Merry-go-Wound -chapitre vingt-deuxième

Juliet

Elle était pareille à un crépuscule, pareille à une nuit étoilée.
À elle seule, si infime, elle était ces deux entités dominatrices qui, sous les yeux de Miyavi, brillaient de mille merveilles. Ronde et dorée comme le soleil du crépuscule, sertie de diamants aux reflets éclatants comme les étoiles d'argent dans le ciel de nuit. Il a ri, ému, il a poussé une protestation, embarrassé.
Il a ri à nouveau, nerveux, il s'est retourné, ne sachant où se mettre, il a fait volte-face, il a ri, il a reculé, son dos a heurté la rambarde du pont du haut duquel il dominait la ville entière, il a regardé sa main, il l'a tendue devant ses yeux, écarté ses doigts face au ciel, et Miyavi a ri encore, larmoyant, souriant niaisement, pleurant un peu.

C'était bien une bague d'or et de diamants que Toshiya venait délicatement de glisser autour de l'annulaire de sa main gauche. Et Miyavi qui, pourtant, n'avait jamais été vieux, ne s'était jamais senti aussi jeune et léger qu'en cet instant. Il lui semblait déjà que ses pieds quittaient le sol pour se poser sur un nuage.
-Tu es complètement malade, Toshiya, tu es fou... Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
-Tu viens de le dire, Miyavi ; parce que je suis fou, a répondu l'homme dans un sourire qui en disait long sur son ravissement face à la joie de son ami.
-Toshiya... Je croyais que, la dernière fois... Tu ne me croyais pas quant à mes sentiments.
-Qu'importe que je te croie ou non, n'est-ce pas ? Moi... Je sais les miens.
-Alors, Toshiya, cette bague n'a pas de valeur si en échange, tu ne peux pas recevoir...
-Garde-la ! s'est écrié Toshiya d'un ton empli de détresse comme Miyavi glissait l'anneau hors de son doigt. Garde-la... Je ne peux pas dire les choses avec des mots.
-Mais, Toshiya...
-L'or ne se tarit pas, Miyavi... C'est la raison pour laquelle il est le symbole de Dieu. L'or est immuable. Je pouvais t'offrir une rose éternelle mais tu vois, même les roses éternelles fanent un jour.

Toshiya s'était avancé vers la rambarde du pont. Une rambarde de bois de style chinois peinte d'un rouge pourpre au-dessus de laquelle il se pencha pour admirer les millions d'éclats de cristal se reflétant sur la surface de la rivière. Qui eût pu dire devant un tel enchantement que tout autour d'eux, c'étaient la ville et les agitations enfiévrées du monde moderne qui se trouvaient ?
-Tu penses que si je ne te faisais pas confiance, j'aurais pu tomber amoureux de toi ?
Mais oui, a pensé tristement Miyavi. Je le pense, puisque tu étais amoureux de cet homme qui te battait et te vendait comme un objet. Tu peux même être amoureux de personnes comme cela, Toshiya.
-Je n'ai toujours aimé que toi, Miyavi.

Miyavi a serré sa main contre sa poitrine. Est-ce que Toshiya avait pu deviner ses pensées pour dire cela ? Est-ce qu'il disait au moins la vérité ?
-Si j'avais su dès le début que tu tenais à moi de cette manière, Miyavi, je ne serais pas resté avec lui. J'aurais tout fait pour fuir... Crois-moi.
-Même si je ne t'avais pas aimé comme cela, Toshiya, est-ce que c'eût été une raison pour te laisser faire par un homme qui a même oublié ce qu'est un être humain ?
-Tu crois que ça existe ?
Toshiya s'est retourné brusquement. Les mains toujours agrippées à la rambarde, il s'était mis à dévisager Miyavi avec une infinie curiosité. L'homme s'en est trouvé décontenancé, sur le coup, et il s'est avancé vers Toshiya qui levait vers lui un regard intense.
-De quoi est-ce que tu parles, Toshiya ?
-Mais, des êtres humains qui oublient ce qu'est un être humain, Miyavi. Est-ce que tu crois que ça existe réellement ? Ou bien est-ce qu'ils font seulement semblant de ne pas s'en souvenir ? Moi...

Sa voix s'est amenuisée comme il a baissé les yeux. Il semblait avoir honte de quelque chose, mais de quoi ? Lorsque Miyavi a voulu approcher ses lèvres des siennes, il a reculé.
-Moi, même lorsque j'étais traité comme un objet, je n'oubliais jamais que je suis un être humain.
-Toshiya...
-Mais c'est peut-être aussi parce que c'est toi qui me l'as rappelé.

Il y avait des sanglots dans sa voix pourtant, ses yeux noirs étaient secs comme du charbon. Il s'est retourné dans un profond soupir, se penchant par-dessus la rambarde. Sous le soleil de décembre l'eau agitée avait les éclats de l'été. Il s'est laissé perdre dans cette contemplation, rêveur.
-Je te dois tout, Miyavi.
-Si tu raisonnes comme ça, Toshiya, alors tu ne fais que tourner en rond ; tu es le premier à qui tu dois tout. Et pour commencer, rien que le simple fait d'être en vie compte. Tu ne le dois qu'à toi. Toi, tu dois vivre pour toi d'abord, c'est là ce que tout être humain devrait faire avant tout et moi, si j'aime ce toi qui vis par et pour toi-même, ce n'est pas parce que tu en as besoin, Toshiya. Ce n'est pas non plus parce que je l'ai décidé, mais c'est seulement parce que tu es fait de telle sorte que je ne pouvais pas m'empêcher de t'aimer, que nous le voulions ou non. Mais si tu penses me devoir tout, Toshiya, alors tu ne seras plus rien si par malheur, tu me perds ? C'est pourtant rien qu'en étant toi-même que tu es intrinsèquement capable de tout avoir car tu es tout par toi-même.


Un sourire discret s'est étiré au coin des lèvres de Toshiya. Discret, mais mutin, comme le sourire d'un adolescent qui est parvenu à ses fins.
-Si je suis tout, Miyavi, alors pourquoi est-ce que j'ai besoin de toi ?

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Ce n'est pas vrai.
Il l'avait cherchée partout, pourtant. Il avait fouillé sa chambre de fond en comble, avait retourné les tiroirs, soulevé le matelas, vérifié sous les meubles, sous les piles de vêtements s'entassant dans les armoires, chaque poche de ses manteaux, vestes, pantalons et robes de chambre. Il a même fouillé à l'intérieur de ses chaussures, passé au peigne fin chaque recoin de la pièce, mais elle n'était pas là.
Dans la main de Yoshiki, il y avait ce petit écrin de velours rouge. Vide.
Et alors qu'il avait fouillé pour la énième fois les draps du lit à baldaquin, il a fait volte-face, la mâchoire crispée.
-Est-ce que c'est toi qui l'as ?
Tsunehito, qui se tenait penaud sur le chambranle de la porte, a reculé, secouant la tête.
-Non, Maître.
-Ne m'appelle pas « Maître » pour me soudoyer, idiot.
-Je ne cherche pas à vous soudoyer, Maître, je ne l'ai pas, je vous le jure.
-Alors, ne m'appelle pas "Maître". Ah, bon sang ! Tsunehito !

Il s'est approché de lui d'un pas martelant et a saisi de force les poignets du pauvre Tsunehito dont le cœur s'agitait violemment dans sa poitrine. Yoshiki a retourné ses mains, vides, fouillé son pantalon et même les poches intérieures de la chemise du jeune homme qu'il dut presque déshabiller alors, a sondé son regard, perçant, avant de le lâcher, résigné.
-Mince. Ce n'est pas toi.
-Je croyais que vous me faisiez confiance, Maître, a bafouillé Tsunehito, encore sous le choc.
-Tu es celui qui se trouvait dans ma chambre durant mon absence, Tsunehito ! Ne viens-tu pas d'y faire le ménage, alors même que je ne te l'avais pas demandé ? Est-il possible que je ne te soupçonne pas après cela ?
-Mais, Maître, je fais le ménage chez vous tous les samedis et je vous jure, je n'y ai pas touché. Je n'ai pas fouillé vos affaires, et peut-être qu'elle avait déjà disparu avant que je ne vienne.
-C'est possible, a reconnu Yoshiki en laissant retomber sa rage.

Il a commencé à faire les cent pas sous les yeux agrandis d'appréhension de Tsunehito qui se demandait ce qui se passerait si jamais le coupable n'était jamais trouvé. C'était sûr, la faute ne pourrait que retomber sur lui et jamais il ne pourrait se faire pardonner en avouant son crime et en rendant l'objet du vol, puisqu'il ne l'avait pas. Et peut-être que pour cela, il se ferait renvoyer.
Comme un malpropre, renvoyé du château qui l'avait sauvé et vu grandir. Cette simple pensée a réduit Tsunehito dans un état de panique totale qui se laissa voir sur son visage, accroissant alors les doutes de Yoshiki qui se figea.
-Es-tu bien sûr que ce n'est pas toi, Tsunehito ?
-Maître... Yoshiki, je préfèrerais mourir plutôt que de faire cela. Et quel intérêt aurais-je eu à le faire ?
-Quel intérêt ? Mais il est bien connu que les êtres humains sont vénaux, Tsunehito ! L'intérêt est celui de l'argent, voilà tout ! Parce que c'est l'argent qui régit ce monde, et c'est l'argent qui régit ces âmes !
-Pas la mienne, Maître, je vous le jure. Je n'ai besoin de rien tant que je vis ici alors je vous en supplie, ne me renvoyez pas !

Parce que le poids de l'angoisse était devenu trop lourd, le pauvre majordome s'est laissé tomber à genoux, implorant. Yoshiki l'a regardé se soumettre comme il ne l'avait jamais fait jusqu'alors, se soumettre comme lui-même n'avait jamais voulu qu'il le fasse. Et qu'importe qu'il fût coupable ou non, le visage tiraillé par l'angoisse de Tsunehito lui était si insoutenable qu'il se précipita pour le relever.
-Arrête. Ne fais pas l'idiot. Si ce n'est pas toi, tu n'as aucune raison de le faire, et même si c'est toi, ce n'est pas agir si bassement qui me rendra plus indulgent.
-Je ne l'ai pas fait, Yoshiki, je te le jure.
-Je te crois, mon cœur.

Pour mettre fin à ce larmoiement, il a déposé un baiser paternel sur le front de Tsunehito qui se laissa faire, ahuri. Une telle marque d'affection chez Yoshiki n'était pas seulement rare ; en fait elle avait toujours été même inexistante jusqu'alors. Bien sûr, il s'était toujours montré compréhensif et chaleureux, mais jamais il ne l'avait embrassé de la sorte comme s'il avait été son fils. Même lorsqu'il avait été récupéré, à l'âge de douze ans, après la disparition de sa famille, jamais il n'avait été embrassé ainsi par cet homme si tendre mais si pudique. Tsunehito a souri, hagard, avant de demander :
-Je voudrais vous aider, Maître. Mais fouiller tout le château est une tâche bien plus qu'ardue...
-Nous n'avons pas besoin de faire cela.
Le ton de Yoshiki avait été grave, mais un sourire étrange se dessinait sur ses lèvres. Un sourire qui changeait complètement la nature de l'expression de compassion qu'il avait eue jusqu'alors. Tsunehito l'a dévisagé, intrigué.
-Mais alors, comment comptez-vous...
-Tsunehito, Tsunehito, toi qui es si intelligent et vif d'esprit, tu sembles oublier que nous avons Asagi.

Tsunehito n'a rien dit. Il est juste resté là, immobile, et c'est lorsqu'enfin Yoshiki lui a adressé un regard lourd de signification que Tsunehito a tourné les talons.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Dans leur lit, Kai et Teru se sont réveillés en sursaut.
Ils se sont observés, effarés, déjà parce qu'ils ne comprenaient pas ce qu'ils faisaient dans le même lit, avant que Kai ne se souvienne être venu raconter sa journée bouleversante avec Kyô à Teru avant que tous deux ne s'endorment, et effarés aussi parce qu'ils se sont demandés, le cœur battant, de quelle origine était le hurlement qui retentissait dans tout le château. Un hurlement rauque et déchiré qui n'avait plus rien d'humain. Les nerfs à vif, ils se sont interrogés du regard mais n'ont réussi qu'à se transmettre leur angoisse et alors, ils ont sauté hors du lit, en chemises de nuit et les cheveux débraillés, pour courir à l'extérieur de la pièce.
 

Il y avait déjà tout le monde rassemblé dans le grand hall lorsqu'ils sont arrivés. Personne n'a semblé les remarquer alors, car tout le monde et eux compris avaient les yeux rivés sur le spectacle désolant qui se déroulait devant eux. La porte du hall était grand ouverte et, au beau milieu de la pièce, un Asagi impitoyable tirait violemment un Toshiya sans défense dont le visage était décomposé par la terreur. Le pauvre ne faisait rien pour lutter tant il savait la force et la rage d'Asagi indomptables, et il se laissait misérablement traîner comme un condamné vers sa prison.
-Je t'en prie, ne lui fais pas de mal !
Derrière eux, Miyavi les suivait et il s'est jeté sur Asagi, implorant :
-Ne le blesse pas, je t'en supplie, pardonne-lui, il n'a pas vraiment pensé à mal, Asagi...

Mais d'un simple mouvement de bras Asagi l'a propulsé à terre sous les yeux choqués de l'assistance, et Kyô s'est précipité pour aider l'homme à se redresser.
-Qu'est-ce qu'il a fait ? a murmuré Kyô tandis que Miyavi sanglotait d'angoisse.
-Je ne sais pas, Kyô, je ne sais pas... Toshiya n'a rien fait, c'est à cause de moi...

La colère d'Asagi était-elle feinte ? Certes, elle se lisait clairement sur ses traits tendus mais il ne violentait en rien Toshiya qui, pourtant, semblait se préparer à l'enfer tant il était livide.
C'est lorsqu'Asagi a brusquement stoppé que Toshiya, instinctivement, s'est collé à lui pour se cacher. Asagi est demeuré de marbre. Il fixait ses yeux noirs sur Yoshiki en face de lui qui se tenait les bras croisés, le corps tendu de tout son long comme il posait un regard condescendant sur Toshiya qui baissa les yeux.
-C'est lui, Maître. J'ai dû aller poursuivre mes recherches jusqu'à la ville pour les retrouver et faire avouer cet ingrat. Miyavi a eu beau tenter de démentir, Toshiya a avoué.
-Ce n'est pas vrai ! s'est écrié Miyavi qui se serait jeté sur Asagi si les bras de Kyô ne l'avaient pas retenu à temps. Yoshiki, vous ne devez pas le croire ! Je suis celui qui a volé cette bague ! Regardez-moi, je vous en prie, supplia-t-il en tendant sa main vers lui. Regardez, c'est moi qui porte cette bague ! Toshiya ne l'a pas volée !
-Ne fais pas l'idiot, a rétorqué Yoshiki en lui lançant un regard diagonal. Porterais-tu cette bague à l'annulaire de la main gauche si c'était toi qui l'avais volée ? Ce n'est pas en t'accusant d'un crime que tu n'as pas commis que tu feras de toi un héros, tu sais.
-Mais...
-Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? martela Yoshiki d'un ton impitoyable.

Bien sûr, ce n'est plus à Miyavi qu'il s'adressait. Prisonnier dans les bras d'Asagi, Toshiya semblait s'y recroqueviller pour se cacher, honteux.
-Toshiya, tu ne l'as pas fait, n'est-ce pas ?
C'est Kyô qui avait prononcé ces mots d'un ton suppliant. Blême, Toshiya l'a dévisagé d'un air coupable. Son silence voulait tout dire.
-Tu ne comptais pas la revendre, n'est-ce pas ? a martelé Yoshiki qui semblait se contenir de toutes ses forces pour ne pas perdre patience.
-Bien sûr que non, s'est défendu Toshiya, les yeux noyés de larmes. Yoshiki, je vous demande sincèrement pardon, je savais que j'avais tort, mais je n'ai pas pu m'en empêcher, je... La porte de votre chambre était entrouverte, j'ai vu qu'il n'y avait personne et ai voulu y entrer par curiosité, et lorsque j'ai vu cette bague sur votre lit, j'ai pensé...
-Je sais à quoi tu as pensé, imbécile, l'a sèchement coupé Yoshiki, mais sache que si cette bague était là, c'est parce que j'avais pensé à la même chose que toi. Qu'importe combien tu aimes un homme, crois-tu que ton amour aura plus de valeur à ses yeux si tu le lui prouves d'une bague volée ? Bien au-delà de la valeur financière que peut avoir cette bague -car si ce n'était que cela, nous aurions pu nous arranger- elle avait et a surtout une valeur sentimentale que tu sembles avoir injustement négligée, mon cher ami.
-Oh, non, Yoshiki, je vous le jure ! J'ai conscience de ce que vous ressentez, je le ressens aussi, Yoshiki, j'ai vraiment honte de moi, vous savez, et...
-J'espère surtout que tu as honte auprès de l'homme que tu prétends aimer, a froidement rétorqué Yoshiki dans un vague signe de main en direction de Miyavi. Sincèrement... Ne crois-tu pas que des mots eussent mieux valu qu'une bague précieuse qui représente l'amour d'un autre homme ? C'était « mon » expression d'amour, Toshiya, et que tu ressentes ce même sentiment envers un autre, je m'en moque. Ne me vole pas les joies que j'essaie de faire à ceux que j'aime.
 

Toshiya n'a pas répondu. Il a voulu courir vers Yoshiki pour lui implorer son pardon à genoux mais les bras d'Asagi le retenaient toujours fermement.
-Que dois-je faire, Maître ? demanda calmement Asagi. Dois-je le mordre jusqu'au sang ou bien le renvoyer de ce château et lui interdire à jamais d'y remettre les pieds ?
-Ne fais pas ça, Asagi ! intervint brusquement Takeru, paniqué.
Mais même la voix du garçon n'eut aucun effet sur Asagi. Derrière son visage de marbre, il semblait n'attendre qu'un mot de son Maître avant d'esquisser le moindre mouvement.
-Ne fais rien, Asagi.
Toshiya a levé des yeux brillants vers Yoshiki, incertain d'avoir bien compris. Le Roi s'était tourné vers Yuu qui, depuis le début, avait assisté à la scène dans la plus parfaite impavidité.
-N'est-il pas ton protégé ? Yuu, que suggères-tu qu'il lui faille comme punition ?

Un rire soudain a pris Yuu dont les épaules se sont secouées avec violence tandis qu'aucun son ne sortait de ses lèvres étirées en un sourire narquois. Dirigeant ses yeux glacés vers Toshiya sans cesser de rire en silence, Yuu a clamé :
-Sa punition, c'est d'avoir déçu l'homme qu'il aime.

Ils ont tous attendu, peut-être parce qu'ils pensaient que Yuu n'avait pas tout dit. Mais sans plus un mot, l'homme s'est avancé vers Toshiya, s'est figé à quelques centimètres de lui pour le toiser de son regard le plus condescendant et, toujours sans rien dire, a tourné les talons.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-C'était absurde...
Dans un grognement de rage, Yoshiki a frappé son poing contre le côté gauche de sa poitrine avant de se laisser affaler sur son lit, abattu. Il a enfoui son visage derrière ses mains, cachant l'amertume qui tendait ses traits et aigrissait son cœur. Shinya était là qui le regardait, immobile devant la porte et les mains jointes le long de son corps, sans savoir s'il devait partir ou au contraire venir réconforter l'homme. Un mélange de compassion mais de gêne aussi le submergeait et, pour la première fois, observant Yoshiki qui se morfondait devant lui, il se rendit compte à quel point ils avaient été proches.
-Je te félicite, Yoshiki, a finalement articulé Shinya d'un ton clair. L'espace d'un instant, j'ai vraiment eu peur que tu n'ordonnes à Asagi de faire du mal à Toshiya.
-Je ne suis pas un monstre, tu sais. Mais je ne suis qu'un idiot ; c'était absurde de ma part de vouloir jouer au saint. Toshiya... Ce qu'il a fait est grave. Qu'importe la façon dont j'envisage les choses, je n'arrive pas à lui pardonner vraiment... Ce n'est pas un simple vol d'un objet précieux, Shinya, c'était le vol d'un rêve...
-Mais je crois qu'il l'a compris, Yoshiki.
-Compris ! Mais dès le début, il s'est bien douté à quoi était destinée cette bague, non ?! Il l'a bien su, c'est pour cela qu'il a eu cette idée, et malgré tout il ne s'est pas empêché de la voler pour se pavaner auprès de son amant ! C'est impardonnable ! Ce que cette bague représente pour moi, Shinya, Toshiya ne l'a pas juste «compris», mais il le savait depuis le début ! Comment a-t-il pu oser ?! Ses remords ne servent à rien, il n'est même pas désolé pour m'avoir volé ni pour avoir trompé Miyavi, non ! Si Toshiya regrette tant, c'est juste qu'il est mort de honte de s'être fait prendre et accuser face à tous les regards ! C'est la seule chose qui le désole, Shinya. Il n'est désolé que pour lui-même, pas pour ce qu'il nous a fait, à Miyavi, à moi, mais aussi à toi ! J'aurais dû le punir, Shinya, qu'importe ce qu'en eussent pensé les autres, je n'aurais pas dû me montrer aussi indulgent !
-Mais je pense que tu as bien fait, Yoshiki, je t'en prie calme-toi. Ne penses-tu pas sincèrement que Toshiya a compris la leçon ? Ses regrets étaient sincères, Yoshiki, cela se voyait dans ses yeux, tout comme sa reconnaissance a été flagrante lorsque tu as ordonné à Asagi de ne rien lui faire.
-Reconnaissance, dis-tu ?
 
 

Yoshiki s'est levé et Shinya a froncé les sourcils, soucieux, lorsqu'il a cru voir la détresse profonde dans les yeux de l'homme. Las, Yoshiki a traîné des pieds jusqu'à la fenêtre contre laquelle il cogna son front, désemparé.
-C'est dans ce genre de situations où l'on éprouve pour moi de la « reconnaissance » que je me hais, Shinya.
-Mais... Yoshiki, c'est absurde, je veux dire...
-Bien sûr, je te l'ai dit, c'est absurde. Tout est absurde. C'est moi qui suis absurde, tu ne l'as pas remarqué ? Tout ce que j'ai fait ici est absurde, complètement absurde. L'absurde, c'est moi ; ne va pas chercher plus loin, Shinya, à quoi est-ce que tu t'attends ? Et je suis Roi, moi ? Tu parles... Un bouffon, oui, je suis le Roi mais le bouffon du Roi, le bouffon de moi-même, et si ce n'était pas si pathétique, j'en rirais à pleurer, Shinya. Mais ce que tu appelles de l'indulgence chez moi et que tu sembles tant admirer, ce n'est que de la bêtise et de la faiblesse.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Mais, Shinya, à la fin, c'est comme si je voulais toujours me donner le bon rôle.

Shinya n'a pas répondu ; il lui semblait juste qu'il n'y avait rien à dire sur ces paroles dont il ne comprenait pas vraiment le sens.
-Shinya, pourquoi est-ce que tu crois qu'ils sont tous ici ?

Yoshiki a fait volte-face et Shinya a vu qu'il pleurait. Il ne pleurait pas, non, en réalité, mais ses yeux contenaient tant de chagrin que c'en était tout comme. Pour la première fois, Shinya eut le sentiment de voir en Yoshiki un jeune adolescent perdu. Cet adolescent qu'il était encore à l'époque où ils s'étaient rencontrés pour la première fois.
-Je croyais... a murmuré Shinya, hésitant, que la raison en était Asagi. Parce qu'Asagi est un ancien prostitué, et tu voulais pour son anniversaire... sauver ces personnes. Faire le bonheur d'autres personnes pour celui d'Asagi, Yoshiki, n'est-ce pas cela que tu as fait ?
-Et pourquoi crois-tu que j'aie voulu faire le bonheur d'Asagi ?
-Mais, pour ton bonheur à toi, je présume.
-Ou ma fierté mal-placée, a lâché Yoshiki avec amertume.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Shinya, croyais-tu vraiment que j'aurais pu rester le même depuis tout ce temps ? Dix-sept années se sont écoulées avant que nous nous retrouvions, et sais-tu de quoi ont été faites ces dix-sept années ?
-Tu as dû être fort occupé, en tant que Roi, et ayant recueilli et protégé des personnes comme Asagi et Tsunehito... Je suppose que ces années ont été faites de bouleversements mais de joies aussi...
-Il n'y jamais eu de plus grand bouleversement que ton départ.

L'espace d'un instant, Shinya s'est demandé si c'était là une condamnation qui se liguait contre lui mais, voyant les yeux emplis de contrition que levait sur lui Yoshiki, il a su que dans ces mots il n'y avait nulle rancœur, mais rien qu'un profond chagrin. Un peu mêlé de honte aussi.
-J'ai changé, Shinya. Après que tu fus parti, j'ai changé. Je me sentais trahi par les personnes que j'aimais le plus au monde, Shinya : mon père, Kamijo, et toi. Kamijo parce que sa jalousie l'avait amené à dénoncer notre relation trop ambiguë auprès de mon père. Trahi par mon père parce qu'il a préféré penser à ce qu'il appelait son « honneur » plutôt qu'à mon bonheur. Et trahi par toi, Shinya, qui n'as pas essayé de lutter, qui n'as pas essayé de te battre, toi qui es parti, triste et résigné, comme si d'ores et déjà tu te disais qu'après tout, ce n'était pas si grave.
-Yoshiki, je suis désolé, je...
-Mais ne le sois pas. Désolé. Je me suis aigri avec le temps, mais j'ai mûri aussi tu sais. À l'époque, mes yeux étaient aveuglés par les larmes, et j'étais même devenu incapable de voir l'évidence : à rester, tu te condamnais, toi, mais tu m'aurais condamné aussi. Mon père voulait me déshériter et tu le savais, et tu ne tenais pas à ce que je sois déchu du trône qui devait m'appartenir à cause de notre histoire. À l'époque, je ne le pardonnais pas. J'étais encore jeune, plein de rêves et de haine, et pour moi l'amour que nous nous portions devait être tout ce qui comptait. Je ne voulais pas vivre dans un autre monde que celui dont je rêvais, un monde d'utopisme. Maintenant, Shinya, je réalise à quel point j'ai été égoïste de penser que tu m'avais abandonné tandis que tu n'avais fait que te plier, impuissant, à la réalité, et que par-là même tu m'avais aussi protégé. Tu n'as peut-être pas protégé mon cœur alors Shinya, mais tu as protégé mon statut, et peut-être qu'à l'époque, tu n'avais pas réalisé que je t'aimais, toi, bien plus que je ne pouvais affectionner la place que j'occupais. Tu n'avais peut-être pas assez confiance en moi pour croire que je t'aimais à ce point. Tu n'avais peut-être pas assez confiance en toi pour croire que tu étais à ce point aimé. Je le comprends. Je pourrais dire que je te pardonne, mais je ne te pardonne pas, puisque tu n'as rien à te faire pardonner. Dans le fond, il n'y a pas de vrai coupable à cette histoire. Bien sûr, Kamijo est celui qui nous avait dénoncés mais il l'avait fait par amour aussi, un amour jaloux, et je sais à quel point il s'en est mordu les doigts par la suite lorsque tu as été exilé. Il n'avait pas voulu ça, jamais, parce que nous étions tous trois des amis avant tout, pas vrai ?
 

 
 
 

Shinya a hoché la tête, morose. Alors même qu'il était pourtant certain que Yoshiki était sincère lorsqu'il disait ne pas lui en vouloir, lui s'en sentait coupable comme s'il avait été la cause directe de leur séparation.
-Tout ce à quoi je veux en venir, Shinya, est que dans le fond, bien que j'aie arrêté depuis des années d'en vouloir à quiconque, je n'ai pas pu m'en remettre. De la solitude. Parce qu'elles ont été surtout faites de ça, ces dix-sept années, Shinya : de l'absence de toi. Et pire encore que ton absence, il y avait le fait de penser que je n'étais plus dans ton cœur depuis longtemps et que tu m'avais sans doute oublié. J'avais beau y repenser encore et encore, je n'arrivais pas à me faire à cette idée. Je t'aimais encore. C'était dingue ! Je n'avais aucune idée de ce que tu avais pu devenir et pourtant, je t'aimais encore ! L'on dit que l'on n'oublie jamais un premier amour, Shinya, mais le fait n'est pas que je me souvenais de toi : en réalité, je ne pouvais pas t'oublier puisque tu n'étais jamais parti. Malgré les années écoulées et les nombreux événements qui ont marqué ma vie alors et qui me plantaient chaque jour de plain pied dans le présent, finalement, au fond de moi, il y avait toujours cette part constamment enfermée dans le passé. Je dis enfermée, mais peut-être que c'était la part de moi la plus libérée en réalité. C'était la part du moi jeune, la part du moi qui avait des rêves et était libre. Bien sûr, je ne peux pas dire que j'étais malheureux. Je ne serais qu'un monstre si je le pensais, car j'ai toujours mené une vie de luxe loin des besoins et des dangers, et j'ai eu l'honneur de pouvoir venir en aide à des personnes en détresse... Tsunehito et Asagi, tu ne sais pas comme je tiens à eux. Mais ça ne suffisait pas. Je les aimais, mais ce n'était pas le même amour que je te portais, et ils ne m'aimaient pas de cet amour que tu me portais. J'avais besoin de cet amour-là pour être accompli. C'est pourquoi... quelques mois avant le trente-cinquième anniversaire d'Asagi, il y a près de deux ans, j'ai commencé à t'écrire... Tu m'as donné ton adresse en France il y a de cela dix-sept ans, mais quinze années plus tard, je t'ai écrit sans même savoir si tu vivais toujours au même endroit ou non... J'ai cru que non lorsqu'au bout de plusieurs semaines, je n'ai pas reçu de réponse de toi. Alors, Shinya, tu vas peut-être penser que je suis fou, et tu aurais raison, mais j'ai fait appel à Tsunehito pour qu'il recherche ta nouvelle adresse, qu'importe que ce fût-ce en France, en Allemagne ou en Chine. Alors, Tsunehito a trouvé ; tu n'avais pas changé d'adresse. Lorsque j'ai appris cela, Shinya, tu ne peux pas savoir le choc que j'avais eu. Car si tu n'avais pas changé d'adresse, cela voulait dire que l'absence de toute réponse à ma lettre avait été volontaire de ta part. Encore une fois, je me suis senti abandonné. Ridicule, aussi, parce qu'après quinze années après tout, pourquoi m'aurais-tu répondu, à moi que tu avais sans nul doute remplacé, à moi qui devais te rappeler de mauvais souvenirs ? Je me sentais humilié. Je me disais que c'était de ma faute, que j'avais été naïf dès le début d'avoir pu espérer reprendre contact avec toi comme si nous nous étions joyeusement quittés la veille, mais malgré tout, même en choisissant la voie de la raison, je ne pouvais pas m'y faire. Alors j'ai continué. Je t'ai écrit encore et encore, tu le sais tout aussi bien que moi, et tu ne me répondais jamais.
-Yoshiki...
-J'étais désemparé, Shinya. J'étais en train de devenir fou et j'en avais conscience. Plus je t'envoyais de lettres sans réponse, plus je me sentais humilié mais plus je me sentais humilié, moins je ne pouvais l'accepter et je t'envoyais alors des lettres dans l'espoir vain que tu me répondes un jour. J'agissais exactement comme si je voulais me faire haïr de toi, alors que je ne voulais qu'attirer ton attention. Mais j'ai fini par craquer. Je me suis dit que ça ne pouvait plus durer, que je ne pouvais pas vivre aux crochets de souvenirs vieux de dix-sept ans, que je ne pouvais pas confier la valeur de toute mon existence à un homme qui n'avait plus aucune raison de se soucier de moi ! J'étais si pathétique, Shinya ! Je me suis dit qu'il fallait que je trouve quelque chose, quelqu'un, n'importe quoi auquel me raccrocher. J'ai pensé qu'il fallait que je trouve une raison d'être ou, pour le dire autrement, une entrave à ma folie naissante. Il me fallait retrouver mon honneur et ma dignité que j'avais cru avoir perdus en me suspendant à toi, il fallait que je passe à autre chose pour t'oublier et pour cela, Shinya, pour cet honneur... Cette raison d'être... Il me fallait juste quelqu'un qui m'aime à ta place. Je voulais juste... que quelqu'un me regarde comme tu me regardais il y a dix-sept ans, Shinya.


Tout ce que Shinya a pu penser alors en le regardant était qu'il était fort heureux que Yoshiki fût plus âgé que lui alors. Car si tel n'avait pas été le cas, il n'aurait pas pu s'empêcher d'agir comme il l'eût fait avec Takeru : comme un père. Yoshiki semblait si fragile et attendrissant que Shinya a dû se faire force pour ne pas venir le prendre dans ses bras. Pourtant, c'était peut-être ce que Yoshiki aurait voulu, dans le fond.
-Mais tu sais, Shinya, même après que j'aie fait tout cela... Accueillir ces prostitués chez moi pour mettre fin à leur calvaire et ainsi faire son bonheur, au final, le regard qu'Asagi portait sur moi n'a pas vraiment changé.
-Tu veux dire... qu'il n'a éprouvé aucune reconnaissance ?
-Ce que je veux dire était qu'il était déjà reconnaissant. Depuis toujours.

Yoshiki a souri. Les yeux dans le vague, il s'est mis à rire comme pour se soulager d'un poids trop lourd.
-J'avais besoin que l'on m'admire, que l'on me respecte, que l'on m'adore, que l'on ne pense de moi que du bien, et que l'on me soit reconnaissant. Je voulais tout cela, et je souffrais de n'avoir pas de regards aimants et admiratifs qui se posaient sur moi mais, en réalité, c'est mon regard à moi qui était aveugle.
-Alors, Asagi t'aimait, n'est-ce pas.
-Il m'a aimé. Il m'a aimé comme l'on aime un homme qui nous a sauvé la vie et a pris soin de nous depuis toujours. C'est un amour presque instinctif qui ne se discute pas vraiment. Ce n'est pas ton amour à toi, Shinya. D'une certaine manière, Asagi, tout comme Tsunehito, et bien qu'ils soient trop vieux pour cela... Ils m'aiment comme si j'étais leur père.
-Mais...
Shinya a semblé hésiter un instant, une moue appréhensive aux lèvres, avant de murmurer tout bas :
-Pour Asagi... Es-tu certain qu'il ne t'a jamais aimé d'amour ?
-Jaloux ? l'a taquiné Yoshiki du tac-au-tac.
-Non ! Mais je n'aime pas les rivaux, c'est tout.
Yoshiki a éclaté d'un rire franc dont Shinya fit mine de s'offusquer pour se donner une contenance.
-Ne t'inquiète pas. Compte tenu de ce qu'a subi Asagi durant son enfance... Je suppose qu'il était incapable d'aimer qui que ce soit de cet amour-là... Il avait bien trop peur.
-Il « avait », dis-tu ?
-Shinya, tu sais, pour être honnête...
-Ne me dis pas qu'Asagi t'a fait des avances !

Il s'était exclamé d'un ton si grave, le visage défait, que Yoshiki s'est figé net en le fixant avec des yeux grands comme des soucoupes. Shinya a passé sa main dans ses cheveux comme il le faisait à chaque fois qu'il ne savait plus où se mettre.
-Tu es bête, Shinya. Ce n'est pas ce que je voulais dire.
-Je le sais bien, voyons. Mais qu'est-ce que tu voulais dire ?
-Enfin, tu ne soupçonnes toujours pas qu'Asagi puisse avoir quelques sentiments pour ton fils ?
-Mon fils ?! s'est écrié Shinya comme s'il avait prononcé là un impardonnable blasphème.
-Oui, Shinya. Ton fils.
-Mais c'est impossible, mon fils, il est... C'est mon fils, Yoshiki.
-Je ne savais pas que ton fils était ton fils. Ça ne me semble pas logique, vois-tu.
-Ne te moque pas de moi ! gémit Shinya, encore sous le choc. Yoshiki, enfin, ce que je veux dire... Takeru n'a que dix-sept ans ! Asagi en a plus du double...
-Et alors ?
-Mais tu n'es pas sérieux ! Yoshiki ! Mon fils n'est même pas majeur !
-En France, la majorité est à dix-huit ans, n'est-ce pas ? Eh bien, il n'y a plus longtemps à attendre.
-Attendre ? Mais attendre pour quoi ? Qu'insinues-tu ? Et d'ailleurs, nous ne sommes pas en France ! Ici, mon fils sera majeur à vingt ans !
-Il est vrai que légalement, cela risque d'être problématique...
-Il est hors de question qu'il y ait quoi que ce soit entre cet homme et Takeru ! Je refuse ! Une telle relation ne peut pas être saine !
-Eh bien, il semblerait que tu aies les nerfs à fleur de peau. Qu'est-ce qui te prend ? Je n'ai qu'émis la simple hypothèse qu'Asagi puisse être éventuellement amoureux de ton fils et toi, plutôt que de t'en réjouir...
-Mon fils est trop jeune ! À ce stade-là, ce n'est pas de l'amour, c'est du crime !
-Tu confonds tout, mon cher Shinya. Ce serait du crime si Asagi avait l'intention de forcer Takeru à quelque relation non-consentie mais, il ne semble pas que ce soit le cas.
-Qu'est-ce que tu en sais ?! Il est si facile de corrompre un adolescent, et Takeru est si vulnérable ! Donner son corps doit lui paraître banal, lui qui en a vu d'autres, et je refuse que cet homme profite des faiblesses de mon fils pour...
-Donc, c'est en Takeru que tu n'as pas confiance.
-Mais, Yoshiki... a soufflé Shinya, désemparé. À son âge, Asagi ne peut pas penser à une relation platonique si vraiment, il est attiré par mon fils... Je ne veux pas que Takeru souffre d'une désillusion à cause d'une histoire d'amour malsaine. Cela ne peut pas être vrai. Il se donnerait si facilement, Yoshiki, je connais Takeru ; il est trop confiant et si docile, ce serait horrible si...
-Asagi ne souhaite pas le faire.

Le ton était sec et ferme. Yoshiki désirait clairement mettre fin à la discussion et il a laissé Shinya inerte dans son incrédulité avant qu'il ne se mette à rire, nerveux.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Tu parles comme si tu étais dans l'esprit des autres.
-Mais Asagi a toujours déclaré être incapable de tomber amoureux d'un être humain, tu sais. Et effectivement, il ne l'a jamais été.
-Que dois-je comprendre ?
-Qu'il ne voit pas Takeru comme un être humain, peut-être.
-Et cela devrait me rassurer ?! s'est écrié Shinya, au bord de la crise de nerfs. Tu veux dire que ce sale... Il voit mon fils comme un jouet !
-Tu es si idiot, a scandé Yoshiki.

Shinya s'est figé, les traits tendus par la colère. Il a rivé sur Yoshiki un regard qui lançait des éclairs d'abomination. La rage contenue en lui ne suffisait pas à couvrir l'angoisse qui le tenaillait, et c'est parce qu'il a perçu sa profonde détresse que Yoshiki est venu prendre ses mains dans les siennes.
-Disons, a-t-il murmuré doucement, qu'Asagi le verrait plutôt comme...
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Mon Ange ?
Ses doigts collés sur la vitre, il n'avait pas vu derrière elle le propriétaire du magasin qui lui faisait signe de se retirer. Les yeux de Takeru étaient rivés sur la marionnette de bois mise en exposition et il lui a fallu de longues secondes, aussi, pour comprendre que c'était à lui qu'Asagi s'était adressé. Il s'est retourné, un peu béat, et a vu l'homme qui riait face à l'air quelque peu nigaud de l'adolescent.
-Qu'est-ce que tu regardes comme ça ? Tu es en train de te faire haïr, tu sais.
-Je ne suis pas ton Ange, Asagi, a dit Takeru qui avait déjà oublié la question de son interlocuteur.
-Tu n'es pas le mien, mais tu en es un. Allez. Enlève tes mains de cette vitrine, idiot.
-Alors, dans ce cas-là, il serait plus logique que j'en sois un pour toi, mais moi, je ne suis pas un Ange de nature, Asagi.
-Bon sang, tu m'écoutes quand je te parle ?!
-Tu crois que c'est dur à manipuler, un pantin ?
-Je n'en sais rien, a répondu Asagi d'un ton impatient. Allez, ça suffit. Ôte tes mains de cette vitrine.
-Mais ils ont enfermé un pantin derrière cette vitrine comme s'il n'était qu'un phénomène de foire à exposer. En réalité, il est juste prisonnier. C'est méchant.
-C'est un pantin, Takeru. Il est en bois.
-Oh... C'est vrai.

Croyant que le propriétaire de la boutique qui s'impatientait derrière la vitrine le saluait, Takeru a joyeusement agité sa main, un sourire éclatant aux lèvres.
-Tu n'es pas dans un état normal, toi.
Sur ces mots, Asagi l'a vivement tiré par le poignet et ils ont déambulé dans les ruelles pavées. L'adolescent se collait à Asagi comme s'il avait peur de se perdre. Leurs yeux admiratifs s'arrêtaient sur toutes les vitrines des magasins magnifiées par les décorations multicolores de Noël.
-Oh, Asagi, même en France, ce n'était pas aussi joli.
-Effectivement. Je pense qu'il n'existe en ce monde rien de plus joli.
Takeru a vigoureusement acquiescé, sans même remarquer que c'était lui que fixait Asagi lorsqu'il disait cela.
-C'était pour m'amener voir les décorations de Noël, que tu as voulu que nous sortions ?
-Oui, je crois.
-Yoshiki n'est pas fâché que tu sortes le soir ? Alors que tu es censé surveiller le château...
-Il y a d'autres gardes, tu sais. Yoshiki n'est pas un tyran, il me laisse vivre.
-Et tu vas m'amener au restaurant ? s'est enquis Takeru qui déjà, trépignait allègrement sous les regards curieux des passants.
-Espèce de goujat, a ri Asagi qui ne put s'empêcher de passer une main affectueuse dans les cheveux du garçon déjà emmêlés par le vent.
-Alors, tu m'amènes à l'hôtel ?
Asagi a effectué un pas en arrière, blême.
-Tu es malade pour proférer de telles paroles avec un ton si innocent ?
-Oh, pardon. Je me disais juste que peut-être...
-Je veux mourir plutôt que de le faire.
-Quoi ? Je suis si laid que ça ?
-Bien sûr que non, imbécile. Mais je ne suis pas un sauvage.
-Je ne vois pas le rapport et puis, tu es pire que sauvage, Asagi ; tu n'es qu'une bête féroce toujours prête à déchiqueter ceux qui enfreignent les règles établies par son maître.
-Je vois. C'était donc cela. Je me disais bien que tu te comportais de manière étrange depuis le début. Tu es distant et pourtant, tu me provoques en même temps. Tu es en colère pour ce que j'aurais fait à Toshiya si Yoshiki me l'avait ordonné.
-Yoshiki ne te l'aurait pas ordonné, c'était évident. Ce qui me met en colère, c'est que tu avais visiblement envie de le faire.
-Takeru, j'ai un rôle à jouer pour avoir de l'autorité et effrayer les gens...
-Oh, oui, je n'en doute pas. C'est un rôle que tu joues à merveille. Lorsque tu avais massacré ce pauvre Atsuaki sous les yeux de Toshiya et de nous tous, par exemple, tu jouais si bien qu'il a réellement fini dans un sale état.
-Takeru, nous avions déjà discuté de tout cela...
-Il est inutile de prendre un ton martyrisé pour m'attendrir. C'est inutile, je ne te déteste pas, tu sais, mais c'est bien pour cela qu'il m'énerve autant de te voir comme... une bête sauvage.
-J'ai été élevé dans ce but par le père de Yoshiki, Takeru.
-Cela devait faire de toi un monstre ?
-Je n'en suis pas tout le temps un, Takeru. Du moins, je ne le suis pas sans raison...
-Mais il faut être tout le temps un monstre, Asagi, pour être capable sans le moindre remords de déchiqueter un homme comme un lion dévore sa proie pour la seule raison qu'il a agi contre la morale.
-Alors, c'est toujours comme cela que tu me vois ? Comme une bête féroce toujours prête à attaquer ?
-Lorsqu'il s'agit d'obéir à Yoshiki, Asagi, tu en oublies juste que tu es un être humain. Savoir que ce monstre t'habite constamment me fait peur. Il peut se réveiller à n'importe quel instant.
-Alors, dis-moi, je t'en prie, ce que je dois faire pour plus que tu n'aies peur de moi.
-Il n'y a rien à faire, Asagi, trancha Takeru d'un ton qui ne permettait pas la contestation. Puisque tu es un monstre, puisque c'est ta nature, je suppose qu'il est inutile de penser à te changer.
-Tu penses que les véritables monstres sont incapables d'aimer ?
-La question ne se pose pas. Un monstre n'aime pas. Il est impavide, on le croit serein mais en réalité, c'est que rien ne peut l'atteindre. Il est comme un pantin immobile qui ne s'agite que par les mains du Diable. Un monstre n'aime pas...

Si regrets il y avait dans la voix de Takeru, ils étaient parfaitement effacés par le regard assuré et grave qu'il rivait sur Asagi. Ils se sont dévisagés quelques secondes en silence, et dans un soupir las Takeru lui a tourné le dos pour se diriger vers un stand de sucreries.
-Je ne suis pas un monstre.
Takeru s'est figé. Ou plutôt, ce sont les bras qu'Asagi avait brusquement refermés autour de lui qui l'ont empêché de bouger. Anxieux, il a essayé de se défaire de cette étreinte mais comme il s'en doutait, la force d'Asagi n'était pas vraiment humaine. Collé derrière son dos, l'homme appuyait ses lèvres contre le crâne du garçon avant de venir murmurer contre son oreille :
-Ici, le monstre, c'est toi. Tu fais exprès de me dire tout cela pour me faire souffrir. Je te hais. Et pour te punir, tu mériterais bien que je te déchiquette, car je n'aurais aucun mal à le faire si je le voulais.
-Je suppose que tu attendras tout de même que nous ne soyons plus en public pour me massacrer à ta guise, a rétorqué Takeru.


Le garçon, amer, priait pour que, contre la main d'Asagi fermement appuyée contre sa poitrine, les battements affolés de son cœur ne se fassent pas entendre.
-Il est inutile de faire semblant d'avoir du courage. Tu ne serais pas si insolent si tu pensais sincèrement que je le ferais.
-Parce que tu ne le feras pas ?
-Je t'ai dit que je n'étais pas un monstre.
-Mais tu as démontré que tu en étais un.
-Alors, puisque je suis un monstre, dis-moi comment est-il possible que je t'aime autant.

Silence. L'étreinte d'Asagi avait perdu de sa force pour gagner en tendresse. L'espace d'un instant, Takeru s'est demandé s'il avait bien entendu ou plutôt, s'il avait bien interprété le sens de ces paroles. Il eût préféré ne jamais les entendre plutôt que de mal les comprendre mais, au fond de lui, un sentiment nouveau croissait en son ventre. C'était l'excitation mêlée à l'angoisse. L'angoisse d'avoir mal compris mais aussi, l'angoisse de ne savoir que faire si jamais il avait bien compris.
-Qu'est-ce que tu dis, Asagi ?
-Que je ne t'aimerais pas autant si je n'étais rien d'autre qu'un monstre.
-Ne sois pas ridicule, a-t-il ri, nerveux, en remerciant le ciel que Asagi ne puisse voir son visage. Qu'est-ce que tu veux dire par « autant » ?
-Quelque chose comme « un peu trop », je suppose.
-Tu ne peux pas être plus clair ?
-Les monstres sont ténébreux ; il n'y a rien de clair en moi.
Takeru s'est libéré de l'emprise d'Asagi et s'est tourné vers lui, le regard farouche.
-Dis-moi juste si tu m'aimes, imbécile.
-Je t'aime, imbécile.

Silence. Une expression de stupeur passe dans les yeux de Takeru avant qu'un sourire espiègle ne vienne fendre ses lèvres. Ses yeux scintillaient de mille éclats comme s'il se délectait d'une victoire tant attendue.
-Je suis le meilleur, Asagi.
-Qu'est-ce qui te prend de dire ça ? a-t-il rétorqué, vexé. Dis, je viens de t'avouer quelque chose que je n'aurais jamais dû, et toi tu...
-Eh bien, c'est que j'ai fait exprès de te le faire dire.
-Pardon ?
-Mais c'est vrai, quoi ! Sinon, tu ne l'aurais jamais avoué ! Tu me laisses toujours dans le doute ! Tu es à la fois si tendre mais si pudique que l'on s'y perd ! J'en avais marre ! Si je n'avais pas dit expressément que les monstres ne peuvent pas aimer, tu n'aurais pas essayé de me démentir !
-Espèce de... Démon ! Tu m'as manipulé !
-Mais c'était pour la bonne cause !
-C'était me torturer et ridiculiser qui était la bonne cause ? ironisa Asagi, grinçant.
-Pourquoi penses-tu cela ? Je ne pense pas que tu sois ridicule pour avoir dit une chose pareille, Asagi.
-Il semblerait que tu prennes à la légère un sujet qui me touche particulièrement.
-Si je l'avais pris à la légère, Asagi, je n'aurais pas tout fait pour savoir tes sentiments.
-Takeru...
-Je ne pouvais pas attendre le jour de Noël.

Takeru a levé vers lui des yeux scintillants dans lesquels clignotaient les reflets des guirlandes de la vitrine la plus proche. Il y avait des larmes dans ses yeux, mais il était impossible de dire si elles étaient dues au froid ou si c'étaient les émotions se bousculant à l'intérieur de lui qui les provoquaient. Il a souri, timide, avant de lâcher un rire gêné.
-Je m'étais dit... que je te le ferais avouer le jour de Noël. Comme ça... J'aurais eu le plus beau des cadeaux.

Asagi a poussé un soupir. Un soupir qui exprimait juste son désarmement face à l'aveu innocent du garçon mais que celui-ci prit pour de l'exaspération.
-Je suis désolé ! Bien sûr, c'était idiot de me dire ça, tu vas penser que je ne suis qu'un gamin... J'en suis un, mais tu n'avais qu'à pas être aussi vieux et aussi gentil à la fois, moi, j'aime les hommes gentils, et... Ce que je veux dire... C'est qu'à seulement quelques jours pourtant, Noël ne m'a jamais semblé aussi loin.
-Mais cela pourrait être tous les jours Noël si tu me le demandais, Takeru.

Sourire. Takeru le dévisage bravement, mordant sa lèvre comme s'il s'empêchait de rire et il marche à reculons. Son esprit bouillonne et il ne remarque pas alors le sapin de Noël géant contre lequel il se heurte brusquement. Le garçon pousse un cri de surprise comme Asagi éclate de rire au milieu des passants qui se pressent dans les rues étroites et leurs jettent des regards curieux. Honteux, Takeru fouille son sac en bandoulière et en ressort un bonnet de laine blanche qu'il enfonce sur son crâne.
-Ne boude pas.
-Asagi, il faudra que tu m'offres un cadeau à Noël. Parce que celui que j'escomptais te soutirer, eh bien, je l'ai déjà pris, alors...
-Tu te moques de moi, espèce de garçon vénal.
Il l'a agrippé par le col pour l'attirer jusqu'à lui. Takeru jubilait comme le visage impitoyable d'Asagi ne se trouvait qu'à quelques centimètres du sien.
-Je ne te suffis pas, moi, comme cadeau de Noël ?
-Oh, non, pas du tout.
-Espèce de...
-Sauf si ce soir-là, tu acceptes de dormir avec moi.
Asagi l'a relâché, penaud. Passant ses mains sur son visage fatigué, il s'est libéré d'un long soupir.
-Cela dépend, Takeru.
-Cela dépend de quoi ?
-Mais, de ce que tu entends par « dormir ».
Takeru s'est fait force pour soutenir le regard d'Asagi. Un regard qui mélangeait l'inquiétude à la tendresse, et renfermait peut-être un fond d'espoir.
-« Dormir », cela veut tout dire, Asagi. Alors tu n'as qu'à comprendre ce que tu veux. Quelle que soit la chose à laquelle tu penses, Asagi, moi, je serai d'accord. Que ce soit juste pour dormir blotti dans tes bras ou bien pour aller plus loin... C'est bon, tu sais.
-J'ai compris. Ne parle pas de ce genre de choses en public, a fait Asagi dans un rire embarrassé comme il avait remarqué le regard diagonal du marchand de confiseries près d'eux.
-Alors, Asagi...
-Écoute, Takeru, je suppose qu'il faudra que tu attendes... Pour autre chose, je veux dire.
-Pourquoi donc ? s'enquit le garçon, les yeux brillants, qui avait pourtant déjà anticipé cette réponse.
-Tu n'es même pas encore majeur. Regarde-toi, et regarde-moi ; j'aurais l'impression d'être la bête féroce s'attaquant à un moineau si fragile. Cela me met mal à l'aise, bien que malgré moi...
-Mais Asagi, c'est bien ce que tu es, une bête féroce.
-Je voudrais au moins ne pas l'être avec toi, a-t-il gémi, désemparé.
-Mais c'est vraiment mignon, les bêtes féroces comme toi. Ce n'est pas le genre de bête qui fait peur.
-Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, quoi qu'il en soit.
-J'avais compris, que tu ne le voulais pas.
-Mais enfin, Takeru ! Pense à ce que diraient ton père et Yoshiki ! Par respect pour eux, je ne...
-Mais quel respect ? Ils ne le sauront pas, Asagi.
-Eh bien, par respect pour toi, au moins.
-Ne parle pas de respect. Ce ne serait pas un affront, tu sais.
-Je ne peux pas... Décidément, plus je te regarde, plus je me rends compte à quel point tu es jeune...
-Mais, Asagi, tu es bien amoureux de moi, n'est-ce pas ? s'enquit le garçon qui déjà voyait ses illusions s'envoler.
-Je le suis, Takeru ! Mais l'amour est différent. C'est aussi parce que je t'aime que je ne peux pas l'accepter.
-Si tu m'aimes, alors, tu devrais vouloir le faire. Parce que, Asagi, l'amour et la communion charnelle sont indissociables...
-Ne dis pas de bêtises. Comment est-ce qu'un ancien prostitué peut prétendre que le plaisir charnel ne peut être qu'un acte d'amour ?
-Je parlais d'une relation désirée et heureuse, Asagi. Pas d'une relation forcée et résignée.
Nouveau soupir. Asagi lève les yeux au ciel. Instinctivement, il relève la capuche de sa lourde cape noire. Il sait que la neige va bientôt tomber.
-Takeru, écoute-moi...
-Tu as peur de me brutaliser, c'est cela ?
-Non. Eh bien, c'est vrai, Takeru. Lorsque je te vois, je ne peux pas imaginer... Tu es trop fragile, trop joli, trop précieux. J'ai peur de te souiller.
-Mais ce serait tout le contraire. Souillé, je le suis déjà, Asagi, et il n'y a que toi maintenant qui peux mettre fin à tout cela. Effacer les traces des autres... avec ta marque indélébile à toi.

Takeru était mort de honte. Il avait suffi d'entendre sa voix s'infléchir, de voir ses joues rosir comme il baissait la tête, la gorge serrée, pour s'en rendre compte. Il était mort de honte et pourtant, Asagi savait que s'il avait trouvé le courage de prononcer ces mots, c'est parce qu'ils étaient son dernier recours alors.
-Il n'y a que toi qui penses que tu es souillé, Takeru.
Takeru a souri. C'était un doux sourire qui voulait exprimer sa reconnaissance et qui, pourtant, recelait la douleur d'une profonde défaite. Le jeune homme venait de comprendre.
-Pardonne-moi, Asagi. En réalité, c'est pour toi que tu as peur.

Silence. Asagi penche la tête de côté en signe d'interrogation. Takeru s'approche de lui et saisit ses longues mains dans les siennes, menues.
-Parce que toi, tu étais redevenu vierge, Asagi. À force de courage, de volonté, de tendresse mais surtout de pureté, tu as pu redevenir vierge. Tu as su faire fi de tous tes maux pour aller de l'avant, et Asagi, plutôt que de faire partager ta douleur aux autres pour ne pas souffrir seul, tu as préféré mettre de côté cette douleur et faire le bien autour de toi. Je suis désolé. Je suppose qu'en te demandant de faire l'amour avec moi, j'ai atteint à ta fierté...et j'ai attenté à ta pureté.
-Takeru, ce n'est pas ce que tu crois, répondit l'homme d'une voix enrouée. Regarde-moi... Que je le veuille ou non, je ne suis ni vierge, ni pur, et qu'importent tous les efforts que j'aie pu faire, rien n'a pu changer... Malgré tout, tu as raison lorsque tu dis que j'ai peur... Je n'ai pas peur de perdre cette pureté que je n'ai pas, Takeru, mais moi qui n'étais encore qu'un enfant la dernière fois que j'ai été confronté à ce genre de choses, j'ai peur de ne pas être à la hauteur...
-Mais je te guiderai, Asagi.

Stupeur. Takeru a relevé la tête et l'homme a vu que malgré son visage inondé de larmes, il souriait. Un sourire embarrassé mais complice.
-C'est le monde à l'envers, a gémi Asagi. La normalité voudrait que ce soit moi qui dise ces mots...
-Je n'aime pas tout ce qui peut sembler « normal » ou conforme à ce que les humains appellent la « convenance », Asagi. Je me fous de ça, moi, puisque je t'aime. Même si je suis jeune pour toi... je veux aussi être capable de faire ton bonheur.

 Sourire. Au coin des lèvres mutines de Takeru se creuse une ombre qui semble attendre de recevoir un baiser. L'espace d'un instant, Asagi eut l'impression de se retrouver face à un adulte simplement vêtu comme un adolescent.
-Et le bonheur, c'est l'amour, Asagi. Alors, pour faire le bonheur...
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Le bonheur, c'est juste la liberté.
Teru a éclaté d'un rire incontrôlable et il eut à peine le temps de voir une silhouette minuscule passer à travers la fenêtre que déjà, elle avait disparu. Son rire a redoublé lorsqu'une dizaine de mètres plus bas, il a entendu le choc mat et léger de la petite créature qui atterrissait dans le matelas de l'herbe.
-Allez, vole, vole ! Je voulais que tu voles, mais je savais que tu n'avais pas d'ailes ! Ah, tu t'es écrasé, petit garçon poupée, tu t'es écrasé, petit moi ! Je suis heureux, tu n'existes plus, tu es mort assassiné, il ne fallait pas me faire confiance ! Moi je te déteste, je savais que je te trahirais un jour, j'ai toujours vécu dans cet unique but, et maintenant que tu es mort, je peux vivre.

Teru tournoie et voltige dans une danse effrénée, ses bras écartés levés au plafond d'où des angelots lui sourient, moqueurs.
-Tu es libre maintenant, poupée, tu es morte mais tu es libre ! Puisque tu es morte tu peux te réincarner en ce que tu veux et vivre la vie que tu souhaiteras, va-t'en, moi, envole-toi mais envole-toi seul, parce que moi, je ne suis pas encore assez grand pour porter l'enfant que tu es.


"Je ne suis pas encore assez grand pour porter le deuil de ce que je fus."
 


Il a grimpé sur le lit dans un long cri aigu de joie et s'est mis à sauter, tendant les mains à chaque rebond pour tenter de toucher les angelots encore trop hauts pour lui. La tentative était désespérée mais son euphorie ne retombait pas, et c'est lorsqu'en frôlant le plafond il est retombé sur un pied qu'une douleur lancinante traversa sa cheville. Le garçon bascula pour finir en roulé-boulé sur le sol, meurtri. La porte de la chambre s'est ouverte dans un grand fracas et Teru a relevé la tête d'un air penaud.
-Yuki, comme tu es gentil de me venir en aide, a murmuré Teru qui ne s'est pas demandé comment l'homme aurait pu accourir si vite.
-Qu'est-ce que tu fais par terre ? a-t-il rétorqué qui ne semblait en rien disposé à venir l'aider.
-Rien de particulier... Il n'y a pas grand-chose à faire par terre, tu sais, a-t-il marmonné d'une voix pâteuse. Sauf si tu viens me rejoindre pour quelques activités plaisantes à deux.
En ajoutant ces mots coquins, il afficha son sourire le plus radieux.
Yuki est resté inerte sur le seuil, sa main crispée sur la poignée de la porte, à le dévisager comme s'il avait en face de lui un rat mort.
-Tu as bu, a-t-il déclaré sous le choc.
-Non, Yuki, je te le promets.

Suspicieux, l'homme s'est approché après avoir pris le soin de refermer la porte derrière lui et il est venu s'agenouiller en face du garçon pour humer son haleine.
-N'hésite pas, si tu veux me faire un bisou, a dit Teru comme les lèvres de Yuki étaient proches des siennes.
-Tu n'as pas l'air d'avoir bu et pourtant, tu as complètement perdu la tête.
-Je suppose que c'était peine perdue, pour mon bisou, a-t-il bafouillé, morose.
-Est-ce que je peux savoir ce que cela veut dire ?
« Cela » était la poupée que Yuki brandissait avec colère sous ses yeux. Teru les a détournés, honteux vis-à-vis de Yuki mais aussi de la poupée même.
-Je ne sais pas.
-Tu ne sais pas ?! Teru, tu as à l'instant balancé cette poupée de ta fenêtre sans même remarquer que je me trouvais en-dessous ! Qu'est-ce que tu fais, dis ?! Tu cherches à me provoquer, à me rendre en colère ?!
-Ne me gronde pas ! protesta l'adolescent, la gorge serrée. Pourquoi est-ce que je voudrais te mettre en colère ?! Je n'en veux plus de cette poupée, voilà tout !
-Tu n'en veux plus ?
Indigné, Yuki se mit à rire pour catalyser la rage qu'il sentait croître en lui.


-Tu te moques de moi, n'est-ce pas ? Tu m'as fait un chantage atroce pour que je t'offre cette poupée et ne voilà-t-il pas que maintenant Monsieur en a marre et balance un objet neuf du haut d'une fenêtre !
-Je te la rembourserai, voilà ! Tu es content ?
-Je me moque de ton argent, Teru, mais il semblerait, pour que tu aies fait un geste pareil, que cette poupée n'ait pas autant de valeur à tes yeux que tu le prétendais alors ! Cette histoire d'incendie et de cette poupée identique qui avait disparu en même temps que ta mère... C'était du mensonge, n'est-ce pas ?
-Mais c'est parce que ça n'en est pas un que je voulais m'en débarrasser...

Soupir. Yuki pose ses mains sur le visage de Teru qui ferme les yeux.
-Tu semblais tant y tenir, Teru. C'est parce que tu semblais la vouloir de tout ton cœur que j'ai accepté de te l'offrir. Maintenant, tu la jettes comme si ça ne représentait plus rien. Je ne comprends pas.
-Mais c'est vrai que ça ne représente plus rien, Yuki.
-J'avais cru... qu'elle représentait tes souvenirs d'enfance.
-Pas mes souvenirs d'enfance, Yuki. C'est le moi enfant qu'elle représentait. C'est pour cela que je dis que ce n'est rien.
-Le toi enfant n'est rien ?
-Mais ça n'est plus rien du tout, tu sais. Tout ce que j'avais dans mon enfance, et tout ce que j'étais enfant... De tout cela, il ne reste absolument plus rien aujourd'hui, Yuki. Tout a disparu comme si cela n'avait jamais existé. Rien. C'est un passé qui est parti sans laisser de traces et maintenant, je ne veux plus m'en encombrer, parce que si je continue dans cette lignée, Yuki, si je continue sur la même voie que celle du néant alors, je vais continuer à être le néant, et moi, je ne veux plus être le néant.
-Mais c'est si tu vis comme si tu n'avais jamais eu de passé qu'il n'y aura que du néant derrière toi, Teru.
L'adolescent secoue la tête. Faiblement, parce que les mains de Yuki sont toujours posées sur ses joues et il ne veut cesser de sentir leur douceur.
-Mais si. Terukichi, alors comment peux-tu exister si les dix-sept années passées ne deviennent plus que du néant ? En disant que ton passé n'existe plus, tu dis juste que c'est toi qui n'as jamais existé. Alors, qu'es-tu, maintenant ?
-Je suis l'embryon du futur, Yuki. Je vais devenir quelqu'un.
-Mais tu « es » déjà quelqu'un. Teru, tu n'as jamais cessé d'être quelqu'un.

Ça sonnait comme une évidence pour Yuki et pourtant, l'homme savait que cette évidence-là n'était qu'une obscure abstraction aux yeux de Teru.
-Tu es énervant, Teru. Tu sembles le faire vraiment exprès.
-Mais Yuki, ce que je veux dire...
-Tu crois que si tu avais été le néant, tu aurais pu à ce point attirer mon attention ?

Teru sourit, gêné. Il voudrait lui dire « merci » mais il ne sait pas pourquoi, il a l'impression que « merci » serait un mot inapproprié pour Yuki.
-Le seul néant qui existe chez toi, idiot, c'est toutes ces bêtises que tu peux dire.
-Même quand tu fais semblant d'être en colère, tu restes si gentil, Yuki.
-Mais ce n'est pas de la gentillesse. Sale gosse.

Teru a froncé son nez comme la poupée était brandie sous ses yeux. Yuki l'agitait devant lui si bien que le garçon a fini par se détourner dans un râle d'agacement.
-Dans ce cas, si tu ne veux pas porter ton passé, je le ferai pour toi.
Teru s'est retourné, Yuki s'est redressé. À quelques mètres l'un de l'autre ils se sont considérés comme s'ils se rencontraient pour la première fois.
-Je ne veux pas que tu fasses ça, Yuki.
-Pourquoi ne le pourrais-je pas ?
-Parce que ce serait trop lourd pour toi.
-Je peux bien supporter de soutenir ton passé si tu ne veux pas de lui. Parce que moi, j'en veux comme il fait partie de toi.
-Mais justement, Yuki, il y a autre chose que j'aurais voulu te demander de soutenir, et tu ne pourras pas le faire si tu dois porter mon passé avec ça.
-Et quelle est cette autre chose que je dois soutenir, Teru ?
-Mais, mon futur.
 

Teru lui sourit. Il se sent ridicule mais il n'arrive pas à regretter ce qu'il dit. Il le pensait, de toute façon. Alors le dire ne changeait rien à la réalité, si ce n'était que Yuki à présent était au courant. Le garçon est venu s'asseoir sur le bord du lit, rivant des yeux inquisiteurs sur l'homme qui n'était pas très sûr d'avoir compris le sens de ses paroles.
-À moins que ce ne soit moi qui vienne t'aider à soutenir ton futur, Yuki.
 

Est-ce que c'était une illusion ? Yuki donnait l'impression qu'il essayait de se faire force pour détacher son regard de celui de Teru et pourtant, il ne pouvait plus lâcher ses yeux des siens. La mine du garçon s'est décomposée comme dans son esprit surgit l'idée qu'il était allé beaucoup trop loin, si loin qu'en réalité, il s'était totalement égaré. Et Teru allait se lever, il allait venir vers lui pour le prier solennellement de ne plus faire attention à ce qu'il avait déclaré, mais c'est à ce moment-là que la voix de Yuki l'a brisé dans son élan :
-C'est fou ce que tu peux m'énerver !
 

Un éclair a surgi devant ses yeux et Teru s'est retrouvé plaqué contre le lit, prisonnier, et c'est lorsqu'il a essayé encore et encore de s'exprimer, en vain, qu'il a réalisé que les lèvres de Yuki avaient pris les siennes.

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