Merry-go-Wound -chapitre seizième

Juliet

-Aux bras berçants de l'automne,
je confie le vague de mon âme.
Glissant du noir qui détonne,
je fais fi du rouge de mes flammes...
 

Il y avait une boule argentée qui se balançait lentement d'avant en arrière sous les yeux de Kamijo. Un peu déstabilisé, celui-ci a observé curieusement le jeune homme assis en position fœtale contre la porte de sa chambre, à moitié nu.
 


-J'ai un peu peur de la passion,
et j'ai mon cœur qui me fait mal.
J'ai mis mon amour en pension,
puis je me suis uni aux mâles...
 
 

Kamijo se baisse, ses grands yeux bleus rivés avec une attention profonde sur le visage baissé du jeune homme torse nu qui entonne, les yeux dans le vague. L'avait-il vu ou non ? Alors même qu'il était à quelques centimètres en face de lui, Kamijo n'était pas sûr. C'est une voix étrangement enfantine qui continue :
 


-J'ai cherché l'oasis pour une âme aride
afin de ne plus me consumer de soif ;
J'ai trouvé les vices d'un vampire avide,
et depuis c'est le déshonneur qui me coiffe...


 


-Sono.
 
 

Le jeune homme relève lentement la tête. Il la penche de côté dans un candide signe d'interrogation avant de marmonner du bout des lèvres :
-C'est une chanson.
-J'ai remarqué, que c'est une chanson.
-Tu l'aimes bien ?
-Je ne sais pas. Elle est mélancolique. Mais elle est belle, je crois que je l'aime bien. Sono, il est deux heures du matin, tu sais.
-Oui, je sais, fit le jeune homme sur un ton d'excuse. Mais je ne dors pas.
-Cela aussi, je l'ai bien remarqué, idiot. Ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi est-ce que tu es recroquevillé devant ma porte.
-Tu n'étais pas là.

Kamijo fronce les sourcils, intrigué. Il se penche un peu plus, soulève le menton de Sono pour l'obliger à soutenir son regard. Le garçon passe sa main devant ses yeux, il semble aveuglé par la lumière du plafond, mais très vite Kamijo l'emprisonne. Les prunelles de Sono papillotent, comme guidées par une folie inconsciente.
-Tu te sens mal, Sono ?
-Je me suis réveillé. Alors je suis venu te voir, mais tu n'étais pas dans ta chambre. Alors j'ai attendu, même si je savais que tu te mettrais en colère.
-Je ne suis pas en colère. Regarde-moi.

Le garçon obéit, un peu trop docilement pour que cela semble normal, et il semble avoir du mal à laisser son regard fixé sur un même point plus d'une seconde. Toujours, ses prunelles papillonnent, ses paupières papillotent, et il ne tarde pas à baisser la tête, protégeant son crâne de ses mains.
-Sono, tu es sûr que tout va bien ?

-Je veux retrouver le bonheur perdu
inventé dans les rêves d'enfance ;
Mais ce soir j'ai trouvé mon cœur pendu
comme il s'accroche à la dépendance...
 
 

-Sono, espèce d'imbécile, réponds-moi lorsque je t'adresse la parole, a fait Kamijo d'une voix enrouée.
Il a posé sa main sur l'épaule de Sono qui a brusquement sursauté, le fixant de ses yeux exorbités dans une panique démesurée.
-Ah, ce n'est que toi.
-Bien sûr que c'est moi, qui veux-tu que ce soit d'autre ?
-Sono... Non, pardon, Sono, c'est moi. Je voulais dire, Kamijo, est-ce que tu te souviendras de moi plus tard ?
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit l'homme qui devenait de plus en plus inquiet.
-Mais je ne sais pas, moi, balbutiait fiévreusement le garçon à toute vitesse comme s'il avait peur de quelque chose. Si par exemple je disparais pendant sept ans et demi, d'un coup, comme ça, et que subitement je réapparais, toutes ces années plus tard, est-ce que tu te souviendras de moi ?
-Sept ans et demi ? a répété Kamijo.

Sans savoir pourquoi, un mauvais pressentiment l'assaillait. Comme si un malheur soudain allait tomber sur leur tête. Non. Plutôt, comme si un malheur ancien allait resurgir sans crier gare.
-Sept ans et demi, c'est trop long pour que tu te souviennes de moi, conclut Sono. N'est-ce pas ? Bien... Alors comme ça, c'est trop long.

Un sourire vide flottait sur son visage et ses yeux rivaient le mur en face de lui avec un fond de mélancolie et pourtant, quelque chose dans l'expression de Sono laissait penser Kamijo qu'au fond de lui, il était un peu soulagé. Soulagé, mais de quoi ?
-Au bout de sept ans et demi, ou même de vingt ans, Sono, je me souviendrai toujours de toi.
-Pourquoi ? a-t-il articulé d'une voix atone.
Kamijo avait le sentiment de parler à une poupée animée d'intelligence, mais dépourvue d'âme. Un insoutenable malaise pesait sur ses épaules mais il s'efforçait de ne rien laisser paraître.
-Parce que tu es l'être le plus détestable qu'il ne m'a jamais été donné de rencontrer, Sono. Voilà pourquoi je n'ai aucun espoir de t'oublier.
Le garçon a effectué une moue un peu déçue avant de reposer son regard vide sur Kamijo.
-Mais c'est complètement différent, si c'est parce que tu me hais.
-De quoi est-ce différent ?
-Mais, de lui.
-Lui ?
Au moment où Sono a fermé les paupières et a posé sa joue sur ses genoux repliés, Kamijo a su qu'il n'aurait pas de réponse. Il s'est contenté d'observer, mi-inquiet mi-hagard, ce jeune homme à demi nu qui semblait dormir en position assisse et dont des frissons recouvraient le dos et les bras sans qu'il ne se soucie du froid.
-Tu devrais aller dormir, maintenant, Sono.
Il a agrippé ses mains autour des bras du garçon qu'il aida à se relever. Sono chancela, ensommeillé, avant de se débattre frénétiquement pour échapper à l'emprise de Kamijo qui déjà l'entraînait à l'autre bout du couloir.
-Je voulais aller dormir avec toi, Kamijo. Mais comme tu me détestes, je suppose que tu ne veux pas ?
Kamijo a poussé un long soupir, et a semblé réfléchir longuement avec inquiétude avant de déclarer :
-C'est pour me demander de t'accueillir que tu étais venu devant ma chambre ?
-Oui, fit Sono sans aucune honte.
-Je n'ai aucune raison de vouloir t'accepter, tu sais.
-Oui, je sais. J'aurais dû y penser plus tôt, puisque tu me détestes. Enfin, je veux dire, l'on se déteste, mais j'ai fait un cauchemar, alors, comme je n'osais pas venir réveiller Riku, j'ai pensé à toi. Je retourne dans ma chambre, dis. Bonne nuit.
 

Il s'est éloigné, ses pieds nus traînant sur le sol, et n'a pas réagi lorsqu'il a senti les doigts de Kamijo se resserrer autour de son poignet.
-Je te déteste, Sono. Mais pas ce soir, d'accord ? Juste pour ce soir, je vais faire semblant de ne pas te détester, parce que ce soir, tu n'es pas dans ton état normal.
Sono s'est retourné. Il a levé le visage vers lui, le fixant de ses grands yeux sombres tout hébétés, et puis, le "merci" qu'il a essayé d'articuler du bout des lèvres est demeuré coincé dans sa gorge.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Depuis combien de temps est-ce que cela dure ? Les pleurs étouffés dans le noir. Allongé sur le dos, Kamijo fixe le plafond invisible, noyé sous les ténèbres. Il lui semble que cela fait une éternité qu'il se demande s'il doit continuer à faire semblant de dormir ou non.
Il se demande si montrer à Sono qu'il entend ses pleurs ne renforcerait que le mal-être de celui-ci. Il ne veut pas s'en mêler et pourtant, à chaque seconde qui passe, il lui semble qu'il a tort. Si Sono pleure en sa présence, même s'il pense qu'il dort alors, peut-être qu'il espère être entendu. Mais Kamijo ne sait pas quoi dire, Kamijo ne sait pas quoi faire, il écoute juste les pleurs discrets du garçon dont la silhouette qu'il devine, même cachée dans les ténèbres, lui tourne le dos.
-Ne t'inquiète pas, hoquette une petite voix. Ce sont des larmes de joie.

Kamijo se redresse d'un seul bond et, dans un cliquetis d'interrupteur, la lumière inonde la pièce. Sono se recroqueville un peu plus pour se protéger de ce violent assaut de clarté.
-Tu savais que je ne dormais pas ?
-Mais oui. Tu n'as pas la respiration de quelqu'un qui dort.
-Sono, pourquoi est-ce que tu pleures ?
-Je t'ai dit que c'étaient des larmes de joie.
-Excuse-moi si j'ai du mal à te croire. Mais depuis tout à l'heure, tu ne sembles vraiment pas dans ton état normal.
-Justement, il n'est pas normal de ma part de verser des larmes de joie. D'habitude, je suis insensible, tu sais.
-Non, je veux dire que tu as l'air vraiment... mal.

Ce dernier mot, Kamijo a dû se faire force pour arriver à le prononcer. Soudainement lui est venue à l'esprit l'idée que "se trouver mal", c'était peut-être justement l'état le plus normal, ou du moins habituel, de Sono.
-Je vais bien, Kamijo. Tu sais, avec ce que tu m'as dit... je me sens heureux.
-Ce que je t'ai dit ? répéta l'homme, troublé.
Il s'est tu un instant, plongé dans sa réflexion, avant de commenter :
-Je t'avoue qu'il m'étonnerait que j'aie pu te dire quelque chose d'à ce point gentil, ou alors je l'ai fait sur un coup de tête.
-Ce n'était peut-être pas gentil, Kamijo, ou du moins tu ne voulais pas que ce le soit, mais c'était honnête. Tu m'as dit que tu me détestes.
-Voilà ce qui te fait donc si plaisir, commenta Kamijo qui ne savait s'il devait se vexer ou non.

Sono s'est retourné, son visage baigné de larmes présenté à la vue de l'homme qui détourna la regard, ignorant le serrement de son cœur.
-Kamijo, tu as peut-être beaucoup... énormément... presque que des défauts mais je suis vraiment touché par ta sincérité, tu sais. Lorsque j'y pense, je réalise que je n'ai jamais connu quelqu'un d'aussi sincère que toi.
-Je ne suis pas si sûr qu'en te disant cela j'étais vraiment...
-C'est parce que tu me détestes que tu te souviendras de moi toujours. Toujours... Tu ne m'oublieras jamais, Kamijo. Tu sais, même si tu dois penser à moi en mal, cela me rend heureux seulement de me dire que tu te souviendras de moi... Oui, je crois que je préfère infiniment mieux ça que d'être aimé par quelqu'un qui m'oubliera par la suite. Si tu m'avais aimé, Kamijo, peut-être que tu aurais été capable de m'oublier très vite. Mais maintenant je sais que même si je pars, Kamijo, et même si je ne reviens jamais, tu te souviendras de moi pour la seule et bonne raison que tu me détestes. Je m'en moque éperdument que tu me détestes ; tout ce que je veux, c'est que l'on se souvienne de moi, et avec toi, j'ai trouvé quelqu'un pour cela. Alors, je suis infiniment soulagé, tu sais.

Kamijo a dévisagé, impuissant, le jeune homme qui le fixait avec la plus parfaite candeur. Il a poussé un long soupir, il a bataillé avec sa conscience pour tenter de remettre de l'ordre dans son esprit où le chaos régnait. Ses pensées se bousculaient dans tous les sens pour trébucher les unes sur les autres et basculer dans le vide pour disparaître comme si elles n'avaient jamais existé. Des dizaines de questions sans réponse se succédaient sans interruption et, sous les yeux de Kamijo, le regard mêlé de reconnaissance et de douleur de Sono lui semblait insoutenable.
Rescapée de son champ de bataille intérieure, une seule question a pu franchir les lèvres de Kamijo :
-Même si je peux comprendre ton désir que l'on se souvienne de toi, pourquoi est-ce pour toi à ce point une obsession ? Pourquoi d'abord est-ce que tu penses que je ne me souviendrais pas de toi si je t'aimais ? Ce n'est pas logique, tu ne crois pas ? Si l'on aime quelqu'un sincèrement, l'on n'a aucune raison de l'oublier.
-Oui, fit Sono avec morosité, tendant ses bras au plafond pour fixer ses doigts écartés sous la lumière. C'est aussi ce que je pensais auparavant mais je me suis rendu compte, Kamijo, que j'avais tort. L'on peut oublier les gens que l'on aime. En revanche, je reste persuadé qu'il est impossible d'oublier quelqu'un que l'on déteste. Moi non plus, tu sais, je ne t'oublierai pas.
-Donc, il t'importe peu que quiconque te déteste, du moment que tu as la garantie que cette personne te survive toujours dans sa mémoire ?
-Oui. Kamijo... Je sais que je ne devrais pas te demander cela, mais il y a une faveur que j'aimerais que tu m'accordes. Si tu veux, tu peux me demander n'importe quoi en échange, je suis prêt à n'importe quoi pour que tu puisses me faire cette promesse.

Hésitant, Kamijo est venu se pencher sur le jeune homme qui eut un léger sursaut, sur le coup. Il a semblé s'apaiser lorsqu'il a vu le visage de Kamijo s'arrêter à plusieurs centimètres du sien. Sono était étendu et les bras tendus de Kamijo s'appuyaient d'une part et d'autre de ses épaules, encerclant le corps alors prisonnier.
-Quelle promesse, Sono ?
-Mais, la promesse de me détester toujours. Déteste-moi pour toujours et à jamais, Kamijo, et si tu fais cela alors, tu vivras avec la bonne conscience d'avoir garanti le bonheur éternel d'un homme.
 
 

Silence. Le visage de Sono semblait parfaitement serein et pourtant, sous sa poitrine, son cœur battait à tout rompre. C'était un mélange d'angoisse ; l'angoisse de sa réponse mais aussi, une excitation à voir l'homme si proche de lui qui rivait sur lui un regard bienveillant, quoiqu'un peu douloureux. S'il était bienveillant, ce regard, alors il voudrait son bonheur. Cela voudrait dire que Kamijo accepterait sa requête. Mais Kamijo a fermé les yeux sans se rendre compte que la longue cascade flamboyante de ses cheveux tombait et effleurait le visage du jeune homme. Kamijo a pris une profonde inspiration et, lorsqu'il a rouvert les yeux, Sono a cru qu'il allait pleurer. Il n'en fut rien pourtant, et c'est d'un ton grave que Kamijo a articulé :
-Sono, je suis désolé. Bien que ce soit malgré moi, je crois que je vais te rendre malheureux.
 
 

 
 
 
 
 
 
 

Il n'a rien dit, Sono. Il était juste là, allongé qui le rivait de ses grands yeux brillants. Il n'a rien dit lorsque Kamijo a faiblement secoué la tête de gauche à droite, comme s'il se refusait à prononcer les mots qui allaient causer son malheur. Il n'a rien dit non plus lorsque Kamijo, le visage assombri de douleur, a délicatement pris dans ses bras le garçon qui s'est laissé faire, bien qu'un peu effrayé.
Mais c'est une fois qu'il a senti les lèvres de Kamijo se presser contre sa joue qu'il sentit un déclic.
Et c'est sans transition, sans qu'il ne puisse rien faire pour se retenir, que Sono de nouveau s'est mis à fondre en larmes.
Kamijo l'a gardé dans ses bras, laissant le gracile corps se secouer sous les sanglots irrépressibles, et il a doucement caressé le dos nu du garçon, le cœur serré.
Ces larmes-là, s'est dit Kamijo, semblaient bien plus heureuses que les premières.
Alors, Kamijo a resserré un peu plus son étreinte, confinant Sono dans le creux du plus parfait silence, et il a attendu longtemps, patiemment, jusqu'à ce que ses pleurs enfin taris, Sono ne se libère de ses bras et ne s'allonge sous les yeux de l'homme, dans la plus parfaite sérénité et la plus totale confiance.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Au-dessus du jeune homme endormi, un corps se penche et des lèvres frôlent celles qui restent entrouvertes dans un sommeil paisible. De longs cheveux noirs effleurent la peau diaphane du garçon et honteusement, un baiser volé se dépose là, juste au coin de ces lèvres dont la couleur rose pâle rappelle la douceur des pétales de fleurs de cerisiers.
Les draps blancs se défont, laissant apparaître le corps à demi nu du garçon, et un autre s'allonge à côté de lui, vient se coller contre la chaleur de l'endormi autour duquel l'homme passe un bras.
Au-dessous des paupières closes, la lumière vive du plafond recouvre le monde d'une atmosphère rougeoyante, et très vite ces paupières se mettent à papilloter en même temps qu'un faible gémissement s'échappe de ces lèvres humides. À côté de lui, le corps se redresse, observe avec un peu d'appréhension le visage du garçon dont le front se plisse. Bientôt, ses bras se tendent, le corps endormi se tortille et vient se tourner vers le corps qui laisse échapper un rire.
-Qu'est-ce que tu fais là ? a fait la voix ensommeillée de Takeru, ce qui a aussitôt stoppé le rire d'Asagi.
-Ce n'est pas ce que tu crois, bredouilla celui-ci, blême. Et puis, je ne t'ai pas embrassé.
Redressant le buste, appuyé sur ses coudes, Takeru a dévisagé avec suspicion Asagi dont les sentiments se partageaient face au comique garçon encore tout bouffi de sommeil dont les cheveux blonds s'emmêlaient follement, tandis que Takeru montrait une grimace hostile à la présence d'Asagi.
-Ne me dis pas que tu m'as embrassé.
-Je viens de te dire que je ne l'ai justement pas fait, idiot ! se défendit l'homme, exaspéré.
-Bien.
Takeru a lâché un profond soupir et, s'étalant sur le dos sous le regard ébahi d'Asagi, il a tendu sa paume et a attendu fermement.
-Qu'est-ce que tu veux ? fit Asagi en fixant curieusement cette paume ouverte juste sous son nez.
-Eh bien, tu m'as lâchement embrassé pendant que je dormais, alors tu dois me payer.
-Tu plaisantes ?
-Je ne plaisante pas ! protesta férocement le garçon. Crois-tu que parce que je suis plus jeune que toi, je vais me laisser faire par un sale obsédé en ton genre qui profite du sommeil d'un innocent garçon sans défense pour lui voler sa pureté ?!
-Je ne suis pas un obsédé, espèce d'insolent ! gronda Asagi en lui saisissant le poignet. Je vais te...
Mais le garçon s'est redressé subitement et dans un hurlement de rage a cogné son poing sur la figure d'Asagi qui faillit tomber en arrière, aussi bien sous le choc moral que physique.
Il a passé sa main sur sa joue endolorie, fixant de ses yeux exorbités l'adolescent qui l'affublait d'un sourire triomphant.
-Rappelle-moi qui est le garçon sans défense ? balbutia Asagi, sous le choc.
-Donne-moi de l'argent ! Je ne suis pas ton amoureux, je suis un prostitué ; et si quiconque veut m'embrasser ou même seulement me frôler, si je ne lui en donne pas l'autorisation alors, il doit me payer !
-Puisque je te dis que je ne t'ai pas embrassé !
-Si tu ne l'avais pas fait, tu ne me l'aurais pas dit, imbécile ! Tu as quelque chose à te reprocher !
-D'accord, d'accord, reconnut Asagi dans un soupir exaspéré.
-Ah, tu vois que tu l'as fait !
-Mais je l'ai fait juste ici ! se défendit-il en appuyant le bout de son index au coin des lèvres du garçon. Ce n'était même pas sur ta bouche !
-Bon, eh bien, ça fera moitié prix alors.
-Qu'est-ce qui te prend ?! D'habitude, tu me laisses te toucher sans rien dire ! À t'entendre, l'on croirait que je suis un agresseur sexuel !
-Mais d'habitude, c'est foncièrement différent ! Là, moi, j'étais endormi, et je ne pouvais pas m'en rendre compte alors, à ce rythme-là, n'importe quel imbécile peut me violer sans que je ne le réalise !

Le teint blême d'Asagi a viré au blafard, et les deux individus se sont fixés, l'un furibond, l'autre littéralement décomposé.
-Bon, alors, paie-moi maintenant.
-D'accord. Je vois.

Sans plus rien attendre, Asagi s'est redressé et a marché d'un pas martelant en direction de la porte, les nerfs tendus par une colère qu'il réprimait avec peine.
-Ne t'enfuis pas comme un voleur ! cria Takeru qui se mit à courir pour venir se planter devant la porte comme un rempart. Voleur de baiser, donne-moi mon dû.
-Jamais. Pour avoir laissé entendre que j'aurais pu te violer... Et d'ailleurs, comment est-ce possible de se faire violer durant son sommeil sans s'en rendre compte ?! Imbécile ! Tu inventerais donc n'importe quoi pour me faire culpabiliser !
-Mais bien sûr, une telle chose est possible ! scanda Takeru en tapant du pied et tendant ostensiblement sa paume sous les yeux d'Asagi. Allez, je n'ai pas que ça à faire, j'ai sommeil. L'on peut très bien violer quelqu'un si l'on le drogue.
-Et est-ce que j'ai l'air de t'avoir drogué, pauvre abruti ?! Je n'arrive pas à croire que tu... Oh non, dites-moi que je rêve. Pour te comporter de la sorte, tu dois être vraiment drogué, en fait. Je ne pouvais pas le savoir, et à cause de cela je suis accusé d'avoir voulu violer un adolescent endormi juste parce que j'ai eu le malheur par la plus totale inadvertance de l'embrasser.
-Je ne suis pas drogué, trancha Takeru avec colère.
-Alors c'est à me rendre fou que tu cherches ?
-Tu n'as pas le droit de m'embrasser comme cela, insista Takeru qui semblait perdre un peu de sa vigueur.
-J'en ai le droit, d'habitude.
-Je ne dors pas, d'habitude.
-J'ai compris.
Et sans crier gare, Asagi a vivement saisi le visage du garçon entre ses mains et l'a brusquement attiré à lui pour poser ses lèvres contre les siennes.
Le souffle coupé par la stupeur, Takeru a tenté de se débattre mais l'homme le maintenait fermement par les épaules contre la porte, et le garçon n'eut d'autre choix que de subir ce baiser provocateur avec lequel Asagi semblait prendre un malin plaisir à le torturer.
L'étreinte sensuelle prit fin aussi brutalement qu'elle avait commencé. Asagi écrasait de toute sa hauteur le garçon sur lequel il rivait un regard brillant de triomphe. Devant lui, Takeru baissait la tête et croisait ses bras contre sa poitrine comme pour se protéger d'un danger imminent.
-Où est le problème ? Tu ne dormais pas, non ? Alors, tu n'as rien à me reprocher.
 
 
 


Takeru ne disait rien. Il demeurait juste là, plaqué contre la porte, et se protégeait de ses petits bras couverts de frissons. Il s'est recroquevillé encore plus lorsqu'Asagi a plaqué ses mains d'une part et d'autre de la porte comme pour l'empêcher de fuir.
-Ou bien, est-ce que je dois te payer, là aussi ? Après tout, lorsque tu vendais ton corps, tu n'étais pas endormi et pourtant, tu les faisais payer, n'est-ce pas ? Alors, dis-le-moi si tu veux que je te paie. Pour ce baiser-là je le ferai, Takeru, parce que ce n'était que de la provocation.
-De la provocation ?
Takeru a levé ses yeux vers Asagi, penaud. Puis il a lentement secoué la tête avant de murmurer du bout des lèvres :
-Non, c'est bon.
-Je ne te trouve pas très logique, a ri Asagi avec amertume. Pour un baiser provocateur, tu ne dis rien, mais pour un simple baiser tendre et pudique, tu entres dans une colère folle. Je ne te comprends pas.
-Asagi, enlève tes bras, je veux sortir.
-Sortir ? Dans cette tenue ?
À nouveau, Takeru a hoché la tête. Asagi a étréci des yeux intrigués, observant avec inquiétude le visage du garçon qui semblait devenir de plus en plus pâle.
-Tu es malade ?
-Je suis fatigué. Va-t'en. Laisse-moi sortir.
-Va te coucher si tu es fatigué, idiot. Où veux-tu sortir dans cette tenue ?
-Laisse-moi, je voudrais aller aux toilettes.
Asagi a hésité un long instant avant de s'écarter et de laisser le garçon partir en courant.
Il a observé Takeru s'enfuir à travers les couloirs, et à plusieurs reprises il a cru le voir perdre l'équilibre sur ses jambes chancelantes. Mais Takeru a fini par disparaître au bout du couloir et Asagi est venu lentement s'asseoir sur le lit, accablé. Il s'est laissé affaler sur le matelas et, les yeux pensivement rivés au plafond, il a attendu le retour de Takeru.

Mais cette nuit, Takeru n'est pas revenu dans sa chambre.





Lorsqu'il s'est réveillé, le lendemain matin, l'absence de Takeru fut la première chose qui frappa l'esprit d'Asagi alors. Son cœur a sauté un battement et il s'est redressé en sursaut,  avant de constater qu'il s'était endormi tout habillé. Sans plus attendre il s'est précipité hors de la chambre et, instinctivement, s'est dirigé jusqu'à la chambre du Roi.
Yoshiki a sursauté lorsqu'Asagi est entré en trombe dans la pièce pour se jeter sur lui, haletant.
-Takeru a disparu.
-Asagi ?
-Takeru a disparu, Yoshiki, sanglotait Asagi. J'étais avec lui hier soir, mais parce que je me suis comporté de manière odieuse, il est parti en courant et il n'est plus revenu. Il a disparu, Yoshiki, et c'est de ma faute.
-Je me disais bien que quelque chose ne tournait pas rond.
Asagi s'est retourné en sursaut et s'est trouvé face à Shinya qui se tenait là, décomposé par la rage.
-Toi... Sale chien...
Il s'est approché, menaçant, vers l'homme qui demeura paralysé.
-Shinya, intervint doucement Yoshiki, je t'en prie, ne t'emporte pas...
-Qu'est-ce que tu as fait à mon fils, ordure ?!
Et avec une force qui se mesurait à sa rage, Shinya a empoigné par le col Asagi que la stupeur empêchait de réagir.
-Tu pensais que je ne me doutais de rien ? enrageait l'homme en secouant violemment Asagi d'avant en arrière. Tu pensais que je ne trouvais pas cela bizarre, dès le début, que tu fréquentes si souvent mon garçon ?! À quoi est-ce que tu joues, espèce de monstre ? Ça t'amuse de manipuler des enfants ?!
-Shinya, je t'en prie, lâche-le ! ordonna Yoshiki.
-Comment pourrais-je le laisser faire ?! Toi, pauvre animal, tu crois vraiment que je vais laisser une bête sauvage comme toi t'approcher de mon garçon de la sorte ?! Oublies-tu qu'il n'est qu'un enfant innocent et que vingt années vous séparent ?! Tu pourrais être son père ! Regarde, tu es même plus vieux que moi, et tu crois que je vais laisser un pervers en ton genre toucher à mon fils ?! Je te crèverais et me crèverais à mon tour plutôt que de laisser Takeru entre tes mains sales !
-Shinya, cela suffit.

Shinya a poussé un hurlement de rage, se débattant furieusement lorsque Yoshiki l'arracha à Asagi et l'emprisonna fermement dans ses bras.
-Lâche-moi, Yoshiki ! Je ne peux pas laisser faire ! Asagi, qu'as-tu fait à mon fils ?!
-Je n'ai rien fait, rien... sanglotait Asagi, sous le choc.
-Menteur ! Tu as toi-même dit que c'est de ta faute !
-Je n'ai rien fait ! Je ne sais pas... D'accord, je l'ai provoqué, j'ai agi de manière indigne, mais je ne pensais pas qu'il réagirait pareillement, je... Il s'est enfui de sa chambre et je l'ai attendu mais lorsque je me suis réveillé, il n'est pas revenu...
-Et que faisais-tu dans la chambre d'un adolescent ?!
-Je ne faisais rien de mal, Shinya, je vous le jure...
-Je ne te permets pas de m'appeler par mon prénom ! Sais-tu seulement dans quel état l'on a retrouvé Takeru ce matin ?! Si c'est toi qui l'as mis dans cet état, Asagi, alors tu mérites de mourir !
-Dans quel état ? répéta Asagi qui sentait son cœur vaciller. Yoshiki, où est Takeru ?
-Ne le lui dis pas ! protesta Shinya. En aucun cas je ne permettrai que ce monstre vienne à nouveau pourrir la santé de mon fils !
-Je n'ai jamais eu l'intention de faire du mal à Takeru ! se défendit Asagi que l'angoisse consumait de plus en plus. Je vous en prie, je dois le voir, j'ai besoin de savoir ce qu'il s'est passé.
-C'est plutôt à nous de le savoir !
-Je ne lui ferai rien, je vous le jure ! Je veux savoir où il est et m'enquérir de son état !
-Est-ce que je peux au moins savoir quel genre de relation entretiens-tu avec mon fils ?!
 
 
 

 
 


Asagi s'est tu. Sans savoir pourquoi, il a senti quelque chose s'effondrer en lui. Quelque chose comme une muraille de pierres qui, depuis longtemps déjà, avait commencé à s'effriter avant de crouler.
Asagi a secoué la tête de gauche à droite et son regard semblait vide comme il a articulé du bout de lèvres tremblantes :
-Non. Je ne peux pas vous le dire.
Shinya l'a dévisagé, hébété, et sa colère allait exploser lorsqu'Asagi a déclaré :
-Parce que je ne le sais pas moi-même.

Sur ces mots, il a rivé un regard suppliant vers Yoshiki. Un regard qui criait une détresse infinie au fond de laquelle Yoshiki pouvait pourtant deviner l'innocence qui s'y terrait. Une innocence déchue par la souffrance. Yoshiki a poussé un long soupir avant de prononcer, presque à contrecoeur :
-Ce matin, alors que je me suis rendu dans ma salle de bains, j'ai trouvé Takeru étalé à terre, à demi nu qui tremblait, recroquevillé sur lui-même. Lorsque j'ai voulu m'enquérir de ce qui s'était passé, il n'a pas voulu me répondre et il s'est mis à pleurer jusqu'à n'en plus pouvoir. Il était pâle et il grelottait de froid, ça empestait le vomi dans la pièce bien qu'il avait trouvé la force de tout nettoyer... Sans rien savoir, bien sûr, je lui ai demandé s'il voulait que je t'appelle, parce que d'habitude, tu es la première personne que Takeru veut voir, tu sais... Seulement, à ce moment-là, il s'est mis à pleurer encore plus fort et à s'accrocher à moi comme s'il avait peur que je ne l'abandonne. Alors, j'ai aussitôt appelé Shinya et c'est seulement lorsque Shinya est arrivé que Takeru a pu se calmer...
-Je lui ai dit de venir se reposer dans ma chambre et lui ai proposé de rester pour le veiller. Mais mon fils a refusé car il a prétendu que ma chambre serait sans doute l'un des premiers endroits où tu penserais à venir le chercher ! a grincé Shinya qui n'avait plus vraiment le cœur de faire éclater sa colère face à la mine déconfite d'Asagi.
-Je vous en prie, où est-ce qu'il est ? s'enquit celui-ci d'une voix coupable.
Yoshiki a lancé un regard inquisiteur à Shinya qui s'est contenté de lui tourner le dos en grimaçant.
-C'est simple. Si je retrouve mon fils une nouvelle fois dans cet état à cause de toi, je te tue de mes propres mains.
-Il est dans la chambre de Tsunehito, a fait Yoshiki dans un petit rire nerveux. Je t'en prie, Asagi, fais attention à Takeru. Fais attention à toi, ajouta-t-il en désignant Shinya d'un geste de la main.

Et après mille baisers de remerciements sur les joues de Yoshiki qui se laissait faire, Asagi s'en alla en courant. Shinya l'a regardé partir, désabusé.
-Et moi ?
-Quoi ? Tu es jaloux ? l'a taquiné Yoshiki.
-Ce que tu peux être idiot quand tu t'y mets ! Mais même si cet homme est un peu plus âgé que moi, il me doit le respect dans la mesure que je suis peut-être son futur beau-père !
Cette fois, ce fut au tour de Yoshiki de regarder Shinya avec de grand yeux éberlués avant que la mine honteuse de celui-ci ne l'amène à fondre d'attendrissement, et il n'en fut pas plus pour que Shinya se voie assaillir par de tendres baisers qui l'amenèrent à s'effondrer sur le lit.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Je ne devrais peut-être pas dire cela, tu sais. Mais quand je la regarde, puis quand je te regarde, toi, j'ai l'impression d'avoir commis une erreur en t'offrant cette poupée.
Terukichi était agenouillé sur son lit comme il a entendu cette voix intrusive surgir de nulle part et il s'est retourné en sursaut, le cœur battant. Il n'a rien dit lorsqu'il a vu Yuki qui se tenait là, debout sur le seuil de la chambre, et le regardait avec désolation.
-Je peux entrer ?
Terukichi a fait oui de la tête, mais son inquiétude s'est accrue quand l'homme est venu s'asseoir sur le rebord du lit. Juste en face du garçon, installée sur le rebord de la fenêtre, la poupée se tenait là. Elle avait toujours les bras tendus comme si, depuis le début, elle attendait encore cette étreinte qui était déjà venue pourtant tant de fois. Juste une petite poupée de cinquante centimètres de hauteur mais en laquelle Terukichi voyait un être humain.
-Pourquoi est-ce que vous dites cela ? a-t-il murmuré sans quitter la poupée des yeux, bien qu'il se doutait déjà de la réponse. Si vous voulez que je vous rembourse... Je le ferai, mais attendez, s'il vous plaît.
-Je n'ai jamais dit que je voulais que tu me rembourses, rétorqua sèchement Yuki. Et comment trouveras-tu l'argent ? En te prostituant encore plus ? Alors que c'est justement parce que tu continues à exercer ce commerce indigne que je regrette de t'avoir fait ce cadeau ? Non, Teru, il en est hors de question.

Le garçon n'a pas répondu. Juste, il a baissé les yeux comme s'il se sentait coupable de regarder encore cette poupée. Comme s'il n'avait pas le droit d'y tenir autant et de savourer sa présence.
-Lorsque je te l'ai offerte, je t'ai demandé un baiser en échange... Un baiser pas aussi fougueux que celui que tu m'as donné alors, d'ailleurs, mais enfin, cela est un autre détail dont je ne préfère pas parler... Mais je regrette à présent, Teru. J'aurais dû te demander autre chose en contrepartie. Quelque chose qui est bien plus cher à mon cœur, et qui devrait l'être au tien aussi.

Un peu anxieux, Terukichi s'est retourné et a rivé sur Yuki de grands yeux inquisiteurs. L'homme n'a pas pu s'empêcher de sourire face à ce visage penaud, mais il s'est vite repris, craignant perdre sa crédibilité.
-J'aurais dû à ce moment-là te faire promettre que tu ne recommencerais pas, Teru. Seulement à cette condition j'aurais dû accepter. Mais... Si je l'avais fait, je suppose que tu n'aurais pas eu cette poupée.

    Terukichi n'a pas répondu. Poussant un soupir, il a replié ses jambes contre sa poitrine car rester à genoux avait ankylosé ses membres douloureux.

-Il y a une chose tout de même que je voudrais savoir.
Bien sûr, le ton de Yuki était exempt de toute agressivité ou de menace pourtant, Teru a senti au fond de lui qu'un sentiment dangereux animait alors l'homme à cet instant. Un sentiment trop profond pour que le garçon ne puisse l'atteindre et en identifier la nature pourtant, l'aura que dégageait Yuki alors l'enferma dans un étau d'angoisse.
-Dis-moi la vérité, Teru. Promets-moi de me la dire, mais avant que tu ne puisses le faire, il faut déjà que tu t'avoues la vérité à toi-même.

Alors Teru a acquiescé, peut-être par envie de lui plaire, peut-être par crainte de désobéir. Il a juste acquiescé de l'air le plus déterminé qu'il le put alors, mais la lueur d'appréhension dans ses yeux trahissait ses émois. Et c'est avec le lourd sentiment de torturer un être trop fragile que Yuki a trouvé la force de prononcer les paroles qui lui brûlaient les lèvres.
-Est-ce que tu te sers de l'amour pour justifier que l'on te donne de l'argent ? Ou bien te sers-tu de l'argent pour que l'on te donne de l'amour ?

Silence. Yuki ne peut pas le deviner mais alors, en Terukichi s'anime quelque chose qui tord son ventre, quelque chose de violent et doux à la fois et qui ressemble à s'y méprendre à de la reconnaissance.
-Tu dis cela, Yuki, parce que tu sais ce que j'ai fait, n'est-ce pas ?
-Oui, a-t-il lâché dans un soupir, comprenant que la question de ses tourments avait disparu dans le brouillard intime de Terukichi.
-Kai, Kyô, et Jin... Ils m'avaient promis qu'ils ne te diraient rien.
-Oh, mais je pense que tu peux leur faire confiance. Ils n'ont pas trahi leur promesse.
-Alors, comment ? s'est exclamé Terukichi en tournant la tête si brusquement qu'il frôla le torticolis.
-Eh bien... fit Yuki d'un air hésitant. Disons que je fais attention à toi plus que je ne le devrais.
-Tu veux dire que tu m'observes ?
-Ce n'est pas comme ça que je l'aurais dit... murmura l'homme dans un petit rire gêné.
Terukichi a effectué une moue boudeuse et s'est frotté le crâne en reportant son attention sur la poupée. Bien sûr, il n'était pas rancunier mais le malaise en lui se faisait de plus en plus lourd.
-Terukichi, est-ce que cette poupée a vraiment une valeur sentimentale à tes yeux ?
L'adolescent s'est contenté de hocher la tête. Dans un soupir las, Yuki s'est rapproché un peu plus pour mieux voir son visage que Teru détourna aussitôt.

-Concernant cette histoire que tu m'as racontée... Quand tu m'as dit que tu avais perdu cette poupée en même temps que ta maman dans un incendie lorsque tu étais enfant... Sur le coup, je t'ai cru sans hésitation, Terukichi, parce que tu semblais subitement plongé dans une profonde tristesse. Mais après coup, je n'ai pas pu m'empêcher de penser que, peut-être, tu avais menti.
-Non, Yuki. Je te le promets, c'est la vérité. Tu peux le demander à Kai.
-Kai ?
-Mais oui. Il est mon meilleur ami depuis l'enfance, il sait tout de moi. Je te jure que c'est la vérité. Si tu ne m'as pas cru... Je suis désolé, Yuki.
-Désolé ? répéta l'homme avec déréliction. Pourquoi est-ce que tu t'excuses alors que je suis en tort de ne pas t'avoir fait confiance ?
-Parce que c'est de ma faute seule si tu ne peux pas me faire confiance. Parce que je suis un menteur de nature.
-Tu veux dire que tu m'as déjà menti sur d'autres points, Teru ?
-Non ! s'empressa de répondre le garçon avec une panique démesurée. Mise à part cette fois où j'ai essayé de te faire croire que je n'avais rien fait alors que tu savais bien que j'avais couché avec le patron du restaurant dans lequel nous étions allés, j'ai toujours essayé d'être le plus honnête possible envers toi, Yuki... Mais d'une manière ou d'une autre, j'ai l'impression...

Teru s'est tu subitement, comme s'il craignait voir tomber le ciel sur sa tête s'il prononçait un mot de plus. Yuki s'est penché tant et bien que le garçon finit par enfouir sa tête contre l'oreiller pour échapper au regard intense de l'homme.
-De quoi as-tu l'impression, Terukichi ?
-Rien.
-D'accord, j'ai compris.
Et Terukichi n'a pas eu le temps de demander ce qu'il avait compris qu'il a brusquement éclaté de rire, se renversant sur le lit et tortillant son corps dans tous les sens comme Yuki l'assaillait de chatouilles sans pitié.
-Non, haletait Teru entre deux rires convulsifs, tu n'as pas le droit. Va-t'en, va-t'en...
-Tu n'as pas fini de me tutoyer, puis me vouvoyer, pour me tutoyer à nouveau ? Tu ne sais pas où tu vas, toi.
-Alors lâchez-moi, ce n'est pas loyal... Arrêtez, je ne peux pas respirer, suppliait-t-il comme il riait et se tordait tant et plus.
-Je n'arrêterai que lorsque tu auras décidé de me dire ce que tu tais.
-Je vais le faire, hoqueta Terukichi. S'il te plaît, arrête...

Il a poussé un soupir de soulagement lorsque la torture prit fin, et il se recroquevilla en position fœtale sur le lit. Il semblait vouloir se protéger d'une éventuelle seconde attaque mais en réalité, il voulait juste se protéger de sa propre peur. Yuki s'est allongé en face de lui et leurs regards se sont croisés, l'un inquisiteur et patient, l'autre brillant et timide. Terukichi a tourné le dos à Yuki qui se redressa.
-Dis-le-moi, Terukichi. Si tu me le dis, je te dirai quelque chose aussi.
Le garçon a semblé hésiter un instant, pesant le pour et le contre, puis il a fini par murmurer du bout des lèvres :
-Toujours, j'ai l'impression de te mentir malgré moi... Comme si je te cachais quelque chose sans même vraiment le savoir.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit l'homme, intrigué.
-Je ne sais pas vraiment. Ce que je sais... c'est que je voudrais au moins ne jamais avoir à te mentir ni te cacher des choses, Yuki. Mais il semblerait que pour une raison mystérieuse, je n'y arrive pas.
-Je vois, commenta l'homme qui ne voyait pas vraiment tant tout lui semblait embrumé.
Un peu craintivement, Teru s'est tourné et, allongé sur le dos, il a rivé un grand regard bleu sur l'homme qui sentit son cœur se serrer. Instinctivement, Yuki s'est reculé, bredouillant :
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Mais, tu m'avais dit que tu me dirais quelque chose aussi, bougonna le garçon.
-Ah, mais ce n'était pas vrai.
Sur ces mots, Yuki s'est redressé et s'est éloigné d'un pas résolu vers la porte, laissant derrière lui un Teru scandalisé.
-Le véritable menteur, c'est toi ! cria-t-il en pointant un doigt accusateur sur l'homme.
Yuki s'est retourné et sur son visage un sourire énigmatique s'étirait. Sur ses lèvres il a posé son index comme il se mit à rire, taquin :
-Moi, je ne raconte pas de mensonges. C'est juste que j'omets de dire certaines vérités.

Là-dessus, il tourna les talons et referma la porte derrière lui, ignorant les protestations de Teru.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Pour m'être mis en colère et avoir agi comme un enfant... Je suis désolé.

Sur ces mots, Takeru a baissé les yeux, coupable, et a senti son cœur se serrer d'angoisse lorsqu'il entendit le rire d'Asagi retentir allégrement dans la pièce. Takeru a remonté les draps qui le recouvraient à hauteur de son nez mais il fut aussitôt découvert par Asagi qui se pencha sur lui, un sourire taquin aux lèvres.

-Pourquoi t'en voudrais-je d'agir comme un enfant alors que c'est encore ce que tu es ?
Cette réplique parut ne pas plaire à Takeru qui riva sur lui un regard accusateur.
-Ce n'est pas vrai, et puis là n'est pas la question, fit-il dans une moue boudeuse.
-Takeru, reprit Asagi avec une soudaine gravité. Si quelqu'un doit être désolé ici, c'est moi. Dire que je t'ai mis dans cet état... Je ne réalisais pas alors l'ampleur de mes actes, mais de toute façon, j'ai eu tort de t'embrasser comme cela. Je me rends compte seulement maintenant que c'était te manquer de respect.
-Dans la mesure que tu ne l'as fait que pour me blesser...
-Te provoquer, Takeru, mais pas te blesser, rectifia l'homme dans un soupir de détresse.
-Mais n'était-ce pas évident que tu ne pouvais que me blesser ?
Asagi n'a rien dit. Hébété et impuissant, il a fixé Takeru qui s'était subitement redressé et rivait sur lui des yeux brillants de larmes.

-Pour toi, ce n'est peut-être qu'un baiser, et tu te dis sans doute que ce n'est vraiment rien pour moi qui ai donné mon corps à des dizaines et des dizaines d'hommes pour de l'argent. Mais tu sais, Asagi, si eux le faisaient pour le plaisir du vice, et si moi je le faisais pour de l'argent, toi, tu n'avais aucune raison de le faire. Il n'y a que deux raisons pour faire l'amour, Asagi. La première est l'amour lui-même, la deuxième est le désir charnel pur et simple, mais dans ce cas-là, est-ce qu'on peut vraiment parler de "faire l'amour" plutôt que de dire simplement "baiser" ? Oui, ça paraît vulgaire, mais c'est comme ça, Asagi. Moi, ces hommes ne me faisaient pas l'amour, ils me baisaient seulement et je les laissais faire tout ce qu'ils voulaient pour satisfaire leurs vices car ils me donnaient de l'argent en échange. Mais un baiser, aussi insignifiant cet acte puisse-t-il paraître, c'est la même chose. On le donne par amour ou bien, on le prend par désir, par violence, par provocation, et toi, c'est ce que tu as fait : tu as seulement voulu me provoquer. Il n'y avait pas le moindre sentiment dans ce baiser. J'ai accepté de donner mon corps sans amour, mais en échange d'argent, Asagi. Si toi joues avec mon corps sans rien me donner en échange, alors je ne l'accepterai pas bien.
-Mais t'entends-tu seulement parler, Takeru ?! s'exclama Asagi dont la voix s'éraillait. Pourquoi me dis-tu tout cela ? Pourquoi parles-tu de "prendre ton corps" comme si j'avais essayé de te violer ?! Tu oublies qu'il ne s'agissait que d'un baiser !
-Le problème est justement que pour toi, tout cela n'est "que" un baiser ! protesta le garçon avec violence. Mais pour moi, que tu prennes tout ou une partie de ce qui m'appartient, c'est du pareil au même ! À mes yeux, un baiser doit se faire par amour tout comme l'union charnelle entre deux êtres ! Quand ce n'est pas de l'amour alors, ça doit être du commerce ! Mais avec toi ce n'était rien de tout cela, Asagi ! Ce n'était pas de l'amour venant de toi, ce n'était pas non plus un commerce puisque tu n'as rien voulu me donner en échange, alors, tu n'avais tout simplement pas le droit... pour te jouer de moi...
-Ne t'avais-je pas proposé de te payer pour ce baiser volé que j'ai aussitôt reconnu m'être indu ? C'est parce que je me suis rendu compte de mon erreur que je te l'ai proposé, alors pourquoi m'as-tu dit non à ce moment-là avant de partir en courant ?! Est-ce que tu ne trouves pas ta réaction totalement démesurée ?! Jouer au prude alors que tu... Oh, abandonne, tu m'énerves.
-Alors que je... quoi ?! l'encouragea Takeru. Allez, Asagi, crache le morceau ! Dis-le que je ne suis qu'une catin à tes yeux et que pour cette raison tu penses pouvoir faire ce que tu veux de moi !
-Je n'ai jamais pensé une chose pareille !
-Pourtant tu agis en conséquences ! Que ce soit mon corps tout entier ou rien que mes lèvres... Si tu veux les prendre pour le plaisir, fais-le, mais ce n'est pas gratuit.
-Alors, je te le redemande, Takeru : combien veux-tu pour ce baiser que je t'ai volé ? Mille ? Dix mille ? Cent mille peut-être ? Je te donnerai tout ce que tu veux mais ne me parle pas comme si j'avais voulu te violer ! Je te rappelle que lorsque tu t'es réveillé, juste parce que j'avais osé t'embrasser au coin de ta bouche durant ton sommeil, tu as laissé entendre que j'aurais très bien pu le faire, te violer !
-Non, tu ne comprends pas...
-Qu'est-ce que je ne comprends pas ?! éructa Asagi avec une violence telle que le cœur du garçon se mit à battre violemment. Pourquoi devrais-tu être le seul qui soit en colère ?! Est-ce que tu penses que je n'ai pas de raison de l'être ?! Je reconnais mes torts pour t'avoir embrassé par provocation et suis prêt à te donner de l'argent, mais est-ce que tu avais le droit de m'accuser d'avoir voulu te violer durant ton sommeil ?! Je n'arrive pas à croire que tu aies pensé à une chose pareille ! Même si cela avait été possible, même si tu n'avais pu t'en rendre compte... Tu crois vraiment que j'aurais fait ça ?
-Et pourquoi ne l'aurais-tu pas fait ?

Takeru a détourné le regard, une grimace amère tordant le coin de ses lèvres. Asagi l'a observé, impuissant et désarmé, qui ne savait que dire tant le choc de ces mots lui était violent.
-Ce n'est pas possible, Takeru, a-t-il fini par bredouiller avec désarroi. Comment oses-tu penser cela ? Est-ce que tu penses que je sois ce genre de créature sans coeur ? Takeru... Je ne suis pas un monstre.
-Non, Asagi, répondit le garçon d'un ton lent. Tu n'as rien d'un monstre en apparence.
-Alors pourquoi est-ce que tu me balances ça à la figure, dis ? Où vas-tu seulement chercher de pareilles atrocités ?
-Dans mes souvenirs.

Le cœur d'Asagi a sauté un battement. Sous ses yeux, Takeru semblait rétrécir petit à petit comme il se recroquevillait sous ses draps, penaud.
-Takeru... a murmuré Asagi en se penchant prudemment vers lui.
-C'est bon, tu es pardonné. Je sais bien que tu ne m'as rien fait d'autre. J'étais juste en colère, je me sentais humilié. Mais ça va, maintenant, tu peux partir.
-Takeru, insista Asagi en posant la main là où il devinait l'épaule du garçon. Qu'est-ce que tu veux dire par...
-Tu as vraiment besoin que je te fasse un dessin ?
La tête de Takeru est sortie de sous les draps et il a dévoilé un visage tordu de rage et de douleur à Asagi qui sentit le monde s'effondrer autour de lui.
-Lorsque l'on se prostitue, Asagi, il ne faut pas s'attendre à toujours tomber sur des personnes honnêtes.
-Tu veux dire...
-J'ai même peur de dormir avec toi, Asagi. C'est idiot, non ? Je sais que tu n'es pas dangereux, je sais que tu ne me feras pas de mal et pourtant, alors que c'est moi-même qui t'ai supplié de venir dormir avec moi quelquefois, je suis quand même terrorisé... J'ai le sentiment que tu me protèges mais en même temps, la moindre présence à côté de moi la nuit me rappelle cet homme, le premier client qui m'a drogué pour profiter de moi. Est-ce que tu sais ce que ça fait de se réveiller un matin et de se découvrir tout nu et voir que l'on a été dépouillé entièrement de tous ses biens ? Sais-tu ce que cela fait que de se rendre compte que l'on a été violé alors que l'on était inconscient ? Sais-tu ce que veut dire être si meurtri que bouger devient presque impossible ? Est-ce que tu sais seulement ce que j'ai pu ressentir à ce moment-là ? Est-ce que tu imagines seulement ma crainte des hommes depuis ?! Bien sûr, c'est de ma faute, parce que j'ai choisi de me prostituer et parce que je savais depuis le début que le danger était omniprésent... Seulement, l'on a beau se croire lucide... L'on ne réalise vraiment que lorsque le malheur nous est tombé dessus.

Takeru a poussé un hurlement comme Asagi s'emparait subitement de lui, le tenant fermement par les épaules. Asagi approcha son visage à quelques millimètres du sien et l'un horrifié, l'autre consumé de rage, leurs regards ne se quittaient pas.
-Dis-moi qui c'est, Takeru. Son nom, même pas, juste sa description physique me suffira. Son âge approximatif, sa taille, son visage, sa manière de parler, de s'habiller, son lieu de vie... Dis-moi n'importe quoi, le moindre indice, je te jure que je retrouverai cet homme et que je le tuerai de mes propres mains, je le déchiquetterai, je l'éventrerai et lui ferai ressentir l'avant-goût de la douleur qu'il t'a donnée. Je le...
-Non.

Takeru a faiblement secoué la tête. Un sourire qui mêlait la reconnaissance à la tristesse éclairait à peine son visage pâle. Asagi s'est tu, désarmé.

-Cela ne servirait à rien. Le mal est fait, et te venger stupidement de cet homme n'effacerait rien... Moi, de toute façon, tu sais... Même si cette épreuve était profondément humiliante et blessante... L'était-elle plus que toutes ces fois où je me suis fait payer pour coucher ? Asagi, tu sais, je me dis que cette fois-là, si j'ai été violé, alors je n'étais pas vraiment coupable parce que ce n'est pas moi qui l'avais voulu... Mais toutes ces fois où j'ai vendu mon corps, je l'ai fait délibérément et en toute conscience. D'une certaine manière, j'ai été bien plus sali en me prostituant qu'en étant violé. Parce que si cet homme n'était pas honnête, ce n'était pas vraiment de ma faute, tu vois, je peux prendre le statut de la victime... Mais pour ces innombrables fois où j'ai été traité comme un pantin, je suis l'unique fautif. Tu sais, Asagi, si la prostitution est un crime, alors le prostitué en est l'arme, tu vois ; je suis l'arme de mon propre crime, alors c'est seulement de ma faute...
-Mais, Takeru, tu ne dois pas penser que...
-C'est pour cette raison que je n'ai pas accepté que tu me traites de la sorte, Asagi. Même si bien sûr, tu ne pensais pas à mal, je ne veux plus jamais laisser quiconque me toucher sans amour. Toi, Asagi... Toi le seul homme que j'aime réellement après mon père, le seul qui ait réussi à me mettre en confiance, le seul dont je n'ai pas peur... Toi qui es avec mon père la personne que j'aime le plus au monde, toi le seul qui m'ait toujours traité comme un être humain, je n'ai juste pas accepté que tu puisses te mettre à jouer avec moi sans penser à mes sentiments. Je ne veux pas n'être à tes yeux que ce vulgaire pantin sans âme que tout le monde voit en moi... Parce que tu es le seul qui as ma confiance, parce que tu es le seul qui te sois montré toujours si gentil envers moi, Asagi. Je ne sais pas ce que je ferais si même toi venais à ne plus voir en moi qu'une vulgaire catin que l'on peut prendre et jeter quand on veut. Pour cette raison... Même si tu me donnais tout l'or du monde pour te faire pardonner de ce baiser volé, cela ne changerait rien... Parce que de toi, Asagi, ce n'est pas de l'argent que je veux pouvoir attendre.
 
 

Silence.
Dans la poitrine d'Asagi, son cœur battait à une vitesse démesurée. Ce n'était pas le malaise palpable qui planait sur eux pourtant. Ce n'était pas la gêne manifeste du garçon après qu'il avait prononcé ces paroles qu'il semblait regretter. Ce n'était pas non plus l'émotion intense qui submergea Asagi lorsqu'il crut comprendre le sens de ces paroles. C'était autre chose, de plus discret, de mystérieux. Quelque chose qu'Asagi n'arrivait pas à saisir mais qui planait là dans les airs, une sorte de mauvais pressentiment que son intuition aiguisée l'amenait à ressentir. Asagi s'est retourné en sursaut et est resté immobile, les sens en alerte, ses muscles tendus à l'extrême comme un chien sentant venir le danger.
Takeru l'a fixé, inquiet.
-Quelque chose ne va pas ? s'enquit-il d'une petite voix comme il craignait que cette réaction ne fût due à ses paroles.

Asagi l'a fait taire d'un signe de la main et, après être resté immobile durant de longues secondes encore, il sembla un peu se détendre, ou fit semblant du moins, et reporta son attention sur Takeru.
-Alors dis-moi ce que tu attends de moi, Takeru ?
-Quoi ? s'étrangla le garçon.
Jetant un coup d'œil subreptice en arrière, Asagi a répété d'un ton bas et précipité, comme si le temps lui était compté :
-Takeru, dis-moi maintenant qu'est-ce que tu attends de moi. Si je peux faire quelque chose...
-Asagi, je ne crois pas que...
-Ne crois rien et contente-toi de me le dire, insista Asagi en saisissant ses mains pour les secouer violemment. Vite, dis-le moi à l'oreille, je crois que...

Mais aussitôt sa voix fut recouverte par un cri. Un hurlement rauque et déchirant qui s'accompagnait de supplications paniquées et, dans un fracas épouvantable, la porte s'ouvrit en grand pour voir passer Shinya qui courait déjà vers eux avant que Yoshiki ne le rattrape et ne le retienne dans ses bras.
-Ne fais pas ça ! criait le Roi qui maintenait Shinya de toutes ses forces.

Sur le lit, Takeru et Asagi étaient comme deux poupées inertes, fixant avec horreur Shinya qui se débattait dans les bras de Yoshiki comme un fauve que l'on capture pour le mettre en cage. Son visage était couvert de larmes de rage et de détresse.
-Lâche-moi ! vociférait Shinya, les traits décomposés par la rage. Je vais le tuer, Yoshiki, je te jure que je vais le tuer !
-Shinya, tu perds complètement la tête, ressaisis-toi !
-Comment pourrais-je me ressaisir ?! Après avoir entendu tout cela... Je ne peux pas le pardonner, Yoshiki, lâche-moi !
-Vous avez... écouté derrière la porte ? s'étrangla Asagi, assommé.
-Papa, papa, sanglotait Takeru, qu'est-ce que tu as ? Asagi n'a rien fait de mal, je ne te laisserai pas le toucher, papa, pourquoi est-ce que tu...
-Je n'en ai rien à faire du chien, garçon indigne ! C'est toi que je veux tuer, Takeru, toi ! Alors depuis le début, ce n'étaient pas des mensonges ! Depuis le début, Sono avait raison et c'est toi qui me mentais ! Toi... Durant tout ce temps où tu me faisais croire que tu travaillais pour ramener de l'argent à la maison, alors tu vendais ton corps à des pervers ?! Toi, Takeru, mon fils que j'ai toujours cru si droit et intègre, tu as osé vendre ce corps comme une vulgaire marchandise ?!
 
Il bouillonnait. Dans les bras de Yoshiki, Shinya semblait n'être qu'une catapulte prête à lâcher.

-Ta personne, Takeru, est-ce que tu réalises que c'est ta mère et moi qui en avons pris soin ?! Est-ce que tu crois que je vais te permettre de sacrifier ce que tu as de plus précieux pour de l'argent ?! Est-ce ainsi que nous t'avons éduqué ?! Takeru, je te tuerais sur le champ si Yoshiki ne me retenait pas, tu entends ?! Je te hais, Takeru, je ne veux plus de toi, tu ne seras plus mon fils tant que tu resteras ce dépravé vil et sans fierté, Takeru, je... Je ne veux plus de toi, je ne veux plus de toi, tu salis le souvenir de ta mère, tu me salis, moi, si tu continues à porter mon nom ! Je ne suis plus ton père, Takeru ! Moi, j'étais le père d'un garçon honnête et pur, je n'ai jamais engendré une ordure qui traîne sur le trottoir, non, moi, je ne suis pas le père d'une chose comme ça.


Silence. Avec un vide à la place du cœur, Takeru s'est recroquevillé sur lui-même, son regard fixé sur son père comme s'il ne le reconnaissait pas.
-Shinya, tu es allé trop loin, a fait le murmure de Yoshiki dans l'oreille de l'homme.
Et face à la figure décomposée de Shinya, face à sa rage retenue qu'il réprimait derrière des lèvres serrées, face à ce regard brillant de fureur, Asagi s'approchait, l'âme en sang.
-Pourquoi... a-t-il murmuré du bout des lèvres.
-Ne m'approche pas, sale bête, pestait Shinya. Toi... Toi aussi tu essaies de corrompre mon fils !
-Pourquoi ?!
Et Shinya se sentit brutalement propulsé en avant, arraché à l'emprise de Yoshiki comme Asagi l'avait violemment saisi par le col. Shinya a poussé un cri de douleur quand son crâne a heurté le mur au moment où l'homme l'a plaqué et s'est mis à le secouer d'avant en arrière.
Incontrôlable, Asagi ignorait les gémissements de Shinya et les pleurs angoissés de Takeru.
-Pourquoi ?! hurlait Asagi que la rage défigurait. Pourquoi est-ce que ce sont les seuls mots que vous trouvez à dire à votre propre fils ?! Takeru n'était-il pas la personne la plus importante à vos yeux ?! Ne disiez-vous pas qu'il comptait pour vous plus que tout en ce monde ?!
-Asagi, lâche-le ! s'interposa Yoshiki en essayant d'arracher Asagi à son emprise.

Mais les efforts acharnés de Yoshiki étaient vains. La haine, la colère, le désespoir d'Asagi étaient tels que ses muscles étaient contractés à l'extrême, ses nerfs tendus comme des cordes raides prêtes à céder, et rien ne semblait pouvoir le faire lâcher prise. Au fur et à mesure que ses larmes apparaissaient dans ses yeux, sa furie n'en était que plus grande, et c'est sous les yeux horrifiés de Yoshiki et Takeru qu'Asagi soulevait sans même s'en rendre compte déjà Shinya à plusieurs centimètres du sol.
-Parce que tu penses que Takeru a besoin d'un père indigne comme toi ?! Avec une mentalité comme la tienne, est-ce que tu dois vraiment t'étonner que ton fils ait fait ce qu'il a fait ? N'as-tu donc aucune parole, aucun honneur ?! Tu as déjà oublié les paroles que tu as prononcées il n'y a pas si longtemps ?! Et dire que je t'ai cru, moi ! Dire que j'ai pensé à ce moment-là que Takeru avait de la chance d'avoir un père tel que toi, et dire que Takeru t'a cru sans doute aussi... Tu te souviens, Shinya, ce jour où tu as déclaré que les prostitués ne méritaient à tes yeux nul mépris, mais de la compassion et rien que cela ?! As-tu déjà oublié avoir prononcé ces mots ?! Que crois-tu que Takeru ait pu penser à ce moment-là ?! Il a dû être infiniment soulagé de savoir que tu pourrais le comprendre si jamais son secret devenait trop lourd à porter ! Mais toi, tu viens de tout gâcher ! Tu viens de briser l'espoir de Takeru tout cela parce que tu n'es qu'un homme hypocrite qui joue au beau parleur mais qui ne vaut pas mieux que ces enfoirés qui ont osé violer le corps de Takeru contre de l'argent ! Est-ce que tu te soucies seulement de ce que ressent Takeru ?! Tu crois qu'il n'a pas assez honte de lui comme cela, tu crois qu'il ne souffre déjà pas assez du mépris qu'on lui a fait subir pour que tu en rajoutes une couche ?! Est-ce que tu as pensé à ce que Takeru pourrait devenir si son père, le seul homme en qui il porte toute sa confiance, se met à le renier ?! Tu ne crois pas que plutôt que de blâmer ton fils, tu devrais te soucier de ses sentiments et de son sort ?! Toi, en apprenant cela, tout ce que tu sais faire n'est que de le rabaisser et lui déclarer de but en blanc que tu l'abandonnes, mais tu ne penses pas que c'est parce qu'il a vécu cela que ton fils a besoin de ton amour et de ton soutien plus que tout ?!
-Lâche-moi... sale bête, s'étranglait Shinya, haletant.

Yoshiki toujours tentait désespérément de libérer l'homme de l'emprise démentielle d'Asagi. Mais celui-ci semblait perdre le contrôle un peu plus à chaque seconde qui passait. Derrière lui, les pleurs de Takeru se faisaient plus violents et alarmants pourtant, rien ne pouvait apaiser ce bloc de muscles tendus à l'extrême.
-Et tu osais prétendre aimer ton fils ?! Est-ce que c'est ce que tu appelles de l'amour ?! "Les prostitués ne m'inspirent que de la compassion", tu parles ! Tu n'es même pas capable d'en avoir envers ton propre fils qui souffre tant ! Dis-moi la vérité ! Tu as pitié de ces pauvres prostitués innocents et victimes mais quand il s'agit de ton fils, ce n'est plus pareil, pas vrai ?! Pourquoi ?! Parce que ça te gêne de devoir dire au monde que tu es le père d'une catin ?! Mais est-ce que tu sais seulement que si Takeru a fait tous ces sacrifices, c'était pour toi, et seulement pour toi ?! Parce qu'il n'en pouvait plus de te voir galérer dans la misère chaque jour de ta vie, il a décidé de vendre son corps pour alléger ton fardeau ! Et c'est en l'abandonnant que tu veux le remercier ?! Regarde-moi bien en face, Shinya. Est-ce que c'est vraiment de Takeru que tu as honte ?! Ou bien est-ce que tu ne veux plus avoir à regarder ton fils en face parce qu'au fond de toi, tu sais pertinemment que tu es le seul coupable ?!
-Lâche...moi, suppliait Shinya qui haletait bruyamment.
-Avoue-le ! s'époumonait Asagi, les yeux exorbités par la haine. Avoue-le que celui dont tu as honte, c'est toi ! Parce que c'est toi le père indigne qui n'a pas su rendre son fils heureux ! Alors plutôt que de le blâmer pour le bien qu'il a voulu te faire au détriment de son bonheur, reconnais tes propres torts et sois-lui reconnaissant ! Parce qu'à dix-sept ans ce garçon a fait bien plus pour toi que tu n'en feras pour lui en toute une vie !
-Asagi, tu vas tuer mon papa !


La voix de Takeru s'était déchirée, emplissant la pièce d'un relent d'horreur et de supplice.
Son cœur sautant un battement, Asagi s'est pétrifié. Juste à quelques centimètres de lui, Shinya semblait agoniser qui cherchait désespérément de l'air. Le déclic s'est fait dans l'esprit chaotique d'Asagi, comme une onde de choc ayant ouvert la porte de sa conscience que, dans sa folie, il avait fermée pour se laisser aveugler par la rage. Réalisant ce qu'il était en train de faire alors, Asagi a brusquement lâché Shinya et a ouvert les paumes de ses mains sous ses yeux horrifiés.
-Papa !
-Shinya !
C'est en chœur que Takeru et Yoshiki se sont précipités sur le corps inconscient de Shinya étalé au sol. Son cœur pulsant avec panique contre sa poitrine et retentissant jusqu'à l'intérieur de son crâne, Asagi a observé dans la plus totale déréliction ce qui avait failli être son crime.

-Il respire, a fait Yoshiki après examiné l'état de Shinya.
-Papa, réveille-toi ! hurlait Takeru qui hoquetait sous ses sanglots. Papa ! Papa ! Je te demande pardon ! Papa !
-Asagi.
Le coup était tel qu'Asagi demeura sonné, incapable de prononcer le moindre mot durant un instant. La douleur brûlant sur sa joue sur laquelle coulaient des larmes inconscientes, il a fixé avec abattement Yoshiki qui tremblait de colère.
-Va chercher Yuki et Tsunehito immédiatement. Nous discuterons de cela plus tard.

Asagi a reculé, chancelant,. Il a voulu dire quelque chose mais seuls des balbutiements incohérents s'échappaient d'entre ses lèvres tremblantes et alors, il a baissé le regard vers Takeru en larmes qui appelait désespérément son père, et son sang ne faisant qu'un tour, Asagi s'est précipité hors de la pièce.

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