Merry-go-Wound -chapitre septième

Juliet

-Tu es devenu complètement fou ?!
Terukichi a sursauté, ses yeux écarquillés d'horreur comme ils cherchaient vainement quelque chose dans le noir, et les battements de son cœur dans sa poitrine s'affolaient tant et plus en même temps que, tout contre lui, il sentait se mouvoir un corps qui finit par ôter les draps et se redresser sur le lit.
À côté de lui, bien qu'il ne pouvait que deviner les contours flous de sa silhouette plongée dans l'obscurité, Kai lui lançait un regard assassin.
-Je ne dormirai plus jamais avec toi !
-Je suis désolé, bredouilla Terukichi dont l'angoisse oppressait la poitrine.
-Est-ce que ça te prend souvent de te réveiller en sursaut comme cela ? Non mais, si c'est pour me recevoir des coups de coude en plein visage pendant que je dors, non merci ! Tu retournes dans ta chambre !
-Je suis désolé, répéta Terukichi machinalement. Tu vois, un bruit m'a réveillé en sursaut.
-Qu'est-ce que tu dis ? Je n'entends rien, moi.
-Mais si. J'ai entendu une voix...
-Ce devait être Asagi qui monte la garde. Peut-être a-t-il cru attraper un malfrat tandis qu'il ne s'agissait que d'un pauvre innocent. Tout comme ça nous est arrivé la première fois que...


Kai s'est tu. Il a tressailli si fort que son coude heurta de plein fouet les côtes de son ami. Étranger même à la douleur, Terukichi baladait fiévreusement ses yeux tout autour de lui sans bien sûr rien voir d'autre que le noir total qui les entourait.
-Teru, qu'est-ce que c'était, ce bruit ?
-Je l'ignore, murmura son ami qui sentait une goutte froide perler le long de sa nuque raide. Ça ressemble...
Effrayé, Terukichi se jeta dans les bras nus de son ami qui referma aussitôt son étreinte sur lui, peut-être plus pour se rassurer lui-même que pour apaiser le pauvre garçon qui tremblait de peur.
-Personne ne réagit, dans ce château ?
-Kai, j'ai peur... L'on dirait...
-Nous devrions aller nous enquérir de ce qu'il se passe.
-Ne fais pas ça ! Si jamais nous venions à voir quelque chose que nous sommes pas censés voir, alors ce sera terrible pour nous.
-Terukichi...
-Oui.
-Tu ne trouves pas que ça ressemble un peu trop à un roman d'horreur ?
-Si ! C'est pour cela que je te dis que tu ne dois pas...
-Tout cela paraît bien trop théâtral pour être réel. Je suis sûr qu'en réalité, il ne se passe rien de si grave. Alors, je vais voir.
-Kai, tu as perdu la tête !
Terukichi agrippa ses mains autour des bras de son ami, implorant, mais Kai le repoussa aussitôt et d'un bond décidé se retrouva hors du lit. Il a allumé la lumière, éblouissant son ami qui s'enfouit sous les draps, puis s'habilla en hâte avant de s'éloigner, ignorant les supplications de Terukichi.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je peux savoir ce que vous faites ?
Kai n'était pas seul. Alertés par les cris, tous les pensionnaires du château s'étaient rués là, dans le hall d'entrée au milieu duquel Jin maintenait férocement entre ses bras un garçon dont le visage au teint cadavérique était creusé par des traits d'épuisement. Face à la vue de Riku dans cet état déplorable, Kai a senti un serrement oppresser son cœur.
-Faites quelque chose... Faites quelque chose, fit-il les larmes aux yeux en direction de la première personne qui se trouvait à côté de lui.
Mais Yuki regardait la scène, les bras croisés, et tout en son regard et en l'aura qu'il émanait laissait sentir l'amertume dégoulinante qu'il ravalait avec peine.
-Jin !
Reconnaissant la voix grave du Roi, Kai s'est retourné et a vu Yoshiki en chemise de nuit qui martelait ses pieds nus sur le carrelage. Des traits de colère défiguraient son visage.
-Jin ! Réponds-moi ! Pourquoi est-ce qu'il est ici ?!
Et il pointait son index sur Riku qui, prisonnier dans les bras de son bourreau, renversait en arrière une gorge tendue de laquelle s'échappaient des hurlements déchirants. Et plus Riku hurlait et pleurait, plus Jin refermait ses bras sur lui, impitoyable.
-Je ne suis pas celui qui l'a mis dans cet état, se défendit-il à l'attention de l'assemblée.
Kai a observé un à un tous ces gens attroupés autour d'eux qui semblaient ne pas oser réagir, et son regard s'est attardé sur Yuu qui, se tenant en retrait, rivait sur Jin des yeux dont la glace scintillait de mille éclats de haine.
-Pourquoi est-ce que ce garçon se trouve là ? grondait Yoshiki qui s'avançait d'un pas menaçant vers Jin. Il ne voulait pas venir ! Mais toi, depuis le début, tu tenais à ce qu'il vienne, n'est-ce pas ? Alors dis-moi qu'est-ce que tu as osé faire pour qu'il se trouve ici maintenant !
-Arrête ! Ne pense pas que tu as le droit de t'adresser à moi de la sorte parce que tu es le Roi ! Je te dis que je ne lui ai rien fait ! C'est vrai, je l'avoue, j'étais venu le voir jusque chez Yuu pour le convaincre de venir vivre au château, mais je ne l'ai pas forcé à venir ! Si je l'ai amené ici, c'est parce qu'il s'est effondré sur moi. Il s'est subitement évanoui, Yoshiki, et j'ai seulement pensé qu'il valait mieux le faire venir ici pour le soigner, mais en chemin il s'est réveillé et à partir de ce moment-là il a commencé à pousser des cris de possédé comme il le fait encore !

Aussitôt, les cris stridents de Riku se sont stoppés comme pour démentir les propos de son bourreau, laissant place à de silencieux sanglots qui secouaient ses frêles épaules de manière saccadée.
-D'accord, Yoshiki. C'est vrai. J'ai voulu le forcer à venir, et c'est d'ailleurs ce que j'étais en train de faire, l'entraîner de force avec moi, lorsqu'il s'est évanoui. Mais pour l'amour du Ciel, crois-moi lorsque je te dis que je ne suis pas responsable de son état.
-Il est évident que tu l'es, imbécile ! se mêla alors Kamijo, indigné. Ce sont tes manières de sauvage et tes attitudes bestiales qui l'ont terrorisé ! En se réveillant, il a réalisé ce qui lui arrivait et à sa place n'importe qui serait dans cet état !
-Jin, je ne te le dirai pas deux fois : lâche immédiatement cet enfant.
 

Kai a agrandi des yeux ahuris sur Yoshiki qui avait appelé "enfant" un homme qui n'en était plus un depuis longtemps. Cela lui a paru étrange, sur le coup, et quelque part au fond de lui, cette appellation faisait naître une inquiétude dont il n'arrivait à décerner la nature. Et Yoshiki s'approchait lentement de Jin, la main tendue, pareil à un gendarme s'avançant prudemment vers le criminel qui détient l'otage.
-Jin, tu n'avais pas le droit de faire ça.
-C'était le seul moyen de le faire venir.
-Mais il ne le voulait pas, tu ne pouvais pas le forcer.
-Je n'avais pas le choix !
-Ne parle pas comme si tu avais agi pour son bien ! Toi, tout ce que tu as fait, c'est œuvrer pour ta propre satisfaction personnelle parce que toi, ce garçon, tu le désires depuis le début et tu penses pouvoir faire de lui ta propriété !

Jamais la rage n'avait à ce point défiguré Yoshiki. Désarmé, incapable de reconnaître là son ami en cet être qui bouillonnait de colère, Jin a observé Yoshiki avancer, tétanisé.
-Tu ne peux pas faire ça... murmura-t-il du bout des lèvres.
-Qu'est-ce que je ne peux pas faire ? s'enquit Yoshiki d'un ton glacial.
-Cela, Yoshiki. Tu ne peux pas... me l'arracher.
Dans les bras de Jin, Riku avait cessé de pleurer et levait sur lui un visage candide qui trahissait sa stupeur.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Jin, tu es devenu complètement fou. Tu ne connais même pas ce garçon. Et je ne te laisserai pas lui faire du mal pour satisfaire tes désirs pervers.
-Va-t'en ! se défendit Jin dans un hurlement rauque qui tétanisa toute la salle. Tu ne sais rien, toi, tu ne sais rien et tu n'as pas plus le droit que moi de décider de ce qui arrivera à ce garçon ou non ! Va-t'en, te dis-je ! Parce que je ne te le céderai pas même sous la torture !
-Jin, si tu ne le libères pas immédiatement, je te jure que je te fais assassiner.


Silence dans la salle. Tout le monde, Jin le premier, rivait sur Yoshiki des yeux écarquillés d'horreur.
-Tu plaisantes, pas vrai ?
-Non, Jin. Je suis désolé. Mais si tu dois devenir à ce point dénué de raison et de cœur pour oser faire subir tes travers à cet innocent alors, je serai obligé de mettre ma menace à exécution.


Et comme pour appuyer les dires incontestables du Roi, la silhouette rouge et noire d'Asagi, surgie de nulle part, se frayait un passage à travers la foule et s'avançait résolument en direction de Jin qui le regardait approcher avec terreur. Le visage pâle et de marbre d'Asagi reflétait une cruauté latente qui n'attendait que de se révéler au grand jour.
-Yoshiki, c'est toi qui délires, pas vrai ? supplia Jin d'une voix que les sanglots d'angoisse rendaient méconnaissables.
-Je ne veux pas faire ça, Jin. Alors lâche tout de suite ce garçon, je t'en prie.
                 Jin a frénétiquement secoué la tête, reculant en même temps instinctivement comme Asagi s'approchait.
-Je ne lui ferai rien. Je ne le lâcherai pas.
-Jin, martela Yoshiki. Pour la dernière fois, je t'ordonne de relâcher ce garçon.
-Jamais !

Et puis, tout s'est passé très vite. Alors même que Yoshiki n'avait formulé aucun ordre, Asagi s'était férocement jeté sur Jin qui tomba en arrière, relâchant Riku dans sa chute, et il se vit assailli par une bête sauvage et incontrôlable qui déjà mordait sa gorge à pleines dents. Tout autour d'eux, des cris de panique et des pleurs impuissants faisaient résonner dans le hall immense un orchestre discordant entrecoupé de hoquets convulsifs.
-Asagi... balbutiait Yoshiki, paralysé.
-Non !

Un éclair blond est passé devant les yeux effarés du public et en un instant, Asagi s'est vu propulser sur le côté, roulant sur le sol dans un cri de douleur. Étalé sur le carrelage, Jin haletait bruyamment, et sur sa gorge s'étendait une plaie profonde et rougeoyante qui arracha des cris d'horreur au public.
-Riku... a fait la voix de Kai, perdue quelque part au milieu de l'agitation.
Et de tout son corps tremblant, Riku recouvrait celui de Jin qui, l'esprit anesthésié par le choc et la douleur, ouvrait sur lui des yeux voilés et brillants.
-Je suis désolé, pleurait Riku à l'attention de Yoshiki. Je suis désolé, ce n'est pas de sa faute, c'est moi... Je me souviens, maintenant. Je suis le seul à m'être mis dans cet état sans raison, je ne sais pas pourquoi, j'ai subitement perdu tout contrôle et j'ai commencé à délirer. Il n'a rien fait, il dit la vérité, il a juste voulu m'entraîner ici, c'est vrai, mais ce n'est pas lui qui a provoqué cet état en moi, je me suis évanoui et lorsque je me suis réveillé, je suis devenu fou, en proie à mes cauchemars, je suis désolé, Majesté, je vous en supplie, ne le châtiez pas !
 

Il était là et il tremblait, pleurait, suppliait, ce petit corps fragile qui recouvrait, mû par une touchante volonté de le protéger, celui de Jin qui, face à ce visage en larmes, ne pouvait y croire.
Riku dévisageait le Roi, Yoshiki observait Riku et tout le monde n'avait d'yeux que pour ce garçon éploré qui, dans sa vulnérabilité, tentait de protéger cet homme dans les bras duquel il hurlait un instant plus tôt à peine.
-Riku... Lève-toi, murmurait Yoshiki.
-Ne lui faites pas de mal.
-Lève-toi, c'est juste un ordre.
Blême et tremblant, Riku s'est redressé tant bien que mal et s'est avancé d'un air coupable vers Yoshiki qui passa son index sous le menton du garçon, le forçant à soutenir son regard.
-Est-ce qu'il t'a menacé pour prendre sa défense ?
-Non, Majesté. Je vous le jure sur l'honneur.
-Alors, pourquoi est-ce que tu te trouves ici, toi qui refusais mon invitation envers et contre tout ?
-Parce que je n'avais pas le choix, Majesté.
-Alors, il t'a bien menacé, trancha le Roi dont la colère crispait les traits.
-Oui, Majesté, admit Riku, mais il ne m'a fait aucun mal. Il n'est pas la cause de mon état.
-Toi... Tu es incapable de mentir, pas vrai ? murmura Yoshiki en posant des yeux émus sur lui.
Sans répondre, Riku jeta un regard en direction de Jin qui demeurait là, étalé sur le sol, respirant calmement.
-Non, Majesté, je ne mens pas.
-Alors, est-ce que tu peux me dire qu'est-ce qui t'a mis dans cet état ?

Il n'a rien dit, Riku. Il posait un regard grand ouvert sur Yoshiki pourtant, de ses yeux voilés d'absence il semblait ne rien voir, et ne rien entendre. Des grouillements parasites bruitaient dans sa tête et il a porté ses mains à son crâne, grimaçant.
-Riku ? s'inquiéta Yoshiki.
-Je ne sais pas...
Dans son esprit, des images sombres se bousculaient, s'entrechoquaient, trébuchaient et se succédaient sans interruption, des images sans queue ni tête qui semblaient ne pas correspondre les unes aux autres, des images telles des engrenages rouillés tournant à vide sans jamais s'imbriquer entre eux, et dans la poitrine de Riku, son cœur faisait mal. De sa gorge s'échappaient des halètements de plus en plus paniqués et il a porté une main crispée à sa poitrine, grimaçant.
-C'est une crise d'angoisse.

C'est Yuki qui avait prononcé ces mots comme il s'avançait précipitamment sur le garçon qui poussa un cri de terreur au moment où les mains de l'homme l'empoignèrent. Riku se débattait, hurlait, suppliait et s'étouffait dans ses sanglots et pourtant ce film accéléré et désordonné qui défilait dans sa tête ne semblait avoir pour lui nulle signification. Il perdait la notion de l'espace et du temps, et plus les gens autour de lui s'attroupaient et tentaient de l'apaisaient, plus ces images dénuées de sens dans son crâne lui faisaient faire retentir des hurlements à en déchirer les tympans.
-Lâchez-moi, suppliait-t-il d'une voix entrecoupée.
Il s'est laissé tomber à genoux et très vite les bras de Yuki, aidé aussitôt de ses compagnons, vinrent le relever. Riku a ouvert les yeux et s'est rendu compte qu'il ne voyait plus rien que des silhouettes indistinctes brouillées par les larmes, des formes anonymes qui le touchaient et lui parlaient sans discontinuer, de voix inquiètes et apaisantes, de voix menaçantes et doucereuses, des voix piégeuses et fatales, et Riku a senti une boule bloquer sa respiration dans sa gorge, il a renversé la tête en arrière, défiguré par une horreur sans nom.
-Sauve-moi !
 


"Sauve-moi." Il avait hurlé ces mots à pleins poumons pourtant, même lui ne savait pas à qui ces paroles désespérées avaient bien pu s'adresser. Le souffle coupé, Riku s'est laissé effondrer contre les bras de Yuki qui le retinrent à temps et alors, il n'a plus eu conscience de ce qu'il se passait autour de lui.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 


À côté de Jin qui avait enfoui son visage dans ses mains, Sono s'était agenouillé, sentencieux.
-Tu ne lui as peut-être rien fait, Jin. Mais avoue-le, tu lui as dit quelque chose qu'il ne fallait pas.
Jin n'a pas répondu. Tout autour de lui, il entendait les pas précipités de ceux qui se dépêchaient d'emmener Riku à l'infirmerie. Bientôt, le silence prit place dans le hall et les hurlements de Riku n'étaient plus qu'un souvenir gardé secret entre les murs. À côté de Jin, Sono semblait attendre.
-Je l'ai fait exprès.
Un coup violent la percuté et Jin a senti une douleur vive traverser son abdomen, et il s'est plié en deux, le souffle coupé, tandis que sans un mot Sono désertait calmement la pièce.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 


-Tu as dû avoir peur. Mon pauvre garçon...
En silence, Asagi avait ouvert la porte de la chambre dans laquelle Takeru était enfermé depuis deux semaines déjà. Il s'est avancé, hésitant, observant la silhouette recourbée de dos de Takeru qui, assis sur le lit, semblait encore et toujours se perdre dans la contemplation mélancolique du paysage à travers la fenêtre. Avait-il seulement entendu l'homme entrer ? Perdu dans son pyjama blanc bien trop grand pour son corps frêle, il semblait encore plus fragile, vu de dos. Réprimant un soupir, Asagi est venu s'asseoir délicatement à côté de lui. Le profil de Takeru n'a pas bougé, et ses yeux couleur miel demeuraient rivés avec lassitude sur le paysage du mois de septembre.
-Takeru, je suis là, prononça Asagi d'une voix douce.
-Oui.
-Dis-le moi si je te dérange. Je suis venu car j'ai pensé que tu avais dû être effrayé par toute cette agitation qui se déroulait à l'étage inférieur.
-Oui.
Plus que mélancolique, Takeru semblait épuisé. Avec lassitude il s'est lentement laissé basculer en arrière et a attendu que les bras d'Asagi ne viennent l'accueillir. Takeru a fermé les yeux et Asagi a contemplé avec un mélange de tendresse et de douleur ce visage pâle que la maladie avait tant creusé.
-J'ai cru que l'on assassinait un homme. Qui est-ce qui a fait cela, Asagi ?
-Un garçon nommé Riku a fait une crise d'angoisse dont nous ignorons encore la nature. Il semblerait que l'un des nôtres, Jin, l'ait amené dans ce château contre son gré.
-Je vois. Le pauvre... souffla Takeru qui, le crâne appuyé contre la poitrine d'Asagi, sentait sourdre contre lui les battements de cœur un peu rapides de l'homme.
-Takeru, depuis tout ce temps, il n'est pas normal que tu sembles si malade. Pardonne-moi de te dire cela, mais tu ressembles plus à un mort en forme qu'à un vivant fatigué.
-Je suis presque guéri, Asagi.
-Menteur. Et je suis sûr que tu as maigri ; tu sembles tout décharné.
-Je ne mens pas. Tu sais, Yoshiki est venu me voir ce matin et il m'a dit que je pouvais enfin sortir de cette chambre si je le désirais. Mais je lui ai dit que je voulais rester. Juste un peu. Je ne me sens pas prêt pour venir vivre au milieu de tout ce monde.
-Je vois. Cela doit être dur pour toi, mon pauvre garçon. Tu ne connais personne ici, je ne peux que imaginer ton malaise.
-Ce n'est pas cela, Asagi. Je peux m'adapter à toutes personnes et toutes situations. J'ai l'habitude de ce genre de choses, tu sais, mais... Je crois que je suis vraiment fatigué.
-C'est normal, après avoir traversé une tuberculose.
-Je ne peux pas dormir.

Sans le vouloir, Takeru avait murmuré ces mots d'un ton si triste qu'Asagi sentit son cœur se resserrer.
-Quelque chose te tracasse ?
Takeru hocha mollement la tête et entrouvrit ses yeux voilés de mélancolie sur Asagi qui passait tendrement sa main dans les cheveux blonds désordonnés du garçon.
-J'ai laissé Papa tout seul.
Contrit, Asagi s'est penché et délicatement a déposé un pieux baiser au coin des lèvres du garçon. Takeru s'est redressé et, agrippant ses doigts aux manches d'Asagi, il a approché son visage du sien, morose.
-Moi aussi, je suis tout seul.
Il est venu timidement enfouir son visage au creux du cou d'Asagi qui referma instinctivement ses bras autour de lui sans savoir que dire.
-S'il vous plaît, faites-moi l'amour.
Sa voix était si faible et étouffée qu'Asagi fut certain d'avoir mal compris. Il a ri, embarrassé, et a délicatement repoussé le garçon pour le dévisager d'un air grave.
-Tu reverras ton père, Takeru.
Le garçon a souri mais ses yeux embués trahissaient son chagrin.
-Sa Majesté le Roi a la bonté de payer mon père en échange de ma garde. Moi qui ne sers à rien à Sa Majesté, je lui suis déjà infiniment reconnaissant de sortir ainsi mon père de la misère. Je ne pourrais pas partir et revenir auprès de lui, car alors cela serait un affront impardonnable au Roi et de plus, cela incommoderait fort mon père qui ne recevrait alors plus d'argent.
-Idiot, lâcha Asagi, la gorge serrée. Idiot, tu ne comprends rien...
-Pourquoi ? Suis-je si repoussant que vous ne vouliez pas me faire l'amour ? Je vous en prie, prenez-moi. C'est à cela que je sers. Si plus personne ne veut de moi-même pour cela alors, je n'ai plus qu'à disparaître, non ? Je me sens seul. Ô, Asagi, je vous en prie, soyez comme un père pour moi. Je demande seulement un peu d'affection. En échange, je jure de n'être qu'à vous et de vous laisser faire ce que vous désirez de mon corps.
-Ce n'est pas ce qu'un père ferait, Takeru. Je ne peux pas.
-Pourquoi ? se lamenta le garçon qui agrippa désespérément ses mains graciles aux épaules de l'homme. Est-ce parce que je suis trop sale ? Ou bien suis-je trop jeune à votre goût ? Pourtant, vous savez, des tas d'hommes bien plus âgés que vous m'ont pris tant et tant de fois, et je vous promets qu'ils y ont pris du plaisir ! Alors, vous ne pouvez pas juger avant d'avoir essayé, au moins une fois...

Takeru s'est tu. Devant lui, les yeux d'Asagi étaient deux bombes à retardement. Des larmes se sont mises à couler d'elles-mêmes sans que Takeru ne pût rien y faire.
-Ce château n'est pas un bordel, éructa Asagi dont les yeux noirs lançaient des éclairs d'abomination. Et je t'interdis de me prendre pour l'un de ces sales vicieux sans cœur et sans honneur qui traitent des vies humaines comme de la marchandise.
-Comment... Comment est-ce que vous osez ? sanglotait Takeru, amer. Ce château n'est pas un bordel mais moi, je reste un prostitué, et si vous ne voulez pas de moi comme tel, si vous me méprisez pour ce que je suis alors, ne prenez pas la peine de venir me voir ! Qui a dit qu'il s'agirait d'un vice de votre part ?! Je suis celui qui vous le demande ! Je vous en prie, prenez-moi, je n'en peux plus... Je n'en peux plus d'être seul !
-Alors n'essaie pas de m'utiliser comme un objet pour tromper ta solitude ! vociférait Asagi qui devait se faire force pour ne pas lever la main sur le garçon. Toi... Est-ce que tu penses vraiment que tous les hommes sont pareils ?! Est-ce que tu penses vraiment qu'en ce monde n'existe personne qui puisse vouloir de toi non pas en tant que jouet sexuel, mais en tant qu'être humain ?! Est-ce que tu penses que le Roi te laisserait faire s'il savait cela ?! Est-ce que tu penses que ton père serait heureux de savoir ce que tu as fait ?! Est-ce que tu penses vraiment que tu réussiras à guérir ta solitude en ne confiant ton existence qu'à des gens qui n'en ont rien à faire de toi ?!
 
 

Et plus la voix d'Asagi tonitruait, plus les mots tonnaient comme autant d'orages menaçants, plus le visage de Takeru se défigurait de terreur, plus son teint blême devenait dangereusement blafard et le garçon se secouait de sanglots irrépressibles qui agitaient ses maigres épaules avec violence. Craignant recevoir des coups, il a protégé son visage de ses bras et s'est incliné, abattu par la désolation.
-Ne me dites pas cela... fit-il de sa voix éraillée.
-Je suis désolé, Takeru. C'est pourtant la vérité.
-Ne me dites pas que vous n'en avez rien à faire de moi !
Takeru s'est redressé subitement et dans un élan désespéré a agrippé brusquement Asagi qu'il se mit à agiter d'avant en arrière. Asagi se laissait faire car alors le visage noyé de larmes du jeune homme le privait de toute volonté de se défendre.
-Si j'ai voulu coucher avec vous, c'est parce que je pensais que vous étiez le seul à avoir quelque chose à faire de moi ! Je pensais, Asagi, que vous étiez naturellement gentil et attentionné, et que peut-être vous m'aviez un peu pris en affection tout en pensant à moi comme étant autre chose qu'un simple jouet sexuel ! C'est la raison pour laquelle je voulais me donner à vous, alors ne me dites pas que, vous aussi, vous me voyez seulement comme une catin !
                Il a continué à sangloter, impuissant, et des mots fantômes continuaient à sortir de ses lèvres qui articulaient sans parvenir à faire sortir le moindre son. Alors, comme vidé de toutes ses forces, Takeru s'est laissé sombrer contre Asagi, son corps frêle toujours animé de ses sanglots maladifs.
-Takeru, je ne parlais pas de moi, mais de tous ces hommes que tu as laissé t'utiliser contre une poignée d'argent.
Le cœur douloureusement serré par la contrition à la vue de ce garçon si fragile qu'il avait osé violenter, Asagi a doucement attiré contre lui Takeru qui se laissa faire tant il était épuisé.
-Menteur, protestait-il entre deux hoquets. Vous êtes comme les autres, vous. Vous ne me voyez pas que comme un objet, mais pire que cela, vous me voyez comme un objet sali que vous ne voulez pas prendre le risque de toucher. Dites-le, que je vous dégoûte. Dites-le plutôt que de continuer à vous montrer gentil avec moi. C'est à cause de cette gentillesse hypocrite que je vous ai demandé une chose pareille.
-Tais-toi, idiot.
-Je ne veux pas me taire. Vous n'êtes qu'un manipulateur. Vous vous montrez gentil parce que c'est le Roi qui vous le demande, mais au fond de vous, vous me méprisez et n'acceptez pas la présence d'un miséreux de bas étage dans ce château.
-Tais-toi, Takeru. Ma colère n'est pas encore retombée, tu sais.
 

Il disait cela dans un murmure, et alors, chose étrange, Takeru sentit la main d'Asagi qui se frayait un passage sous sa chemise trop large, et lentement des caresses furtives vinrent apaiser le garçon qui finit par fermer les yeux, sentant dans sa poitrine son cœur battre avec ferveur.
-Pardonnez-moi, murmura-t-il, la gorge serrée.
-Je ne te le pardonnerai jamais, Takeru.
-Alors, pourquoi est-ce que vous montrez tant de douceur encore ?
-Je le fais par vengeance. Plus je me montrerai tendre avec toi, plus tu sauras alors à quel point au fond de moi je te hais et te méprise.
-Je vois. Vous êtes un démon.
-Oui. Et les démons dévorent les Anges qui ont l'affront de se reposer contre eux. Tout comme les chiens de garde devraient dévorer sans scrupules la cuisine française que l'on leur amène dans leur assiette.
-Alors, pourquoi est-ce que vous ne me dévorez pas ?
-Tu l'as dit toi-même. Parce que tu es bien trop sale pour que j'ose te toucher.
-Vous me caressez, pourtant.
-Non ; je te soudoie.
-Asagi... murmura Takeru que la langueur amollissait peu à peu.
-Oui ?
-Est-ce que vous m'aimez ?
-Oui.
-Là, c'est un mensonge, n'est-ce pas ?
-Oui.
-Asagi...
-Oui ?
-Est-ce que vous me détestez ?
-En vérité, oui.
-Et là, est-ce que c'est aussi un mensonge ?

Asagi n'a pas répondu. Il a juste continué à lentement balader sa main sur la peau lisse du garçon qui ouvrit alors les yeux et tendit la tête vers lui, alangui.
-Ce n'est pas grave. Les autres n'avaient pas votre douceur, vous savez. Parce que les autres, ils ne prenaient pas même la peine de me mentir.
Asagi a hoché la tête, silencieux, et alors que Takeru fermait les yeux, lui laissant offert son corps perdu dans cette chemise de nuit trop grande, l'homme s'est penché et un nouveau baiser est venu se déposer sur les lèvres du garçon qui, instinctivement, formèrent un sourire.


 
 
 
 
 
 
 



 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu es seul ?
Une lumière vive est passée à travers les yeux ternes de Terukichi qui, sous le coup de l'aveuglement, porta ses bras à son visage. À travers le couloir jusqu'alors plongé dans l'obscurité la plus totale, des crépitements sourdaient dans les oreilles du garçon qui, avachi contre le mur, leva les yeux vers le visage de Yuki. Son sourire, par la lumière ondoyante du candélabre, ressemblait à un rictus fantôme qui venait hanter le garçon de sa menace. Terukichi s'est raidi, le cœur battant.

-Pourquoi est-ce que vous n'allumez simplement pas la lumière ? dit-il d'un ton qui se voulait détaché. Vous savez, les candélabres, ce n'est plus vraiment d'époque.
-Je n'aime pas me faire repérer lors de mes petites visites nocturnes.
En entendant ces mots, Terukichi fut heureux d'être dissimulé par la pénombre car alors, il sentit immanquablement le rouge monter à ses joues.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Le rire léger de Yuki vint chatouiller ses oreilles, taquin.
-Ne crois pas tout ce que je te raconte. Je m'en allais simplement dehors.
-Dehors ? s'étonna le garçon qui ne voyait pas l'intérêt d'aller dehors, en pleine nature, à deux heures du matin.
-Il arrive que j'aime à méditer sous les étoiles. C'est une chose que je ne peux faire qu'en été, aussi je profite que la saison soit encore belle pour le faire.
-Mais si Asagi vous voit surgir sans crier gare, il vous prendra pour un criminel et vous sautera dessus comme un fauve, commenta Terukichi qui frémit au souvenir de son arrivée éprouvante dans ce château.
-Bien sûr que non, voyons. Asagi sait reconnaître mes pas.
Terukichi hocha silencieusement la tête et enfouit son visage au creux de ses bras qu'il avait passés autour de ses genoux repliés. Parce qu'il avait marqué là la fin de la conversation et lui intimait une invitation à partir, Yuki regardait pensivement ce garçon prostré qui aurait dû se trouver dans sa chambre, à cette heure-ci.
-Qu'est-ce que tu fais ici, Teru ? finit-il par dire après un instant d'hésitation.
            Mais le garçon demeurait silencieux et immobile, si bien qu'après un long moment d'attente, Yuki finit par se résoudre à tourner les talons, sans même la certitude d'avoir été entendu. Mais la voix étouffée de Teru l'a figé, semblant provenir du fond d'un gouffre.
-Kai...
Yuki s'est retourné, hagard, et s'est lentement avancé vers la silhouette avachie là.
-Kai ?
-Il pleurait.

Terukichi a relevé la tête, offrant à la lumière du candélabre son visage sur lequel Yuki distingua des traces de larmes séchées.
-Tout à l'heure. Après ce qui est arrivé dans le hall. Je n'avais pas eu le courage de venir voir, moi ; ces hurlements m'avaient terrorisé. Mais Kai, lorsqu'il est revenu, il pleurait. Je ne sais pas pourquoi. Dites, je suis son meilleur ami, je le connais depuis si longtemps, mais voir Kai pleurer, c'est une chose à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer et à laquelle je ne peux faire face. Il pleurait et répétait des paroles inaudibles et alors, parce que je n'étais pas même capable de le consoler, il a fini par partir.
-Que veux-tu dire par "partir" ? s'enquit immédiatement Yuki qui sentit son cœur sauter un battement.
-Il est allé rejoindre Kyô dans sa chambre.
Yuki dévisagea Terukichi, circonspect, avant de lâcher un soupir de soulagement.
-D'accord. Je comprends que cette situation te désole et que tu te sentes quelque peu abandonné mais... ce n'est pas une raison pour rester prostré dans ce couloir, non ?
-J'ai voulu rattraper Kai, expliqua Teru, morose. Je pensais qu'il reviendrait après avoir calmé sa crise de larmes, mais après l'avoir attendu pendant une heure, j'ai su qu'il ne reviendrait pas, alors j'ai voulu venir le voir pour lui dire de revenir avec moi mais je n'ai pas osé, je me rendais jusqu'à la chambre de Kyô lorsque j'ai réalisé que je faisais peut-être une terrible erreur. Alors, je me suis assis contre le mur et j'attends que le soleil se lève.
-Excuse-moi, fit Yuki dans un rire nerveux. Je ne saisis pas très bien pourquoi est-ce que tu dois attendre ici le lever du jour. Ne devrais-tu pas aller dormir ?
-Parce que j'ai peur du noir.
Terukichi avait prononcé ces mots d'une voix à peine audible, et il baissa honteusement la tête pour ne plus voir le regard quelque peu effaré que l'homme agrandissait sur lui.
-Tu as peur du noir ?
-Je ne peux pas dormir lorsque je suis seul. Sans Kai, j'ai bien trop peur. Alors je reste ici, j'oublie qu'il fait sombre et j'attends.
-Mais, enfin, à ton âge, c'est complètement absurde, ne put s'empêcher de rire Yuki.
-Cela n'a rien de drôle ! protesta Teru.
À nouveau, il enfouit son visage au creux de ses genoux, vexé. Désolé, Yuki s'accroupit à sa hauteur, plaçant le candélabre au-dessus de son crâne baissé.
-Je ne me moque pas, mais qu'est-ce que tu vas faire si cette peur irrationnelle ne part jamais ? Tu ne pourras pas dormir indéfiniment avec ton meilleur ami, non ?
-Il est inutile de me le dire. Je sais bien qu'un jour, Kai finira par se lasser de moi.

Il avait martelé ces mots avec colère et pourtant, au fond de sa voix, c'est bien de la tristesse que Yuki crut y déceler. Il a longuement soupiré, las, avant de poser une main bienveillante sur l'épaule du garçon.
-Il ne t'abandonnera pas dans le sens auquel tu l'entends. Il t'aimera toujours. Seulement, vous n'avez déjà plus l'âge de dormir ensemble juste parce que tu as peur du noir, non ?
-Il reste avec moi seulement parce que je le lui demande. Il me prend en pitié, il sait que s'il n'est pas là, j'ai peur. Alors il se sent responsable. Mais je suppose que cette responsabilité lui pèse. Je ne peux pas l'empêcher de partir. Je ne peux pas, et pourtant je voudrais le faire.
-Terukichi, viens dormir avec moi.

Teru l'a considéré, muet, et les ombres dansantes projetées par le candélabre sur son visage semblaient accroître l'expression de sa stupeur.
-Vous plaisantez, n'est-ce pas ?
-Bien sûr que non, s'étonna Yuki. Pourquoi donc serait-ce une plaisanterie ?
Terukichi a effectué une moue pensive, silencieux, avant de s'enquérir avec méfiance :
-Vous ne me ferez rien, n'est-ce pas ?
-Cette fois, j'espère que c'est toi qui plaisantes, commenta l'homme avec amertume.

Et se redressant, il a tendu sa paume ouverte au garçon qui demeurait pantois, fixant cette main avec recueillement comme il contemplerait une croix et alors, il a posé la sienne au creux accueillant de cette main qui referma ses doigts sur lui. Terukichi s'est redressé, silencieux. Même lorsque Yuki a passé son bras autour de ses épaules, même lorsqu'il l'a entraîné avec lui au milieu du couloir à peine éclairé par le candélabre, il n'a rien dit.
Ce n'est qu'une fois qu'ils furent arrivés devant la porte de la chambre du Noble que Teru a dit :
-Je voudrais aller contempler les étoiles avec vous.
Sur le profil immobilisé de Yuki, le garçon a cru y déceler un bourgeon de sourire. Yuki s'est retourné et l'a dévisagé de ses yeux qui s'avivaient de mille éclats.
-Si Asagi te saute dessus, je ne garantis pas que je puisse réagir à temps avant qu'il ne t'égorge.

Terukichi a senti l'angoisse tordre l'espace d'un instant son cœur, mais c'est avec un naturel désarmant qu'il a réprimé le frisson qui l'assaillait.
-Je veux bien prendre le risque.
Alors, un franc sourire est venu illuminer le visage de Yuki et il saisit délicatement la main du garçon qui se laissa mener avec sérénité, et même le trouble ne sut le gagner lorsqu'au milieu du couloir, Yuki l'avait subitement attiré contre lui pour déposer un baiser là, sur sa joue tiède.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

À travers les feuillages tremblotants des arbres, les rayons du soleil filtraient leur lumière douce et chaleureuse de la fin d'après-midi. Allongé sur le matelas d'herbe, les yeux rivés vers ce ciel qui transparaissait à travers les branchages touffus, Yuu semblait comme mort, son regard dénué de vie, son corps dénué d'envie. Il était là, immobile et alangui, tout son être confié au sein maternel de la Terre qui l'accueillait comme un berceau accueille son nouveau-né.
Il semblait mort mais ses sens étaient parfaitement aiguisés, et au milieu des bruissements du vent, au milieu des pépiements d'oiseaux, au milieu des échos lointains de violons qui provenaient du château, Yuu décelait le son faible et étouffé de pas lents qui s'avançaient dans l'herbe. Il a fermé les yeux et a attendu, les mains reliées posées sur sa poitrine, que ne vienne à sa rencontre celui dont il soupçonnait déjà l'identité sans le voir.

Un cri de corbeau s'est glissé dans les conduits auditifs de Yuu dont le visage lisse ne se troubla pas. Petit à petit, les pas approchaient et c'est comme si le martèlement sourd retentissant contre le sol se répercutait jusque dans les battements de cœur de l'homme.
-Je devrais être dans les cuisines, à cette heure-là. Le Roi va me gronder.
Sur les lèvres délicates de Yuu s'est dessiné un sourire amusé mais empreint de pudeur.
-Tu n'es pas un cuisinier officiel de Sa Majesté Yoshiki. Il ne te grondera pas si tu prends un peu de temps libre à cette heure-ci.
-C'est vraiment étrange.
Yuu a ouvert les yeux. Il a tourné la tête et juste à côté de lui, Tsunehito s'était accroupi et le dévisageait d'un air rieur.
-Qu'est-ce qui est étrange ?
-Vous, Yuu. Vous êtes étrange.
L'homme a haussé les sourcils en signe d'interrogation avant de détourner les yeux, gêné par ce regard intense dont la lumière semblait percer les ombres en lui pour y lire ses secrets.
-C'est que, vous vous êtes mis subitement à me tutoyer. Sans transition. Vous ne l'aviez jamais fait jusque-là.
Yuu a vivement redressé le buste et a observé Tsunehito, le teint pâle.
-Je suis désolé, balbutia-t-il. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je ne voudrais pas paraître inconvenant...
-Il n'y a pas de problème. Vous forcer à demeurer trop courtois et distant là où vous voudriez vous montrer plus chaleureux, cela ne vous va pas.
À cette déclaration, Yuu ne sut comment réagir et il garda le silence, hébété.
-Je dis cela sans impertinence, j'ai seulement l'intuition que, dans le fond, vous m'aimez bien.
Ces paroles mirent encore plus mal à l'aise Yuu qui passa sa main dans ses longs cheveux d'encre.
-Je n'ai jamais prétendu ne pas vous aimer, de toute façon, souffla-t-il avec embarras.
-Vous ne l'avez jamais dit, non. Vous voulez le montrer seulement en restant froid, n'est-ce pas ?
-Je ne crois pas que j'ai voulu ça, répondit fiévreusement Yuu qui se sentait de plus en plus nerveux. Il est seulement dans ma nature de...
-Vous me feriez une faveur ?

Ce n'était peut-être qu'une impression, mais Yuu avait le sentiment que Tsunehito riait en disant cela. Et ses soupçons se sont accrus lorsqu'en fixant l'homme, Yuu a vu sur son visage un sourire radieux teinté d'une tendre espièglerie.
-Cela dépendrait de la nature de votre faveur... articula-t-il d'une voix rauque.
-La nature de ma faveur ? répéta Tsunehito qui semblait jubiler pour une raison inconnue qui troublait de plus en plus le pauvre Yuu désarmé. Ma faveur, elle est de nature humaine.
Et Tsunehito a passé la main sous sa chemise, en écartant légèrement le col, et il se penchait lentement sur Yuu qui se tendait en arrière au fur et à mesure que le visage de Tsunehito s'approchait du sien. À la fin, Yuu était allongé et le regard profond de Tsunehito sondait le sien, à quelques millimètres l'un de l'autre.
-Qu'est-ce que...
Et le visage trop proche de Tsunehito disparut derrière quelque chose qu'il avait sorti du revers de sa chemise.

Au début, Yuu n'a pas réalisé. C'était juste un rectangle de papier, une image mate aux couleurs affadies, une photographie assez sombre et floue qu'il ne reconnut pas sur le coup.
C'est seulement après avoir laissé fixés ses yeux hagards dessus que Yuu a senti que quelque chose n'allait pas. Et en un instant, son sang avait fait un tour.
Il y a eu un cri d'horreur, les battements d'ailes précipités des oiseaux effrayés qui s'enfuyaient et en l'espace d'une seconde, Yuu s'était jeté sur Tsunehito qui s'affala à terre.
-Rends-la moi...
Yuu le tenait prisonnier, ses mains crispées fermement agrippées à ses épaules pour le maintenir à terre, et son visage défiguré par une terreur sans nom était collé au sien pourtant, Tsunehito demeurait d'un calme troublant.
-Rendez-la moi !
Il criait et le secouait pourtant, cela ressemblait plus à une supplication qu'à un ordre. La photo vieillie que tenait dans sa main Tsunehito, Yuu avait alors toute la liberté de la lui arracher s'il l'avait vraiment voulu. Et dans un secouement de tête attristé, Tsunehito a replacé le rectangle de papier sous le revers de sa chemise.
-Je suis désolé.
Décomposé par une angoisse sans nom, Yuu l'a lâché et a porté la main à sa bouche, les larmes aux yeux.
-Je ne compte pas faire de mal avec cette photo, vous savez.
-Dites-moi où est-ce que vous l'avez eue, fit Yuu dont les sanglots naissants étranglaient la voix.
-Je suis venue la trouver jusque dans la capitale. Dans certaines archives. Disons que j'ai mené mon enquête.
-Une enquête ?! hoquetait Yuu, choqué. Pourquoi avoir mené une enquête sur lui ? Qu'a-t-il bien pu faire de mal pour que...
-Je ne pense pas qu'il ait fait quoi que ce soit de mal, trancha froidement Tsunehito qui, au fond de lui, se sentait profondément désolé pour cet homme devenu subitement si fragile.
-Alors dites-moi pourquoi ? Pourquoi est-ce que vous êtes allé fouiller dans le passé d'un innocent ?
-Parce que je voulais comprendre.
Yuu a hoché la tête en un signe d'assentiment pourtant, il rivait en même temps un regard méprisant rutilant de rancune sur Tsunehito.
-Désolé. Je ne comprends pas.
-Il semblerait que des secrets restent enfermés derrière des lèvres obstinément closes.

Yuu a étréci des yeux intrigués, essuyant d'un revers de manche les traces de larmes sur ses joues.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
-Vous ne trouvez pas cela étrange ?
Tsunehito semblait n'être plus la même personne. Lui qui débordait d'une euphorie mystérieuse un instant plus tôt avait laissé place à une expression de la plus haute gravité. Yuu a secoué la tête, penaud.
-De quoi parlez-vous ?
-Mais, l'insistance avec laquelle Jin essayait de faire venir Riku ici, jusqu'à finir par y arriver.
Yuu haussa les épaules, agacé.
-Et alors ? Vous m'énervez à faire des mystères. Si vous soupçonnez quoi que ce soit, s'il vous plaît, j'aimerais que vous me le disiez clairement. Parce qu'il s'agit-là de Riku, j'ai le droit de savoir...
-Dès le début, martela Tsunehito avec violence, dès la première fois où Jin s'est rendu à votre bar, c'est Riku qu'il est venu rencontrer, et dès la première fois qu'il est venu à sa rencontre, il n'a jamais cessé de le harceler pour qu'il vienne vivre au château.
-Et alors ? Je veux dire... Sa Majesté Yoshiki vous a envoyé tous les trouver pour les faire venir, mais puisque Riku était le seul à refuser, sans doute que Jin se sentait désolé pour le Roi et que c'est la raison pour laquelle il insistait, certes avec un peu trop de ferveur, auprès de Riku pour qu'il accepte...
-Mais il semblerait que dès le début, Riku ait été au courant de la présence de Jin dans ce château.

Yuu s'est tu. Il a considéré Tsunehito avec profondeur pourtant, dans ses yeux illuminés de lucidité, il ne parvenait à entrevoir nulle réponse à ses questions. Et en face de lui, Tsunehito poussait un soupir las.
-Si Riku a refusé, dès le début, c'est parce que contrairement à ce que vous croyez, c'est Jin le premier qui le lui a demandé.
Yuu continuait à se taire. Au coin de ses lèvres s'étirait un rictus amer qui semblait n'être là que pour cacher sa nervosité tandis qu'il la trahissait mieux encore.
-Et pour Jin, qui, à notre connaissance, n'est censé connaître Riku ni d'Ève ni d'Adam, n'est-il pas troublant de sa part d'avoir montré tant d'obstination envers ce garçon ?
-Je ne sais pas à quoi vous faites allusion, rétorqua Yuu, mais je crois que vous vous faites des films.
-Pourtant vous étiez là hier, n'est-ce pas ? Vous étiez là hier soir lorsque Riku hurlait et se tordait, en proie à une horreur sans nom, alors même qu'il était dans les bras de Jin qui l'avait amené jusqu'ici. Vous étiez là et Jin, je vous ai vu, vous le vrilliez avec le même regard que vous portez sur moi en ce moment même.

Sur ces mots, Tsunehito s'est redressé, et sur le sol à peine éclairé par les rayons filtrant entre les arbres, son ombre s'étendait, nette et imposante.
-Je voulais seulement vous dire que ma confiance en Jin est très limitée. Vous pensez peut-être que je n'ai pas le droit d'agir de la sorte mais sachez que si je le fais, c'est pour le bien de Riku. Alors méfiez-vous. Méfiez-vous de Jin. Parce que lorsque je mélange le souvenir des cris désespérés de Riku à l'image de cette photographie, moi, j'ai vraiment un mauvais pressentiment.
 

Il pensait que Yuu allait réagir. Qu'il allait contredire ses propos, l'invectiver, le traiter de fou, ou bien il pensait qu'au contraire il se collerait à ses paroles, lui quémanderait plus d'informations, le supplierait de faire quelque chose, mais il n'en fut rien. En tout et pour tout, Tsunehito se vit offrir le plus parfait des silences.
Amer, il a tourné les talons et Yuu observait sa silhouette s'éloigner tandis que le vague noyait lentement son âme. Et c'est du bout des lèvres que Yuu a prononcé sans s'en rendre compte :
-Dites... Le métier de majordome, ça comporte quelles fonctions ?
Tsunehito s'est retourné. Et à nouveau, son visage rayonnait d'un sourire empli d'une fierté mystérieuse. Comme si rien ne s'était passé, la tragédie installée un instant plus tôt dans ses traits avait déserté sans laisser de traces.
-Je ne peux pas le dire, très cher. Car ces fonctions-là, même le Roi ne les soupçonnerait pas.
Et sans plus attendre, il a continué sa marche lentement, tout droit vers l'horizon du ciel qui commençait à se teinter du léger rose orangé du crépuscule. Tsunehito n'a pas dû attendre longtemps pour entendre les pas de Yuu qui le suivaient en silence.
-Je pensais que vous pourriez m'aider, a fait Tsunehito d'une voix neutre sans se retourner.  C'était sot de ma part. Il est évident que vous ne pouviez pas savoir ce que Riku semble ignorer lui-même.
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Tout d'abord, il sentit qu'une bruine légère et fraîche venait couvrir son visage d'infimes gouttes de pluie. Par-delà sa conscience que l'épuisement avait engourdie, il a froncé les yeux, et des ridules de désagrément se sont creusées entre ses sourcils. Maintenant, il le sentait, il avait froid et il ne savait pas quand est-ce que les frissons avaient commencé à recouvrir son corps. Instinctivement il s'est recroquevillé, ses épaules maigres secouées de faibles tremblements. Il a croisé les bras contre sa poitrine, a juste attendu patiemment que la bruine ne cesse et que revienne le soleil qui, un instant plus tôt à peine, le charmait de la caresse douce de ses rayons. Lui qui s'était cru à l'abri sous l'auvent d'un vieux café qui, en ce tôt matin, n'avait pas encore ouvert, se rendit compte alors en ouvrant les yeux sur le ciel que l'auvent avait été retiré et qu'à côté de lui, un homme debout le toisait avec mépris.
-Il n'y a pas de place pour les miséreux, ici. Vous pensez que voir un vagabond de votre allure dormir sur la marche de mon commerce va attirer les clients ?
Il s'est frotté les yeux, las, et a esquissé un pâle sourire d'excuse à l'individu.
-Je suis désolé. J'ai un peu trop bu. Je ne me suis pas rendu compte que je m'endormais.
L'autre l'a toisé, une grimace de dégoût tordant le coin de ses lèvres, avant de tourner les talons non sans lâcher un juron. Lui s'est redressé, calme, ou plutôt le froid inattendu le pénétrait tant par les pores de la peau qu'il l'en rendait engourdi. Il s'est éloigné, le pas traînant, et songeait alors qu'il était peut-être temps pour lui de se procurer de nouveaux vêtements. Mais qui l'eût laissé rentrer, lui couvert de haillons troués et encrassés, dans un magasin sans penser qu'il n'était qu'un brigand ?
Résigné, portant des yeux mornes sur les vitrines accueillantes des boutiques qui commençaient à ouvrir leurs portes, il a continué sa marche, flânant et tournant dans les rues au gré du hasard, sans but.
Il gardait la tête baissée et, sur l'asphalte, les gouttes de bruine dessinaient d'infimes ronds gris foncés.
Il a poussé un soupir, las, et leva les yeux sur le ciel, gardant le regard rivé sur la trouée qui, entre les lourds nuages menaçants, laissait filtrer un rayon de réconfort sur son visage.
Il a posé la main sur sa joue et s'est demandé, alors, de quelle nature était la goutte qu'il sentit s'écouler.
-Shinya.
Il n'a pas répondu. La ruelle était déserte, du moins était-ce ce qu'il croyait, son âme s'égarait et il se revoyait là, dans ses souvenirs, debout au milieu de la pièce étriquée et vétuste qu'il habitait jusqu'alors, imposant face à Kamijo qu'il avait renversé à terre et qu'il toisait avec haine.
-Shinya !

Il a porté ses mains à ses oreilles et, s'arrêtant au milieu de la route étroite, il a fermé les yeux, le cœur battant. C'était comme si elle ne l'avait jamais quitté. La voix de Kamijo, cette voix familière qu'il n'avait jamais pu oublier et qu'il avait entendue dix-sept ans après, elle semblait encore là, si proche, comme si elle essayait de pénétrer par ses conduits auditifs pour venir définitivement s'installer dans son esprit. "Shinya."
Sa tête tourne. S'il s'était rendu compte avant qu'il était si épuisé, il aurait pris le risque de trouver un hôtel. Pour une journée seulement, se mettre à l'abri de la lumière du jour. Il se sent dévoilé et observé.
"Shinya." S'il avait su qu'il n'y arriverait pas, si seulement il avait été plus lucide alors, il ne serait jamais parti de chez lui. Il ne serait jamais venu jusque dans ce pays avec cet argent que Kamijo lui avait donné. Cette pensée l'a tant irrité, sur le coup, et il s'en est tant voulu, envahi par un ressentiment qu'il ne savait même pas contre qui diriger, qu'il a mis longtemps, alors, à se souvenir de la véritable raison pour laquelle il était parti. Il s'en est souvenu, et dans son esprit l'image aux allures de mirages d'un si doux visage faisait naître en son cœur un sentiment de soulagement qui détendit ses traits.
Il a détaché ses mains de ses oreilles et devant lui la bruine semblait s'épaissir et former un rideau d'eau nuageux qui l'empêchait de voir à plus de deux mètres. Son corps fut raidit d'un brusque frisson et il s'est mis à grelotter, tétanisé. Comme si toutes ses maigres forces l'avaient quitté, remplacées par le froid mordant, il s'est laissé tomber à genoux contre le goudron qu'une épaisse pellicule d'eau recouvrait. Et dans son esprit la vision obsédante du visage de son fils continuait à le hanter, pourtant même le désir de revoir ce sourire insouciant ne semblait plus avoir le pouvoir de le faire se redresser.
 

Mais il n'avait pas réalisé. Ces jours et ces nuits passés dehors, ils avaient entamé sa raison car alors seule l'obsession de retrouver Takeru l'avait tenu vivant, pourtant jamais il n'avait osé franchir le pas, et même lorsqu'il avait surpris la conversation de ces deux hommes qu'il avait suivis, dans la rue. Après leur avoir demandé l'hospitalité, il n'avait pas osé leur demander le chemin pour se rendre au château, il n'avait pas même pu accepter l'invitation de l'un d'eux de les accompagner jusque là-bas, et pourtant jamais l'image de son fils ne le quittait, elle était sa seule boussole, et à elle seule elle guidait son instinct de survie si bien qu'il en avait oublié tout le reste. Et depuis combien de temps n'avait-il pas mangé, déjà ? Était-ce par le corps dévoré par le froid et le ventre torturé par une faim acérée qu'il devait se rendre compte de son état ?
Shinya à nouveau leva les yeux au ciel et les gouttes de pluie nettoyaient son visage qu'il avait sans le vouloir souillé de larmes.
-Shinya, ton attitude ressemble à un suicide.
 

Bien sûr, il a reconnu cette voix, mais il était dans un état de déréliction tel qu'il n'eut pas même la force de s'étonner, encore moins de s'enfuir -ce qu'il eût fait dans un état normal- et il s'est contenté de hocher piteusement la tête, recroquevillé.
-Tu dois être sérieusement malade, je me trompe ? En temps ordinaire, tu m'aurais repoussé comme la peste.
-Va-t'en... articula Shinya avec un effort vertigineux tant parler lui était difficile.
-Je savais que c'était toi. Tsunehito aussi le soupçonnait. Ah, je suis désolé, tu ne connais pas encore Tsunehito, toi. Il est le majordome du Roi, enfin, de Yoshiki. Écoute, Shinya, tu sais ce qu'il te reste à faire, non ?
-Va-t'en, t'ai-je dit, souffla-t-il tandis qu'il essayait, en vain, de se redresser. Ce n'est pas ce que tu crois. J'ai de l'argent. Je n'ai pas besoin de toi.
-Bien sûr, Shinya, que tu as de l'argent. Mais cet argent, c'est celui que je t'avais envoyé après mon départ de France, n'est-ce pas ?
-À la fin, qu'est-ce que tu me veux ?
-Moi, rien, faisait la voix calme et assurée de Kamijo derrière lui. Je veux seulement ce que tu veux, Shinya : c'est-à-dire que tu reviennes au château.
-Ne me fais pas rire. Ce mépris en toi que tu dissimules si bassement derrière des accès de bonté qui ne te ressemblent pas, cela m'écoeure. Tu sais bien que ce n'est pas ce que je veux. Revenir au château...
-C'est pourtant ce désir qui t'a poussé à quitter ton domicile sans laisser de trace et venir jusqu'en France comme un clandestin exilé ?
-Mais à quoi est-ce que tu penses ? riait nerveusement Shinya autour duquel le monde se mettait à tourner. Moi, j'étais écoeuré de toutes ces lettres. Littéralement écoeuré, Kamijo, ça dégoulinait d'une mièvrerie poisseuse, il me harcelait de ces lettres-là, mielleuses et sans intérêt, un ramassis d'hypocrisies, et ce sont ses lettres qui m'ont conduit à m'enfuir de chez moi. Tu ne comprends pas ? Qu'importe ce qu'il pouvait y dire, pas une seule fois de plus je n'aurais pu supporter de lire une lettre écrite de sa main, à lui.
-Et avais-tu besoin de venir jusqu'ici pour échapper aux lettres qu'il t'envoyait ? Shinya, tu es ridicule... Tu n'avais pas la force de les déchirer, alors ?...
-La ferme ! C'est à cause de toi ! Toi... Tu m'as pris Takeru !
-Parce que c'est toi qui me l'avais demandé !
-T'avais-je demandé de me l'enlever ?! Non, Kamijo, moi, tout ce que je voulais, c'était que tu le sauves !
-Tu savais très bien ce que cela signifiait ! Tu ne voulais pas te contenter de l'argent que je t'envoyais car tu avais honte auprès de Takeru, et jamais tu n'aurais trouvé le courage de lui expliquer le lien que nous avons toi et moi ! Tout ce que tu as pu faire, c'est te résigner à l'envoyer au château, mais dans le fond, n'est-ce pas ce que tu désirais réellement ? Avoue-le, Shinya. Avec ton fils au château, tu avais une bonne excuse pour venir, pas vrai ?
 


Dans son corps transi de froid, le sang de Shinya n'a fait qu'un tour. Ses forces ravivées par une colère sans nom, il s'est redressé et a flanqué à Kamijo alors une gifle qui faillit le mettre à terre. L'homme a chancelé, sonné, et de ses yeux de glace a dévisagé avec stupeur Shinya qui, en face de lui, haletait.
-Tu n'as pas le droit de m'accuser de choses aussi odieuses.
-Ai-je seulement paru considérer que tels agissements puissent être odieux ? s'est défendu Kamijo que le choc préservait de toute colère.
-Tu sais bien que même si je le voulais, je ne pourrais pas retourner au château.
-C'est bien parce que tu ne le veux pas que tu ne peux pas !
-Je le veux, pourtant ! éructa Shinya dont le visage défiguré par la rage dégoulinait de larmes salées mêlées à celle du ciel. Parce que je ne peux plus l'enlever à cette vie de luxe qui lui est offerte, mon fils restera à jamais éloigné de moi si je ne peux le rejoindre ! Mais comment pourrais-je me rendre dans un monde qui m'a vu grandir et qui n'a pas hésité à me bannir jadis ?! Comment peux-tu penser que je puisse avoir la force de revoir l'espace d'un instant Yoshiki qui ose agir comme si rien ne s'était passé ?!
-Mais Shinya, celui que tu hais en réalité, c'est moi, non ?
Shinya l'a dévisagé, hagard. Il semblait comme perdu et inconscient du monde qui l'entourait et, même lorsque Kamijo est venu poser ses mains sur ses épaules, il n'a pas réagi.
-Je t'ai haï, Kamijo.

Il avait articulé ces mots du bout des lèvres, comme si dans le fond, il n'était plus très sûr. Il s'est reculé pour se libérer des mains de Kamijo, et aussitôt sa tête fut prise d'un tournis contre lequel il dut lutter pour ne pas choir. En face de lui, Kamijo n'était plus qu'une silhouette sombre qu'il avait peine à distinguer à travers l'averse.
-Mais si tu ne m'avais pas fait subir tout cela, Kamijo, alors je n'aurais jamais eu Takeru... Dans le fond, est-ce que je peux te haïr ?
-Shinya, tu es sûr que tu vas bien ?
-Mais il dira que je l'ai abandonné.
Sa voix semblait avoir changé de nature. Shinya cachait son visage derrière ses mains et, sous son corps, ses jambes flageolaient. Une bouffée de chaleur l'envahit et il vint se reposer contre la façade d'un vieil immeuble délabré. À travers ses paupières à demi closes, son regard voilé distinguait tant bien que mal les contours de plus en plus flous de Kamijo.
-J'ai abandonné Takeru.

Sa voix se saccadait de tremblements irrépressibles. Il pleuvait tant sur son visage que même les larmes qui se faisaient de plus en plus abondantes passaient inaperçues. Et il a senti autour de son dos les bras de Kamijo se faufiler pour le soutenir. De ce qu'il avait voulu être un cri il ne put faire qu'un faible gémissement noyé dans les sanglots.
-Tu es épuisé, Shinya. Il faut que tu rentres.
-Je ne le veux pas. Lâche-moi... parvint-il à prononcer tout en essayant vainement de repousser par ses maigres forces Kamijo qui demeurait de pierre.
-Si je te lâche, tu t'effondreras, tu sais ?
-Lâche-moi, Kamijo, je ne peux pas revenir...
-Tu as traversé tout ce chemin et tous ces jours passés dans la rue comme un vagabond pour retrouver ton fils, Shinya. Et c'est maintenant que tu es si proche du but, maintenant que quelqu'un est là pour te soutenir que tu veux abandonner ? Shinya, qu'est-ce que tu comptes faire ?
-Ce n'est pas grave pour Takeru.
Il secouait frénétiquement la tête de gauche à droite, et une grimace de douleur tordait ses lèvres d'entre lesquelles des hoquets convulsifs s'échappaient.
-Je ne peux pas le faire revenir. Par égoïsme... Juste parce qu'il me manque, je n'ai pas le droit de le ramener.
-Tu ne le ramèneras pas, Shinya. Mais tu ne l'abandonneras pas. Parce que tu vas venir, aussi.
-Je le sais... que Yoshiki saura le rendre heureux. Je sais qu'il ne lui fera jamais de mal mais tu vois, Kamijo, Takeru est tout ce qui me reste en ce monde, et loin de lui, est-ce que je vais avoir une raison de vivre ?
-Imbécile, soufflait Kamijo à son oreille comme il réprimait son chagrin. Si tu venais à mourir, tu détruirais Takeru. Tu dois vivre pour lui, Shinya, et pour toi aussi, tu dois penser à devenir heureux, à ne pas te laisser avoir par la défaite... Toi, tu abandonnes ? Ne me fais pas rire. Si tu abandonnes alors, c'est que tu n'es déjà plus la même personne. Ce n'est pas toi, Shinya. Tu pleures l'absence de Takeru mais si tu disparais définitivement, ne penses-tu pas que ton fils pleurera bien plus que tu ne le fais en ce moment même ? C'est cela, que tu veux ? Provoquer le désespoir de la personne à laquelle tu tiens le plus en ce monde ?
-Lâche-moi... Il oubliera... Il deviendra si heureux qu'il oubliera, tu sais, Kamijo, loin de la vie que je lui ai offerte, Takeru n'a rien à regretter. Maintenant il a un nouveau père, et bien plus que moi Yoshiki saura le protéger et le rendre heureux.
-Ne dis pas de bêtises, abruti ! Comment est-ce que tu peux même penser une chose pareille ?! Le père de Takeru, le seul et l'unique qu'il ait jamais eu, c'est toi, Shinya ! Maintenant, reviens !
-Kamijo, haletait l'homme dont la respiration devenait dangereusement sifflante. Lâche-moi, je t'en prie. Lâche-moi et je te promets que je te dirai... la vérité.
-La vérité ?

Ces mots ont résonné en Kamijo comme le glas d'un jour nouveau. Blême, le cœur battant, il a lâché Shinya qui leva vers lui un visage que même son sourire, si pâle, ne parvenait à illuminer. Et les lèvres de Shinya ont articulé des mots. Kamijo a tendu l'oreille, anxieux.
-Qu'est-ce que tu dis ?

La pluie n'en cessait pas de tremper le corps gelé et découvert qui semblait tenir par une opération divine. Et toujours, les lèvres de Shinya se mouvaient et formaient des mots silencieux. Des mots mort-nés, engendrés par la faiblesse même. Et comme une quête désespérée, Shinya a levé une main tremblante sous ses yeux, et alors même que Kamijo allait saisir cette main dans la sienne, Shinya s'est effondré, inconscient.

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