que je devrais le savoir ? se défendit Miyavi avec âpreté.
-Parce qu'il s'agit du Roi, je suppose, avança Toshiya dans un haussement d'épaules incertain.
-Même s'il est le Roi, je n'ai pas envie de connaître ses travers, ses envers et ses Enfers. Si Kyô a été élu par ce souverain mégalomane, alors grand bien lui fasse.
-Si tu as un problème avec mon frère, tu peux toujours m'en faire part.
-Je n'ai rien avec ton frère. Mais d'abord Sono, et puis Kyô ; à la fin, est-ce que ce déjanté de Roi compte tous nous enlever ?
-Certainement.

Miyavi allait rétorquer, fou de rage, lorsqu'il se rendit compte alors que la voix qui lui avait répondu n'était pas celle de Toshiya. Et Miyavi de lever les yeux, hébété et le cœur battant, vers celui qui se tenait debout devant lui et l'affublait d'un sourire qui laissait une impression étrange. Un sourire pareil à un véritable soleil venu faire son entrée tapageuse au milieu des néons criards. Miyavi s'est demandé de quelle nature pouvait être cet homme au regard si doux qui ne semblait avoir âme à venir dans ce genre d'endroits pour des loisirs plus que décadents. Et à son tour, Toshiya a levé les yeux vers lui et la première chose qui attira son attention alors fut cette coiffure étrange, ces cheveux rouges tressés sur sa tête en forme de cercles qui lui faisaient penser à des bretzels.
-Je suis désolé d'interrompre votre conversation, s'excusa l'homme qui portait un costume des plus sobres contrastant avec sa coiffure excentrique. Je me présente, mon nom est Tsunehito et je suis le majordome officiel ainsi que le cuisinier officieux du Roi Yoshiki. J'ai été envoyé par mon maître dans le but de venir à votre rencontre.
 

Miyavi a considéré longuement cet espèce de phénomène de foire, se demandant si ce n'était pas là une blague, mais il n'a pas eu le temps de congédier l'individu que Toshiya le devançait :
-Nous serions ravis de satisfaire votre demande, Monsieur.
Miyavi lui lança un regard assassin tout en se retenant d'étrangler son ami.
-Qu'est-ce que vous nous voulez, au juste ? fit-il à l'adresse de Tsunehito.

Celui-ci sortit calmement deux enveloppes de sous sa chemise et en tendit une à chacun d'eux. Ils la saisirent, silencieux, et échappèrent une exclamation de surprise lorsqu'ils y reconnurent le sceau emblématique du Roi.
-Lettre d'invitation, contrat contenant tous les détails que vous pourriez avoir besoin de trouver, formalités administratives, tout y est.  Il ne tiendra ensuite qu'à vous de répondre affirmativement par cette lettre ou non. Toutefois, sachez que vous ne disposez que d'une semaine pour donner une réponse positive ou négative.  Bien, veuillez m'excuser, mais je me dois d'aller trouver d'autres de vos collègues. Messieurs Toshimasa Hara et Takamasa Ishihara,  je vous présente mes salutations. Dans l'espérance de bientôt vous revoir, je vous laisse.

Sur ce, il s'inclina bassement devant eux et s'éloigna d'une démarche souple et rapide.

Toshiya et Miyavi le suivirent des yeux un instant avant de se concerter, tacites.
-Tu sais très bien que je n'irai pas, Toshiya.
-Pourquoi ? N'est-ce pas une chance fabuleuse qui nous est octroyée ?
-Tu ne trouves pas ça bizarre ? On dirait que ce satané démon a jeté son dévolu sur chacun de nous. Tu as bien entendu ce type étrange, non ? Lorsque je t'ai demandé si le Roi comptait tous nous enlever, ne voilà-t-il pas que cet homme est apparu comme par magie et a déclaré "certainement" ! Si ce type pas net compte tous nous faire venir dans son château alors, il ne restera plus personne pour Yuu le samedi soir. Est-ce que tu y as pensé ?

Toshiya affichait la mine boudeuse du garçon qui se fait injustement gronder. Il baissait la tête, la moue résignée, et fixait tristement la lettre ouverte dans ses mains.
-Miyavi... Tu penses que ce sont des gens dangereux, pas vrai ?
-Ils le sont forcément, répondit impitoyablement celui-ci. Toshiya, est-ce que tu oublies qui ils sont ? Ils sont ceux qui nous méprisent et nous ignorent toute l'année ! Ils sont ceux qui se pavanent de richesses et de plaisirs lorsque nous passons nos journées à sacrifier nos corps et nos âmes pour ne pas mourir ! Ils sont ceux qui feignent ne pas nous voir ou qui nous regardent avec ce dégoût qui tord leurs visages hypocrites à la beauté contrefaite ! Ils sont ceux qui vivent dans un monde à part et qui n'ont pas conscience du nôtre ! Toshiya, eux et nous, ce n'est pas le même monde, pas la même vie, pas le même roman ! Et Toshiya, le fait est que les personnages de deux romans différents ne se croiseront jamais. Nous ne pourrons jamais les rencontrer et si une telle chose venait à survenir malgré tout alors, cela encourrait à un horrible désastre. Nos différences, berceaux de l'incompréhension, nous mèneraient à une haine réciproque qui pourrait faire trop de dégâts. Je ne le veux pas.
-Tu penses... qu'ils ne nous font venir dans ce château que pour se moquer de nous ?
-Si seulement ce n'était que se moquer ! Mais se moquer, ils le font toute l'année dans notre dos, Toshiya ! Ce qu'ils veulent cette fois est nous détruire, exterminer cette race qu'ils considèrent comme impure et dépossédée du droit de vivre ! Ils veulent nous manipuler, se jouer de nous, nous sucer jusqu'à la moelle jusqu'à ce que nous soyons détruits !
-Mon frère... Tu penses aussi qu'ils vont juste profiter de Kyô ?
Miyavi a senti son cœur se serrer douloureusement dans sa poitrine. Contrit, il a observé le profil que Toshiya baissait, et les mèches d'un bleu profond qui tombaient délicatement autour de son visage.
-Je suis désolé, Toshiya. Mais nous ne sommes que des animaux à leurs yeux. N'y va pas.
 
 
 

Il n'a pas répondu. Plutôt que de se défendre, s'indigner ou se lamenter, Toshiya s'est contenté de diriger sur Miyavi un sourire empli de reconnaissance. Un fond de désolation aussi. Un sourire vaguement triste que Miyavi ne sut trop comment interpréter. Et les lèvres bleues de Toshiya sont venues se poser là, juste au coin des siennes, et ont laissé à Miyavi une impression de tiédeur après qu'elles se soient écartées.
-Pardonne-moi, Miyavi. Mais après tout ce que tu as dit, je ne peux pas laisser mon frère seul.

Il s'est levé sans plus attendre sous les yeux impuissants de son ami qui ne trouvait plus même la force de bouger et, alors, la silhouette gracieuse et ondoyante de Toshiya s'est effacée à travers l'atmosphère clignotante et lugubre.
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 


-L'ivresse est l'âme des poètes, la racine des fleurs qu'ils font s'épanouir au grand jour, elle est le berceau de ces vies que sont les mots qu'ils engendrent. Elle est le sang qui coule dans les veines et amène la vie, elle est le fleuve de l'esprit qui fait s'acheminer les pensées les plus inconscientes vers l'illumination consciente. Parce que l'ivresse est la richesse des âmes pauvres, Messieurs, buvez.

Et d'un pas souple et gracieux, Sono a parcouru la table, ses pieds nus évitant avec adresse les plats emplis de délicieux mets, les bouteilles et argenteries dressées sur la nappe, puis s'est dirigé jusqu'à l'extrémité de la table avant de s'accroupir à hauteur d'un homme qui, à son approche, écarquilla ses yeux azur de stupeur.
Dans un sourire qui témoignait de toute sa satisfaction, Sono tendit la coupe de vin à cet homme dont les longs cheveux flamboyants avaient su le fasciner.
-Buvez, très cher Monsieur, susurra Sono. Buvez et de vos lèvres s'évadera une poésie d'une âme aussi belle que votre visage.
 

L'homme en face de lui a dévisagé avec un mélange de trouble et de méfiance le garçon qui n'avait pas eu un seul instant d'hésitation à s'adresser à lui avec autant de détachement. Il lui souriait, énigmatique, et ne cessait pas de tendre ce verre de vin qu'il approchait de plus en plus de son visage. L'effluve délicat enivrait ses narines et l'homme a détourné la tête, bien trop embarrassé par l'attention générale qu'il savait toute rivée sur lui.
-Tu te laisses intimider par cet arrogant, Kamijo ? a fait une voix narquoise dans la pièce.
Tous les yeux se sont dirigés vers celui qui, les bras croisés, arborant un air fier, avait prononcé ces mots. Sono, lui, ne détachait pas son attention de l'homme à la chevelure rutilante qui semblait nerveux de sa présence.
-Jin, je ne t'ai rien demandé.
-Tu es ridicule, Kamijo. Ne voilà-t-il pas qu'une catin vient te faire la cour et toi, tout ce que tu trouves à faire, c'est afficher cet air niais qui te va si bien.
-Monsieur, je ne suis pas une catin, répondit calmement Sono qui ne détachait pourtant pas son regard de Kamijo.
-Tu vas trop loin, Jin, se mêla Yoshiki. Mon garçon, je suis désolé...
-Moi, je suis une pute de luxe. Cela vaut bien mieux qu'une vulgaire catin.
Sono s'est redressé, debout sur la table, et a vrillé sur Jin un regard assassin.
-Veuillez ne pas me manquer à ce point de respect, sale frigide.
Et dans la stupeur générale, Sono se dirigeait avec diligence sans jamais rien heurter des trésors sur la table et est venu surplomber Jin qui leva les yeux vers lui, défiant.
-Je vaux bien plus que tout l'argent que vous pouvez posséder, Monsieur. Mon prix à moi, en plus des pièces d'or, est celui du plaisir pur et simple.

Tout s'est passé très vite ensuite. Sono n'a pas eu le temps de se rendre compte de ce qu'il se passait que, déjà, il se sentait dégringoler en avant, attiré par une force subite. Un cri aigu s'est échappé de sa gorge et alors, lui et Jin sont tombés à la renverse, atterrissant sur le sol dans un choc brut.
-Lâchez-moi, espèce de fou ! se débattait Sono tandis que Jin l'enserrait fermement et plantait ses dents dans le cou du garçon qui gémissait de douleur.
-Si c'est du plaisir que tu veux, espèce d'arrogant, alors je t'en donnerai bien assez pour t'en contenter ta vie entière.
-Je ne veux pas, vous... Vous n'êtes qu'une brute !
L'on s'agitait autour d'eux, l'on essayait tant bien que mal de défaire l'étreinte animale par laquelle Jin gardait Sono captif, et il fallut une bonne minute de batailles et de luttes pour qu'enfin, Jin desserre son emprise et ne se relève.
-As-tu été élevé chez des sauvages pour te comporter aussi bassement ?! hurlait Yoshiki que la rage défigurait et rendait méconnaissable.

Pendant ce temps, Sono demeurait prostré au sol, tremblant sous le choc. Il haletait et sa respiration sifflait de manière inquiétante. Contrits, les invités vinrent s'attrouper par dizaines autour de lui mais le jeune homme n'osait plus relever le visage tant le courroux du Roi dont la voix tempêtait encore à travers le hall immense l'effrayait. Pourtant, ce n'était pas contre lui que cette rage se dressait.
-Même s'il est arrogant, tu n'es pas autorisé à te comporter comme un animal parmi nous ! Jin, qu'est-ce qui t'a pris, dis ? Je ne t'ai jamais connu ainsi...
-Garçon, tu peux te relever ?


Malgré lui, Sono a levé la tête vers cette voix douce qui venait de s'adresser à lui. Kamijo était agenouillé là, en face de lui, et le dévisageait avec ses grands yeux bleus brillants d'inquiétude. Sono a dégluti, sentant le malaise prendre possession de lui.
-Tu n'as pas à avoir peur. Ton comportement était inapproprié, c'est tout.
-Je suis désolé, balbutia Sono qui le disait plus par politesse que par conviction.
-Non. Ce que je veux dire, c'est que tu t'es trompé, je crois.
Cette fois, ce fut au tour de Sono d'arrondir ses yeux sombres ahuris sur Kamijo.
-Eh bien... fit celui-ci tandis qu'il cherchait soigneusement ses mots. C'est peut-être vrai que tu es, comme tu dis, une... enfin, un prostitué de luxe. Toutefois, ce n'est pas pour cela que le Roi Yoshiki t'a fait venir jusqu'ici, tu le sais ?
Sono ne répondit pas. Et à nouveau, toute notion de fragilité et d'innocence semblait avoir totalement déserté son être. Il dégageait de son aura une impression étrange de menace comme un coin de rictus tordait les lèvres ingénues du garçon.
-Je ne connais pas d'autres ni de meilleurs divertissements, Monsieur.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

-Je ne voulais pas t'offenser, tu sais.
Asagi a baissé les yeux, coupable, et les doigts de ses mains jointes devant lui trituraient nerveusement le tissu de sa robe. Yoshiki, étendu sur son immense lit à baldaquin orné de rideaux pourpres et or, a tourné le visage vers Asagi qui se tenait là, semblant attendre une sentence.
-Pourquoi m'aurais-tu offensé, Asagi ?
Il n'a pas répondu, autant par timidité que par sentiment que la réponse était évidente.
-Asagi, je suis en colère en ce moment, mais ce n'est pas contre toi-même. Tout à l'heure, j'ai perdu mon sang-froid à cause de Jin. Je ne comprends pas son comportement... Mais ne pense surtout pas que si je suis en colère, cela te retombera dessus à cause de ce que tu as fait.
-Pourquoi, Maître ?
-Pourquoi ? répéta Yoshiki dans un soupir tout en se mettant en position assise sur le lit.
-Pourquoi est-ce que vous ne m'en voulez pas ? articula Asagi avec hésitation. Je veux dire... La semaine dernière, vous avez fait amener ce garçon spécialement de France pour mon anniversaire... Je dois avouer que jamais je n'aurais pu m'attendre à une telle attention et que votre geste m'a énormément touché, Maître. Seulement, moi... je n'ai pas touché ce garçon. Ce n'est qu'après que j'ai réalisé que ne pas "manger" ce mets si raffiné de la cuisine française était une offense que je vous faisais. Et pour ne pas avoir fait honneur à votre présent, Maître, je vous présente mes plus sincères et profondes excuses.


Yoshiki a regardé, un peu déconfit, Asagi qui se prosternait piteusement face à lui. Il a souri, gêné.
-Je savais depuis le début que tu ne toucherais pas à ce garçon.
Asagi a levé des yeux brillants vers lui, et ses lèvres rouges s'entrouvrirent sur une petite exclamation de surprise.
-Alors, pourquoi l'avoir fait venir en tant que... "cuisine française", Monsieur ?
-Toi, Asagi, je pensais que tu serais heureux de rencontrer un garçon de ton pays.
Asagi a blêmi. À l'entente de ces mots, il a senti son cœur rater un battement et il a baissé la tête pour dissimuler les larmes qui naissaient dans ses yeux avant de les ravaler.
-La France n'est pas mon pays, Monsieur. Ce pays-là m'a abandonné, et c'est le vôtre qui m'a accueilli, le vôtre dans lequel je vous ai rencontré et ai pu mener une nouvelle vie qui est le mien.
-Mais la France t'a vu naître, Asagi. Ne veux-tu pas renouer des liens avec tes origines ?
-Non, Monsieur. Les liens qui m'attachent à vous suffisent à me rendre heureux. La France ne me manque pas. Quand je pense à elle, ce sont tous les mauvais souvenirs de mon enfance qui resurgissent. Maître, je vous aime, vous et ce pays qui m'a tant apporté, ce pays qui m'a gracié. Là-bas, en France, j'aurais été réduit à faire ce que ce pauvre garçon fait, Monsieur : vendre son corps pour survivre. Mais voilà que je suis arrivé ici clandestinement, depuis que j'ai fui cette famille et cette France qui m'a renié, Maître, moi... je suis heureux. Et cela est grâce à vous.
-Je suis désolé. Je voulais te faire plaisir pour ton anniversaire. Je ne pensais pas à ce genre de choses... Et tu hais ce garçon à cause de moi.
-Maître, j'ai peur de ne pas comprendre, s'excusa Asagi, déstabilisé.
-Ne le hais-tu pas ? clama Yoshiki qui subitement se redressa pour venir poser ses mains sur les épaules fines de son compagnon. Puisque ce garçon vient de ce pays qui a failli causer ta perte, puisqu'il est devenu ce que toi-même redoutais plus que tout de devenir, puisqu'il est la concrétisation même de ton pire cauchemar alors, ne hais-tu pas ce garçon ?
-Maître, cela n'a rien à voir. J'ai eu de la peine pour lui, vous savez. C'est vrai ; en le voyant, j'ai cru me revoir moi, enfant, qui étais réduit à mendier ou à voler pour vivre. Mais ce qu'il fait est bien plus destructeur et lorsque je le vois, je me rends seulement compte à quel point j'ai été miraculé d'avoir atterri dans votre château et de mener cette vie, Maître. Lui n'a pas eu cette chance fabuleuse. Lorsque je l'ai vu, j'ai vu aussi celui que j'aurais dû devenir et alors j'ai réalisé à quel point le monde était injuste pour certaines personnes. Je ne méritais pas plus que lui d'être sauvé, alors je me suis senti si désolé et coupable, et...
Asagi se tut subitement dans un sursaut, comme s'il réalisait avoir été sur le point de prononcer des paroles interdites. Mais le regard pénétrant de Yoshiki le fit flancher et il finit par capituler, anxieux :
-Je vous en ai voulu, Maître.
Yoshiki est demeuré inerte un moment, les yeux perdus dans le vague, avant de hocher la tête dans un pâle sourire.
-Tu as pensé que j'étais indigne et monstrueux d'avoir arraché un garçon à son pays pour de si basses besognes, n'est-ce pas ? Tu as été scandalisé que je le fasse venir ici comme une vulgaire marchandise. Tu as eu pitié de lui et en même temps, tu as cru que je me moquais de toi. N'était-ce pas, en te montrant ce garçon, comme si je t'avais dit "voilà ce que tu aurais dû être réellement, voilà ce que tu méritais, et réalise à quel point tu es chanceux d'être ici, et sois-m'en éternellement reconnaissant."
 
 

Asagi s'est contenté de hocher la tête avec assentiment, troublé. Yoshiki semblait savoir si bien les choses et lire en son esprit qu'il se demandait si telles n'avaient pas été ses vraies intentions dès le début : qu'Asagi réalise à la fois son bonheur et son péché d'avoir été gracié.
-C'est vrai, Asagi. Sans doute que dans le fond, j'ai voulu que tu penses cela.

Yoshiki s'était détourné de lui comme si l'affronter en face à face lui eût été trop pénible. Il a marché en long et en large de la pièce avant de venir se perdre dans la contemplation du paysage verdoyant à travers la fenêtre.
-Je suis désolé. Je suis trop égoïste, aussi. Tu sais, Asagi, dans le fond... j'espère réellement que tu m'es reconnaissant. Oui, je désire ta reconnaissance mais vois-tu, je ne veux pas d'elle comme l'objet de ton allégeance à moi. Je ne veux pas que cette reconnaissance t'apporte sentiment de redevance et te fasse devenir prisonnier. Je pense réellement que je mérite cette reconnaissance, car je suis celui qui t'a sauvé des griffes de mon père et t'a fait mener une vie à l'abri de tous les besoins, seulement... Ne pense pas que pour cette raison, Asagi, je pense que tu doives te sentir coupable. Ce n'est pas vrai, dis. Tu n'es pas coupable, tu étais juste victime. Peut-être que je suis un héros de t'avoir sauvé mais dans le fond, n'est-ce pas ce qui est normal ? Ce qui était juste anormal dès le début, Asagi, est que tu doives mener une vie aussi miséreuse. Seulement, ce genre d'existence te semblait si naturel alors que tu n'as jamais pu réaliser à quel point... tu méritais bien mieux.
 

Cette fois, Asagi a relevé dignement la tête, ne cachant plus les larmes qui débordaient abondamment de ses yeux sans qu'il ne pût les retenir. Mais Yoshiki ne voyait pas ses pleurs, car alors lui-même semblait perdu dans la contemplation rêveuse de l'extérieur.
-Il y a tant de gens qui vivent encore ainsi, Asagi. Il y en aura toujours, des milliers, même des millions... Qui est-ce qui a commis un crime assez monstrueux pour mériter un tel sort ? Asagi, parmi les Nobles, il y a tant d'ordures aussi, mais parce qu'ils sont riches ils pensent pouvoir faire tout ce qu'ils veulent, prennent toutes les libertés sans se soucier de celle des autres. Même dans ce pays que tu adores tant, Asagi, il y a des gens qui vivent dans une misère même encore plus basse que celle que tu as connue, que celle que ce garçon connaît. Il y en a tant qui ont besoin d'aide alors, pourquoi est-ce que c'est précisément Takeru que j'ai décidé de sauver ?
 


Asagi a senti ses jambes flageoler sous lui. L'émotion était telle que ses pensées se désordonnaient et les mots restaient coincés dans sa gorge. Il lui semblait que tout s'assombrissait dans son esprit et pourtant, il avait l'impression qu'un soleil venait éclairer son cœur.
-Maître, était-ce cela, mon véritable cadeau d'anniversaire ?
Devant lui, Yoshiki n'a pas bougé. Il était même impossible de dire s'il l'avait entendu ou non.
-Maître, dites-moi...
-Tu pensais que je l'avais fait renvoyer dans son pays après ce jour-là, n'est-ce pas, Asagi ? Puisque tu ne l'as pas touché, tu as pensé que je l'avais renvoyé à ses parents qui me l'ont vendu... Ce n'est pas vrai. Durant tout ce temps, Asagi, Takeru est demeuré dans ce château. Seulement, voilà une semaine qu'il n'a pas vu le soleil.
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 

 
 

-Qu'est-ce que c'est ?
Avec méfiance, Yuu a baissé les yeux sur l'enveloppe que Tsunehito lui tendait. L'homme en face de lui demeurait imperturbable, attendant patiemment que Yuu ne daigne saisir cette enveloppe. Il a fini par s'exécuter, amer, et a poussé un juron lorsqu'il a vu le contenu de cette enveloppe.
-Si vous pensez que je vais m'abaisser à venir là-bas, vous rêvez, cracha-t-il avec mépris.
-Vous faites erreur, Monsieur, il ne s'agit-là que d'un dédommagement, et non d'une paye.
-Un dédommagement ?
-Comme nous vous empruntons nombre de vos employés pour le samedi soir, nous jugeons normal de vous remettre cette somme afin de compenser les pertes de bénéfices que le manque de personnel peut entraîner une fois par semaine.
-Je n'ai pas besoin de cela. Allez vous-en.
-Mon Maître ne sera pas satisfait si je reviens avec cet argent.
-Alors donnez-le à quelqu'un d'autre. N'agissez pas comme si vous éprouviez des remords. Vous n'êtes que des hypocrites.
-Nous n'avons nul remords à avoir, Monsieur ; nous ne faisons rien de mal.
 

Yuu sentit la haine monter en lui et il allait hurler, indigné, quand le visage parfaitement serein et innocent de Tsunehito le déstabilisa.
-Je peux très bien changer d'avis et faire revenir mes employés, dit-il. Si j'ai accepté qu'ils viennent chez vous, c'est seulement parce qu'ils semblaient le désirer. Mais si jamais quelque chose se passe mal pour l'un d'entre eux, je n'hésiterai pas à tuer le responsable de ces malheurs.
-Je ne vous le conseille pas, Monsieur.
-Je n'ai que faire de vos menaces, rétorqua Yuu avec impatience.
-Ce ne sont pas des menaces, Monsieur, seulement un avertissement. Si vous veniez à tuer quelqu'un, vous le regretteriez toute votre vie. Surtout si vous deviez vous abaisser à une telle chose à cause de gens comme nous.

Yuu a dévisagé Tsunehito, stupéfait, se demandant ce que "des gens comme nous " pouvait bien signifier aux yeux de cet étrange individu.
-Je suis désolé.
Tsunehito a abaissé l'enveloppe et subitement, Yuu a vu une ombre ternir son visage. Tsunehito s'est mollement appuyé contre le comptoir, l'air harassé.
-S'il vous plaît, je voudrais un alcool fort.
Yuu le servit, bouleversé, et Tsunehito ne chercha pas même à savoir ce que contenait son verre qu'il le vida d'une traite. Il a relevé le visage vers Yuu, les yeux vitreux.
-Il s'est passé quelque chose hier.
-Quelque chose ? répéta Yuu avec une pointe d'angoisse.
-Votre employé... Celui qui a les cheveux argentés. Sono. Il a été quelque peu brutalisé par l'un de nos congénères hier soir. Heureusement, mon maître et les autres sont intervenus à temps pour éviter un drame. Je suis désolé.
-Qui est celui qui lui a voulu du mal ? s'enquit Yuu qui maîtrisait tant bien que mal sa colère.
-Je ne peux vous le dire, Monsieur.
-Pourquoi est-ce qu'il l'a attaqué ?! Je vous préviens, espèce de chien du Roi, si à cause de vous un malheur arrive à l'un de mes employés, vous serez le premier que j'égorgerai.
-Il se trouve que Sono s'est montré quelque peu trop sûr de lui et cela a paru comme de l'arrogance aux yeux de cette personne qui n'a pas su garder son sang-froid.
-Arrogant ? Dites, si vous n'êtes pas contents d'eux alors, il est inutile de les faire venir là-bas.
-Sono est parfait, Monsieur. Mon maître ni aucun de ses invités ne s'en est plaint.
-Mais vous venez de dire que...
-Lui, il est différent, justifia Tsunehito dans un sourire malaisé. Il n'a pas très bien supporté le fait que Sono lui réponde. C'est son caractère. Il a été puni par le Roi, vous savez ; Sono a été défendu.
Yuu considéra encore un moment Tsunehito avec méfiance comme s'il essayait de déceler dans son expression candide la trahison d'un mensonge, mais Tsunehito était impénétrable.
-S'il vous plaît, ne mêlez plus Sono à la violence.


Yuu avait dit cela d'un ton froid et catégorique pourtant, il y avait au fond de sa voix comme une ombre de tristesse. Au moment où Tsunehito a levé les yeux vers Yuu, celui-ci a baissé les siens comme s'il regrettait ses paroles.
-Si vous me jurez que vous êtes capables de protéger et de bien traiter Sono alors, vous pourrez le garder chez vous autant de temps que vous le voudrez.
                                 Yuu s'est tu un instant, semblant plongé dans ses pensées. Machinalement, il a saisi un verre qu'on venait de déposer sur le comptoir et s'est mis à le nettoyer longuement, laissant l'eau brûlante couler sur ses mains. Tsunehito regardait sa peau rougir et, voyant que Yuu semblait ne pas s'en rendre compte, il l'a interpellé. Yuu a sursauté et a rivé sur Tsunehito des yeux effarés comme s'il venait de réaliser sa présence. Il a coupé l'eau et est revenu vers lui, penaud.
-S'il vous plaît. Si Sono venait à souffrir, je ne sais pas ce que je devrais faire cette fois.

"Cette fois". Tsunehito n'a pas répondu. Simplement, il a posé sa main sur celle de Yuu qui n'a pas même réagi et a déposé l'enveloppe à côté de lui.
Lorsque Yuu s'est enfin extirpé de ses pensées, Tsunehito avait disparu.
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu crois... Dis, est-ce que tu crois vraiment que l'on a le droit de faire ça ?
-Je te dis que ça va. Il est tard, il fait nuit, l'on n'entend plus un chat. Ils doivent dormir.
Des voix chuchotent dans l'obscurité à peine éclaircie par les étoiles, et une main anxieuse vient lier ses doigts à une autre.
-Kai, l'on ne devrait pas le faire.
-Nous ne faisons rien de mal, pourtant.
-Je te dis qu'on n'a pas le droit. Viens, faisons marche arrière.
-Marche arrière ? Après que nous ayons parcouru tout ce chemin ? C'en est hors de question, je ne vais pas faire ça alors que nous avons voyagé à pieds toute la journée pour arriver enfin ici. Je meurs de faim.
-Kai, allez, viens. J'ai peur.
-Quel froussard tu fais ! Terukichi, dès le début, si tu savais que tu aurais peur, pourquoi diantre es-tu venu ?
-Mais c'est toi qui m'y as forcé !
-Certainement pas !
-Je suis venu parce que je ne voulais pas te laisser seul !
-Ah, bon sang, tais-toi ! Tu vas nous faire repérer à crier comme ça !
-Mais c'est toi qui cries !
-Lâche-moi, tu me fais mal !
-Kai...
-Je rêve. Tu ne vas pas te mettre à pleurer tout de même. Tu n'es pas content d'être ici ?
-Pas du tout. Cela n'a servi à rien que nous fassions tous ces efforts. Nous avons beau longer toute l'enceinte du château, toutes les portes nous demeureront fermées à cette heure-ci. Kai, pourquoi est-ce que nous avons fait ça ?
-Je ne sais pas trop, à vrai dire. Mais ce n'est pas grave, je suis satisfait. J'étais tant impatient de découvrir ce château dans lequel j'ai été appelé que je ne pouvais plus attendre.
-Ce n'était pas une bonne idée de venir en pleine nuit pour le découvrir. Maintenant, nous sommes bons pour passer la nuit dehors.
-Tu ne le trouves pas magnifique ? En un sens, être riche ne doit pas être si mal.
-Bien sûr que si, c'est mal. Les riches obtiennent tout ce qu'ils veulent par l'argent et à cause de cela ils pensent qu'ils ont le droit de dominer les choses et les êtres vivants. Allez, Kai, viens. Rentrons chez nous, tu n'as plus que deux jours à attendre avant samedi, alors viens. Cet homme qui est venu nous rencontrer... Tu sais, celui avec ces cheveux étranges, Tsunehito je crois, il a dit qu'un cocher viendra nous chercher en voiture samedi matin. Tu vois, ça n'a vraiment servi à rien, ton idée.
-Vraiment, je meurs de faim. Tu ne sens pas cette odeur délicieuse ?
-Je ne sens rien, moi.
-Je te dis que si. Viens... Ne fais pas de bruit, suis-moi. Là... Je la sens par-là. Les volets sont clos mais je peux sentir une odeur de cuisine qui émane d'ici.
-Alors si c'est vrai, cela voudrait dire que dans ce château, certains ne dorment pas. Kai, si l'on nous voit ou nous entend, nous sommes fichus.
-Je te protégerai.
-Je suis désolé, mais ça ne me rassure pas.
-Terukichi !
-Quoi ?! Tu es fou, Kai ! Ne me fais pas des frayeurs pareilles, je suis cardiaque !
-Menteur. Tiens, tu ne sens pas ?
-Maintenant que tu le dis, c'est vrai que ça sent la cuisine, et mon ventre sonne creux. C'est du ragoût ?
-Non, une autre odeur. Qui se rapproche de nous. Une odeur d'herbe mouillée, et...
-Cela ressemble à quoi, l'odeur de l'herbe mouillée ?
-Et une odeur de sueur... Non, je me trompe sûrement. Mince, Terukichi, je commence à avoir peur.
-Tu vois ? Je t'avais dit qu'il n'était pas prudent de...


 

Un hurlement strident a déchiré la nuit.
-Terukichi ?!
Ses yeux horrifiés écarquillés dans le noir, Kai a assisté impuissant au spectacle de son ami qui, assailli par une silhouette sombre qui avait foncé sur lui comme un éclair, a été violemment propulsé contre le sol.
-Terukichi !
Il allait accourir vers lui lorsque la silhouette l'affubla d'un coup impitoyable dans le ventre et Kai s'affala dans l'herbe, le souffle coupé.
-Kai, aide-moi ! Aide-moi ! pleurait Terukichi au milieu de ses cris de terreur et de douleur.
Kai s'est appuyé sur ses coudes tant bien que mal et a réalisé avec effroi que la silhouette qui avait attaqué son ami avait l'apparence d'un homme dont le visage, à travers le halo de la Lune, semblait d'une fine délicatesse tandis que des espèces de grognements sifflants s'échappaient de lui. Teru, plaqué contre terre et maintenu prisonnier par cette étrange créature, pleurait et gémissait sans cesse, échappant des supplications que son bourreau ne semblait entendre.
-Lâche-le, espèce d'animal !
Et dans un élan propulsé par l'énergie du désespoir, Kai s'est jeté sur l'homme qui, après de longs instants de lutte durant lesquels Terukichi hurlait tant et plus, finit par lâcher sa proie. Il allait s'en prendre à Kai lorsque subitement, des voix sourdes se firent entendre, des bruits de pas précipités et de nombreuses fenêtres du château s'ouvraient et laissaient passer la lumière qui atterrit sur eux comme une menace supplémentaire. La créature qui avait attaqué Terukichi se figea subitement et les deux garçons se blottirent l'un contre l'autre, tremblant et priant.
-Qu'est-ce que c'est ?! Qu'est-ce qui se passe ici ?!
-Nous avons entendu des hurlements terribles.
-Asagi, c'est toi ?
-Mince, qu'est-ce que tu as fait ?!
Des visages passèrent à travers les fenêtres et, l'espace d'un instant, Terukichi crut reconnaître cet homme dénommé Tsunehito qui était venu à leur rencontre quelques jours plus tôt dans le bar.
Mais Terukichi n'eut pas le temps de s'étonner que déjà, les bruits de pas se rapprochaient et martelaient la terre comme une ruée d'hommes venait jusqu'à eux.
-Asagi !
Il y a eu un claquement sec, une main qui est venue s'abattre avec violence sur la joue de l'individu qui les avait attaqués, et le dénommé Asagi a levé son visage amer vers celui qui venait de le frapper.
-Je suis désolé, Maître.
-Qu'est-ce que tu as fait, sombre abruti ?! Regarde ce que tu as fait à ce pauvre garçon ! rugissait un homme grand doté de longs cheveux d'un blond vénitien en pointant un doigt sur Terukichi.
C'est seulement à ce moment-là alors, lorsque Kai suivit du regard l'endroit que l'homme pointait de l'index, qu'il vit l'énorme plaie dégoulinante de sang sur le bras de son ami. Teru sanglotait silencieusement, plus par terreur que par douleur peut-être.
-Maître, je suis désolé. Je pensais qu'ils étaient des voleurs ou des criminels venus attaquer le château.
-Des criminels ?! tempêtait celui qu'il appelait "Maître". Est-ce que tu as bien regardé ces garçons, comment as-tu pu croire qu'ils étaient criminels ?!
-Mais je les ai vus rôder et...
-Va-t'en ! Chien enragé !
-Je voulais seulement vous protéger, Maître.
Et le dénommé Asagi de s'éloigner à toutes jambes sans plus attendre, sous les regards terrorisés et interloqués des deux jeunes garçons.
-Tsunehito, occupe-toi de celui-là.
-Tout de suite, Monsieur.
Et Tsunehito de venir saisir la main de Kai avant de l'entraîner il ne savait où.
-Je ne veux pas ! protestait Kai en se débattant vainement. Laissez-moi rester avec Terukichi, qu'est-ce que vous allez lui faire ?! Lâchez-moi !
Mais Tsunehito l'entraînait avec lui sans rien dire, impassible, et Kai fut consterné de constater quelle force il y avait dans ce corps à l'apparence gracile.
Il y avait toujours tous ces hommes, choqués, intrigués, ahuris et scandalisés attroupés autour de Terukichi qui se recroquevillait dans l'herbe avec angoisse.
-Je vous en prie... gémissait-il dans une voix qui s'étrangla dans sa gorge.

Il a poussé un cri lorsque l'un des hommes est venu s'agenouiller auprès de lui. Terukichi l'a dévisagé, haletant, et l'homme était là, dépourvu de toute colère ou agressivité dans son expression, tendant patiemment sa main vers l'adolescent.
-Montre-moi ta blessure.
Plutôt que de montrer son bras, Terukichi a plaqué les deux contre sa poitrine dans un instinct de protection.
-Viens. N'aie pas peur.
-Allez vous-en.
Alors, l'homme de se retourner et considérer un à un ses camarades badauds qui se tenaient toujours debout autour d'eux.
-Vous avez entendu ? Il veut que vous vous en alliez.
-Je parlais à vous, fit Terukichi d'une petite voix comme il se demandait si l'inconnu se moquait de lui.
-S'il vous plaît, éloignez-vous, insista pourtant celui-ci en l'ignorant. Mettez-vous un peu à sa place, il n'est pas une bête de foire. Que ressentiriez-vous à être observés ainsi ?

Ces simples paroles prononcées avec la plus grande courtoisie semblèrent porter leur fruit car bientôt, chacun d'eux s'était éloigné dans un signe d'assentiment. L'homme reporta alors son attention sur Terukichi qui priait intérieurement le Ciel de lui venir en aide.
-Là. Tu veux bien me montrer ton bras, maintenant ?
-Ne me parlez pas comme si j'étais un chien à qui l'on demande la patte.

L'homme sembla déstabilisé, sur le coup, et considéra Teru avec étonnement avant de laisser échapper un rire.
-Comment dois-je te parler, garçon, pour que tu veuilles bien me montrer ta blessure afin que je puisse juger ce qu'il convient de faire ?
-Où est Kai ?
-Kai ? Ton ami, je suppose. Ne t'inquiète pas. Il est entre les mains de Tsunehito, il n'a rien à craindre. Ton ami est en état de choc, comme toi, et Tsunehito l'a sans doute emmené dans une chambre pour l'aider à se calmer et discuter avec lui.
-Ils ne vont pas le fouetter ?
-Le fouetter ? répéta l'homme qui semblait sincèrement heurté. Pourquoi donc ? Où est-ce que tu vas chercher tout ça ?
-Nous ne sommes pas des voleurs, balbutia Terukichi qui ne relâchait pas sa méfiance.
-Bien sûr que non. Vous êtes les deux nouveaux qui devaient arriver samedi, n'est-ce pas ? Yoshiki nous avait parlé de vous. Il semblerait que vous soyez arrivés deux jours plus tôt que prévu, c'est sans doute pour cette raison qu'Asagi ne s'est douté de rien et a pensé que vous étiez des malfrats.
-Asagi, c'est cet enragé qui m'a mordu avec tant de hargne ?
-On peut dire cela comme ça, oui.
-Pourquoi est-ce qu'il a fait ça ? s'enquit-il d'une voix timide. Je veux dire... Ce n'est pas un comportement humain.
-Il est le chien de garde du Roi.
-Comment ?
Terukichi tressauta tant l'aveu lui fit froid dans le dos. En face de lui, l'homme émit un sourire.
-C'est une longue histoire. Je suis désolé. Pour Asagi, je te présente mes plus plates excuses.
Et l'homme de s'incliner bassement, front contre terre et les paumes plaquées au sol, face au jeune homme qui n'en crut pas ses yeux
-Ce n'est pas à vous de faire ça. Vous n'y êtes pour rien.
-N'en veux pas à Asagi, s'il te plaît. Il ne fait que le travail qui lui a été confié dans le désir de combler les vœux de son maître. Je t'en prie, ce n'est pas une méchante personne. Il paraît enragé lorsqu'il attaque celui qu'il prend pour un criminel mais cela, c'est parce qu'il cherche seulement à terroriser dans le but de protéger Yoshiki. En réalité, tu sais... Asagi est un homme vraiment doux et gentil.
-Pourquoi est-ce que vous me dites tout cela ? s'enquit Teru qui pressait fermement sa main contre sa plaie dans l'espoir de soulager la douleur qui le tenaillait.
-Ce que je veux dire, c'est que ni Asagi, ni son Maître, ni Tsunehito, ni les autres et moi ne sommes un danger pour vous.
L'homme se redressa lentement et, assis sur ses genoux, riva un regard brillant vers le garçon.
-Terukichi.
Entendre son propre nom prononcé avec tant de bienveillance par les lèvres de cet homme issu de la haute société laissa en Teru une impression étrange, mélange de malaise et de joie secrète. Son cœur battit violemment dans sa poitrine avant de se calmer petit à petit. Terukichi a observé attentivement cet homme qui ne détachait pas son regard de lui et semblait attendre avec patience, puis il a fini par lâcher un soupir de résignation.
Alors, d'un geste tremblant, il a lentement tendu son bras sous les yeux de l'homme qui réprima une grimace de dégoût.
-Seigneur. Mon pauvre petit.
Terukichi n'a pas eu le temps de réagir qu'il se sentit subitement soulevé dans les airs, et alors il ne put que se laisser faire, angoissé, lorsqu'il se retrouva dans les bras de l'homme qui l'emmenait résolument à l'intérieur du château.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Je ne me suis pas présenté, excuse-moi. Mon nom est Yuki.
Terukichi a levé les yeux, timide, vers cet homme qui, heureusement, était bien trop occupé à parfaire ce bandage autour du bras du garçon pour déceler son trouble. Le garçon, en arrivant dans le château, n'avait pas eu le temps de s'émerveiller de toutes ces richesses et splendeurs que déjà, le dénommé Yuki l'avait emmené dans une salle d'infirmerie dont le décor fastueux faisait plus penser à une vaste chambre de jeune prince.
-Seigneur. L'on ne peut pas dire qu'Asagi ait loupé son coup, cette fois. Je crois qu'il n'a jamais fait aussi fort avec une simple morsure. Tu n'as pas eu de chance...
-Où est Kai, Monsieur ?
-Je ne sais pas. Sans doute se repose-t-il. Ne t'inquiète pas, tu le verras juste après, lorsque tu auras fini.
-Qu'est-ce que je dois finir ? s'enquit Teru qui, sans vraiment savoir pourquoi, sentit une angoisse subite oppresser sa poitrine.
-Je ne sais pas, moi, avoua Yuki dans une élégante moue pensive. Je suppose que tu dois être mort de faim, n'est-ce pas, toi qui as voyagé toute la journée. Mon pauvre, ne me dis pas que tu as parcouru tous ces kilomètres avec ces pieds nus !
-Je suis désolé, marmonna Teru qui sentit le rouge de la honte monter à ses joues.
-Pauvre petit. Ne t'inquiète plus, je vais te faire amener des chaussures. Des vêtements aussi, tu ne peux pas porter indéfiniment ces haillons déchirés et pleins de poussière. Le Roi a déjà tout fait préparer en prévision de votre arrivée, tu sais. Tes vêtements doivent être quelque part dans une chambre...
-Mais, pourquoi ?
Dans un dernier coup de ciseaux, Yuki finit le bandage autour de la blessure du garçon. Il s'immobilisa, décontenancé.
-Quoi donc ?
-Mais, ça... fit Teru qui semblait étrangement au bord des larmes. Pourquoi est-ce qu'il nous a fait préparer des vêtements ?
-C'est normal, non ?
Au ton mêlant indifférence et évidence qu'avait pris Yuki, Teru comprit qu'il n'obtiendrait pas plus d'explications. Il a adressé un pâle sourire de remerciement à l'homme et s'est mis à caresser son bandage, plongé dans ses réflexions. À côté de lui, Yuki nettoyait et rangeait soigneusement chacun des ustensiles dans la trousse à pharmacie.
-Merci pour le bandage.
-C'est normal.
Teru l'a regardé, boudeur, avant de murmurer :
-Je suis désolé. Je sais bien que j'abuse de votre gentillesse mais je commence à avoir mal au ventre. Est-ce que je pourrais vous demander de quoi me sustenter ?
-Bien sûr. Tu n'avais pas besoin de le demander, j'allais t'emmener dans la salle à manger. Yoshiki a demandé aux cuisiniers à ce qu'on prépare un repas pour toi et ton ami. C'est normal.
Teru s'est demandé, mi-agacé mi-amusé, si Yuki n'avait que le mot "normal" à la bouche.
-Je vous remercie pour tout ce que vous...
-C'est normal, le coupa-t-il. Mais avant ça, tu dois changer de vêtements, mon grand. À partit du moment où tu es ici, tu ne peux plus te permettre de rester vêtu de cette manière.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 


-Est-ce que tu as fini ?
-Je suis désolé, Monseigneur. Je ne peux pas sortir.
-"Monseigneur" ? Il y a un problème, Terukichi ? Tu as besoin d'aide ?
-Non merci, Monseigneur. Mais je ne peux... tout simplement pas.
-Pourquoi donc ? Allez, sors de cette cabine. N'aie pas honte.
-Ce n'est pas cela, Monseigneur.
-Alors, quel est le problème ?
-Je ne suis pas fait pour ce genre de vêtements.
-Mais qu'est-ce que tu racontes ? Le Roi les a choisis pour toi, et son goût est sans faille. Je suis certain que c'est parfait alors, montre-toi.
-Veuillez me pardonner, Monseigneur, mais je crois que je devrais mieux renoncer.
-Bien. Puisqu'il en est ainsi, je viens.

Et Terukichi n'eut pas le temps de crier que déjà, le bras de Yuki passait à travers les rideaux et saisissait fermement le pauvre garçon qui n'eut d'autres choix que de se laisser tirer en dehors de sa cachette.
Yuki l'a contemplé longuement de haut en bas, et n'a pas soufflé mot. Consumé par la honte, Terukichi fermait les yeux et priait intérieurement une aide divine.
Jamais. Jamais, même dans ses rêves les plus fous, il n'eût pu imaginer porter vêtements aussi somptueux et princiers. Ces broderies de fils d'or, ces boutons d'argent, cette encolure élégante et florissante, cette dentelle exquise et raffinée, ces épaulettes majestueuses et royales, ces perles de nacre, le tout sur un fond blanc d'une pureté inimaginable, et cette veste ouverte qui s'étendait en une longue cape tombant magnifiquement jusqu'à ses chevilles, mettant en valeur ses longues et fines jambes que des bottes noires de cuir verni recouvraient jusqu'à hauteur des genoux et galbaient ses mollets, tout cela faisait de lui un adolescent miséreux transformé comme par magie en un prince exquis des temps modernes. Terukichi qui, à travers ses yeux clos, ne sentait que trop le regard perçant de Yuki rivé sur lui, a fini par capituler et il allait se précipiter à l'abri de sa cachette que la voix de l'homme le figea :
-Seul un costume si élégant pouvait si bien seoir à ta beauté. Tu es tellement radieux, Terukichi, que je ne peux le décrire.
Le garçon n'a pas répondu. Il s'est retourné, les yeux brillants, et a vu Yuki qui lui adressa un sourire pudique empreint de tendresse. Sans un mot, Terukichi a couru en dehors de la pièce.


 

 
 
 
 




 
 
 
 
 
 
 
 


-Toshiya.
Lentement, l'homme a défait sa contemplation pensive du sol pour lever les yeux vers celui qui avait prononcé son nom. Un visage se penchait sur lui et illuminait le sien d'un radieux sourire. Toshiya s'est relevé de son fauteuil dans un mouvement empli de grâce et a pris dans ses bras le jeune homme qui se trouvait en face de lui et qui, une fois que Toshiya fut debout, semblait bien plus petit à présent.
-Tu es enfin là, Kyô. Le patron... Je veux dire le Roi Yoshiki m'avait dit de t'attendre dans ce boudoir, et voilà une heure que je suis ici. Je commençais à douter que tu ne viennes. Je suis si heureux de te revoir dans de telles circonstances.
-Toshiya, tu es venu ici expressément pour moi, dis ? Je ne veux pas paraître présomptueux, bien sûr, mais c'est ce que Miyavi m'a dit.
-Je ne voulais pas te laisser seul. Lorsque cet homme est venu nous convoquer, Miyavi et moi, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser passer cette chance. Kyô, moi, je peux travailler n'importe où si tu es là.
Dans une expression d'infinie tendresse et de joie, Kyô a déposé un long baiser sur la joue de Toshiya qui éclata de rire.
-Je n'ai pas l'habitude de te voir ainsi vêtu avec les cheveux détachés, Toshiya. J'aurais dû m'en douter, mais la noblesse te sied à merveille.
-Je suis heureux de te l'entendre dire, Honey. Miyavi m'a dit que j'avais juste l'air d'une poupée de luxe.
-Miyavi ? répéta Kyô, éberlué.
Il n'eut pas le temps de s'étonner que la lourde porte de bois s'ouvrit en grand et Miyavi apparut sur le seuil, l'air courroucé.
-Toshiya ! Qu'est-ce que tu fais là, abruti ?!
-Pourquoi est-ce que tu me grondes, mon amour ? gémit puérilement Toshiya qui détacha son étreinte de Kyô pour venir se coller à Miyavi qui le repoussa dans une grimace.
-Je ne suis pas ton "amour" et tu aurais pu me prévenir que tu partais ! Nous étions dans la même pièce pour nous changer et d'un seul coup, tu désertes sans rien dire ! Je continuais à parler tout seul dans la pièce, moi, j'étais derrière le paravent, si bien que lorsque Yoshiki est venu s'enquérir de ce qu'il en était pour nos tenues, il m'a surpris en train de parler aux murs !
-Tu as subi la honte de ta vie, mon amour, mais ce n'est pas grave du tout, bougonna Toshiya en approchant de Miyavi son regard innocent de chien battu.
-Ne te moque pas de moi ! Dire que j'ai accepté ce travail dans l'unique but de ne pas te laisser seul, et c'est toi qui m'abandonnes ! Ingrat !
-Mais je ne t'ai pas forcé à venir, moi.
-Tu m'y as forcé rien qu'en acceptant d'y aller ! Abruti !
Toshiya trépigna un instant, faisant grossièrement mine de pleurer dans le but d'attendrir Miyavi qui jeta un regard noir à Kyô.
-Cela, c'est de ta faute.
Sur ce, Miyavi a saisi le poignet de Toshiya et l'a entraîné avec lui en dehors de la pièce. Kyô les a regardés s'éloigner sans bouger, désabusé.




-Ne sois pas si morose, Kyô. Tu connais Miyavi, après tout, il ne se met en colère que lorsqu'il est contrarié.
L'homme a fait volte-face, le cœur battant, et a laissé échapper une exclamation de surprise lorsqu'il vit le garçon qui se tenait en face de lui et l'affublait d'un sourire adorable.
-Kai ! Qu'est-ce que tu fais ici ?!
-Je dormais dans la chambre d'à côté. Comme j'ai entendu les aboiements de Miyavi, cela m'a réveillé et je suis venu.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, bafouilla Kyô encore sous le choc de voir son ami en face de lui. Ce que je voulais savoir, c'est... Mince, je n'étais pas au courant que tu avais été aussi convoqué.
-Bien sûr ! Yuu ne te l'a pas dit ? Cet homme à l'allure excentrique, tu sais... Ce majordome, il était venu nous trouver avec Terukichi. Nous sommes là depuis deux jours. Enfin, en réalité, nous aurions dû n'arriver qu'aujourd'hui, en même temps que Toshiya et Miyavi, mais disons que... j'ai un peu changé les plans. Terukichi en a subi les conséquences, d'ailleurs...
À ces mots, le sourire joyeux de Kai s'effaça et il baissa les yeux, terni.
-Dis, Kyô, tu penses que c'est vrai ? Ce que le Roi a dit...
Kyô a penché la tête de côté dans un air interrogateur et Kai a bafouillé, confus :
-Ce n'est pas que j'ai peur ou quoi que ce soit. D'ailleurs, se retrouver ici ne sera sans doute pas plus éprouvant que ce que nous avons l'habitude de vivre, non ? Mais comment dire... Je ne sais pas si je dois faire confiance à ces gens qui offrent des promesses aussi dorées que les fresques qui ornent ce château de toutes parts.
-Kai, je ne suis pas venu pour les promesses, tu sais. Moi, si je suis venu, c'est pour l'argent. Il n'y a qu'en cela que je crois.
-Alors, toi aussi tu penses que le Roi... nous a menti pour mieux nous attirer dans ses filets, conclut Kai qui, sur le coup, sembla abattu.
-Tout ce que je sais est que nous avons chacun déjà reçu notre argent comme preuve de bonne foi. Quant à ces belles paroles... qu'elles soient vraies ou non, Kai, cela ne changera pas grand-chose. Si jamais cela était la vérité alors, peut-être que ce serait bien aussi. Mais s'il mentait alors, nous continuerions juste à vivre comme nous l'avons fait jusqu'ici ; ça ne pourra pas nous faire souffrir.
-Mais, Kyô...

Kai s'est subitement ravisé, comme si les paroles qu'il avait été sur le point de prononcer eussent pu mettre leur condition en danger. Il a adressé un pâle sourire d'excuse à son ami qui a posé fermement ses mains sur ses épaules. Kai l'a regardé qui approchait son visage de lui, profondément inquisiteur.
Kyô le savait, que Kai ne pourrait pas se taire face à ce regard.
-Kyô, tu sais, si jamais le Roi devait tenir cette promesse alors, je devrais partir. Et je pense que nous devrions tous en faire autant.

Là-dessus, Kai s'est détaché de Kyô et s'est éloigné à toute vitesse, comme s'il craignait que les fantômes de ses paroles ne le rattrapent. Pourtant, lorsqu'il a compris que Kyô ne chercherait pas à le retenir, il a fait volte-face et s'est figé, les yeux brillants.
-Je ne veux pas faire pleurer Yuu.
 

Kai a attendu encore, anxieux, mais Kyô toujours ne soufflait mot et se contentait de le fixer d'un air absent alors, Kai a tourné les talons et s'est éloigné sous les projecteurs des lustres.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 


-On dirait que vous pleurez.
Yuu n'a pas relevé la tête. Autour de lui, des hommes allaient et venaient sans cesse autour de son bar, réclamant telle ou telle boisson de leurs voix rauques et déjà empâtées par l'alcool. Il se contentait de hocher révérencieusement la tête et de les servir tour à tour dans un sourire qui manquait de crédibilité.
Mais au milieu de toutes ces présences ivres et envahissantes, il n'avait l'impression que de sentir l'aura troublante de Tsunehito qui agissait sur lui comme un relent de drogue. Il n'avait pas jeté un seul coup d'œil en sa direction, pourtant, mais il lui avait suffi d'entendre sa voix pour qu'à présent, il se sente envahi par l'aura entière de cet homme. Yuu a senti une impression de vide se creuser en lui. Comme si, pour faire y faire pénétrer l'aura de Tsunehito, son corps avait dû se libérer de sa propre âme.
Cela a mis en colère Yuu qui, sur le coup, ne réalisait pas que son visage s'était tendu.
-Vous n'êtes pas obligé de vous forcer, vous savez.
Yuu s'est fait force et a patiemment attendu que les clients harcelants ne libèrent enfin son comptoir pour venir se planter face à Tsunehito qui demeurait à moitié avachi dessus, nonchalant.
-De quoi est-ce que vous parlez, à la fin ?
-Vous ne voyez pas que vous perdez la face ? se contenta de dire Tsunehito dans un haussement d'épaules.
Ces mots firent brûler la haine au fond des yeux de Yuu dont la glace fondit à l'instant même pour ne devenir plus que flammes rutilantes. Face à ce regard empli de rage, Tsunehito a effectué un mouvement de recul et balayé vivement l'air de sa main comme pour chasser ses paroles.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, bredouilla-t-il confusément. En parlant de perdre la face, je voulais seulement dire... que votre visage se décompose.
-Je peux savoir à quoi est-ce que vous jouez ? grinça Yuu qui ne savait si son interlocuteur se moquait réellement de lui ou non.
-Mais, fit Tsunehito d'une petite voix coupable. Je voulais seulement vous dire que... vous n'êtes pas obligé de vous retenir de pleurer, si c'est ce que vous avez envie de faire.
-Ne soyez pas si insolent ! Pour commencer, je n'ai aucune raison de vouloir pleurer et même si c'était le cas, je ne pourrais me permettre de le faire devant les clients !
-Ne vous mettez pas en colère. Je voulais seulement vous consoler, marmonna Tsunehito en rivant sur Yuu un regard qui scintillait dans l'atmosphère sombre et bleutée qui régnait.
-De quoi devrais-je donc être consolé ? s'impatienta Yuu.
-Je ne sais pas, moi. Je me disais qu'avec tous vos employés absents, ce soir, vous deviez vous sentir seul. Ce n'est pas comme si je ne comprenais pas.
-Cela me convient très bien, d'être seul. Et d'ailleurs, mes employés reviennent demain. Pourquoi est-ce que vous continuez toujours à me harceler, à la fin ? Ne devriez-vous pas retourner travailler chez votre Maître ? À toujours être ici, je me demande si vous faites correctement votre devoir.
-C'est parce que je fais mon devoir que je suis ici, commenta Tsunehito en appuyant ses dires d'un hochement de tête.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ? s'enquit Yuu en étrécissant des yeux méfiants.
-Je voudrais parler à l'un de vos garçons.
Yuu s'est figé. Il a saisi un verre dans sa main et l'a serré de toutes ses forces pour catalyser sa nervosité.
-Qui est-ce que vous voulez, encore ?
-Ah. Je suis désolé. Il s'agit de cette personne.

Sur ces mots, Tsunehito s'est empressé de sortir un mince dossier de sous sa chemise et l'a tendu sous les yeux de Yuu qui parcourut la première page avec amertume. En haut à droite de la feuille était collée une photo d'identité du garçon dont le nom s'étendait en caractères gras.
-C'est le dernier, assura solennellement Tsunehito. Il n'y en aura plus par la suite, je vous le garantis.
-Pourquoi est-ce que vous me les prenez tous ? s'étrangla Yuu dans un hoquet de haine.
-Seulement le samedi soir. Nous vous dédommagerons avec bien plus d'argent que nécessaire, soyez-en certain, Monsieur.
-Ce n'est pas ce qui cause problème !
Il avait hurlé avec une telle violence que le pauvre Tsunehito, dans son sursaut, manqua basculer de son tabouret. Il a écarquillé des yeux mêlant terreur et stupéfaction vers Yuu qui avait involontairement attiré tous les regards sur lui.
-Je suis... désolé, bafouilla-t-il en ne sachant plus où se mettre. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je...
-Non. C'est compréhensible.
Dans un sourire désolé, Tsunehito replaça le dossier sous sa chemise, comme si laisser la photographie plus longtemps sous les yeux du gérant eût pu aggraver les choses.
-D'une certaine manière, si j'étais à votre place, je pense que je ne le supporterais pas.
Yuu n'a su que dire. Il a baissé les yeux, abattu, avec la conviction profonde que jamais Tsunehito ne pourrait comprendre sincèrement ses sentiments.
-Où est-ce que vous avez eu cette photo ? dit-il seulement pour couper court à la conversation.
-C'est un secret professionnel, Monsieur.
Tsunehito a semblé hésiter un instant, mal à l'aise, avant d'ajouter :
-Soyez certain que nous ne faisons rien de répréhensible par la loi ou la morale.
-Vous pensez sincèrement qu'à ce jour, je peux encore prétendre me soucier de la morale ?
Tsunehito n'a pas répondu. Il a redressé le buste, droit comme un i, et dévisageait intensément Yuu qui semblait fuir désespérément son regard.
-Tout ce que je vous demande, c'est de les traiter comme des humains, s'il vous plaît.

Tsunehito a hoché la tête et a voulu sourire mais de toute façon, Yuu lui tournait le dos pour se servir copieusement un verre d'alcool dont la couleur bleue laissait suspicieux quant à la nature.
-Alors, dites, renchérit Tsunehito, pouvez-vous me dire où se trouve ce jeune homme ? Je voudrais lui parler.
-Il travaille à l'étage supérieur. Veuillez attendre ici jusqu'à ce qu'il revienne.

Tsunehito a hoché la tête, décontenancé. L'espace d'un instant, il s'est demandé ce qu'il se trouvait à l'étage supérieur mais, au moment où il allait poser la question, le visage assombri de Yuu le fit se résigner.
 

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