Merry-go-Wound -chapitre vingtième

Juliet

"Les choses étaient ainsi, Riku.
Pour la première fois de ma vie, j'ai réalisé à quel point l'être humain
était capable de haïr un être.
Même si tu étais un peu le responsable de cette haine,
d'une certaine manière,
je t'ai aimé encore plus lorsqu'il m'a fait sentir cette haine à travers son regard.
Parce que plus sa rancœur était grande,
plus je pouvais voir alors jusqu'à quel point tu es capable
de rendre les gens heureux."
 
 
 
 
 
 
 


-Tu l'as fait exprès.

Jin s'était attendu plus que tout à cette réaction. C'est pourquoi lorsqu'il a vu la mâchoire de Sono se crisper et ses dents se planter de rage dans sa lèvre inférieure comme pour catalyser le désir croissant en lui de déchiqueter la chair de l'homme, Jin s'est approché non sans prudence et a posé sa main sur son épaule. Alors qu'il s'était attendu à un geste violent de sa part, Sono n'a fait que rester immobile, le corps raide comme s'il n'était plus qu'un immense nerf tendu à l'extrême tel un arc prêt à tirer sa flèche fatale, le dos tourné à lui.
-Ne crois pas que je te laisserai sauf après ce que tu as fait. Si Riku ne reste pas indemne par ta faute, Jin, alors je te tuerai de mes propres mains, tant pis si je dois attendre des années pour cela.
-Riku n'a jamais été indemne, Sono. Tu le sais.
-Ne prétends pas savoir ce que tu ne sais pas, Jin, et n'invente pas des insanités pour te disculper. Riku était indemne. Il ne lui restait rien, absolument aucune trace de son passé et par ta faute, il risque de...
-Est-ce que tu peux prétendre décemment « indemne », sans avoir l'air d'un lâche qui ferme les yeux face à l'évidence, un homme qui de toute façon n'a toujours vécu que comme le plus avili des esclaves ?
-Je te défends de parler ainsi des prostitués, et là n'est pas la question. Je te parle d'avant, Jin... de ce qui s'est passé « avant », et si j'avais su ce qui allait se passer, au nom de Dieu et pour l'amour de Riku je t'aurais tué dès la première fois que je t'ai revu, à l'époque où tu venais voir Riku dans le bar de Yuu.
-Tue-moi si tu le veux maintenant, Sono, mais je doute que tu améliores l'état de Riku en faisant une chose pareille, rétorqua Jin qui ne perdait ni son assurance, ni son calme pourtant si rare. Je te dis que je ne suis en rien responsable de cela. Je ne l'ai pas fait exprès. Depuis le début, Riku... Je pense que Riku faisait seulement semblant de ne pas se souvenir.
 


Sono a fait subitement volte-face et à ce moment-là, Jin n'aurait su dire si le jeune homme pleurait de rage ou de détresse.
Il y avait cette lueur dans ses yeux si vive qu'elle semblait être l'image des flammes éternelles de l'enfer mais en même temps, elle était tant vacillante qu'elle aurait très bien pu n'être qu'une petite flammèche de bougie que l'on eût pu éteindre au moindre souffle.
-Alors, il s'en est souvenu à cause de toi, Jin. Ce n'est pas si étonnant, après tout. Un monstre comme toi, comment pourrait-on l'oublier ? Une vie entière n'y suffirait pas, et lorsque tu es revenu pour la première fois auprès de Riku, Jin, lorsque tu l'as rencontré dans ce bar, voir ton visage a dû provoquer en Riku un choc si intense qu'il n'a pas tardé à se souvenir. Je comprends mieux à présent, Jin. Pourquoi est-ce que Riku te haïssait tant, pourquoi est-ce qu'il te méprisait de tout son être, pourquoi est-ce qu'il était terrorisé à l'idée de te voir, pourquoi est-ce qu'il a tant essayé de t'échapper. Jin, c'est parce qu'il t'a reconnu et que tu n'es qu'un monstre. Encore et toujours, quelle que soit la manière dont on envisage les choses, ce sera toujours de ta faute si maintenant Riku se souvient.


Sono avait déballé ces mots d'une seule traite et il lui fallut alors prendre une profonde inspiration pour retrouver son souffle. Ils étaient dans la cuisine -celle où aimait à passer son temps Tsunehito-, et lorsque le regard sombre de Sono se mit à rutiler, Jin sut aussitôt ce qu'il allait faire. Sans crier gare, Sono a couru jusqu'aux tiroirs d'où il sortit un couteau à viande qu'il pointa dangereusement sur l'homme. Ses traits défigurés par la rage donnaient une impression d'asymétrie à son visage et ses yeux, si intensément noirs, semblaient immenses au milieu de cette pâleur presque macabre.


Jin a prudemment reculé contre la porte, levant ses mains en signe de paix.
-Il faut que je te tue, Jin.
Il y avait des sanglots dans la voix de Sono, et lui-même n'aurait su dire si ce n'était là que de la colère, du désenchantement, ou bien le désespoir à l'idée de devoir en arriver là.
-Il faut que je te tue, voilà ce que j'aurais dû faire dès le début. Si seulement je t'avais vu arriver dans ce bar, Jin, si seulement j'avais pu te voir avant que tu ne viennes à Riku, alors sans doute t'aurais-je tué plutôt que de te laisser le rencontrer.
-Tu fais fausse route, Sono. Moi je pense que dès le début, si Riku a si peur de moi, c'est parce que tu es aussi celui qui a encouragé cette peur tout autant de fois que tu répétais à Riku que je n'étais qu'un être fou et dangereux qui ne pourrait que lui faire du mal.
-Faux ! hurla Sono à s'en déchirer la gorge, tremblant de rage. Riku avait peur de toi parce que plus ou moins consciemment, il s'est souvenu et c'est pour cette raison que son instinct lui disait de tout faire pour t'éviter ! Tu es celui qui a ravivé ses souvenirs que je croyais morts depuis longtemps, Jin, tu les as exhumés de sa propre tombe rien qu'en apparaissant !
-Alors, Sono, dis-moi une chose.

Jin s'est approché d'un pas lent et prudent, toujours vers Sono qui pointait de ses bras tendus le couteau vers l'homme. Jin gardait ses mains levées en l'air, lui implorant le pacifisme, et à chaque pas que l'homme faisait, la respiration de Sono devenait toujours plus sifflante et pénible.
-Dis-moi pourquoi, Sono, a articulé Jin d'une voix d'outre-tombe en rivant son regard de glace dans les yeux de l'homme comme pour le paralyser et l'empêcher de nuire. Dis-moi, Sono, si Riku se souvient de tout depuis l'instant même où je suis réapparu devant lui, alors pourquoi est-ce qu'il n'a pourtant jamais pu se souvenir de toi ?
 

Sono n'a pas répondu. Il l'aurait voulu, pourtant. Ses lèvres tremblantes se sont ouvertes sur des mots mort-nés dont il ignorait même la nature. Qu'est-ce qu'il aurait dit si sa voix avait pu se frayer un passage à travers la boule de plomb coincée dans sa gorge serrée, il l'ignorait et tout ce dont il fut capable alors était de reculer, son arme brandie, au fur et à mesure que Jin avançait.
-N'approche pas, a balbutié Sono qui sentait ses veines battre sourdement dans ses tempes. N'approche pas où je te plante.
-Dis-moi, Sono, je veux comprendre. Pourquoi, s'il se souvient depuis tout ce temps par ma faute, est-ce que Riku ne garde aucune trace de toi ? Parce que c'est bien tout ce qui t'a désespéré depuis tant d'années, n'est-ce pas, Sono ? Que Riku, l'être à qui tu t'étais jadis dévoué corps et âme, t'ait oublié.
 
 


Il y avait cette lueur, dans les yeux de Sono, qui disparut pour laisser place à un gouffre sans fond. L'espace d'un instant, Jin crut qu'il allait le voir s'effondrer alors, mais Sono demeurait debout, livide, et pointait toujours son arme sur la poitrine de l'homme.
-Sono, a prononcé Jin d'une voix douce tout en s'avançant. Je t'en prie, ne...
-N'approche pas ! a vociféré le garçon en se plaquant contre le mur. N'approche pas où je te tue, et moi avec, et Riku souffrira par ta faute !
-Sono, calme-toi, tu ne dois pas...
-Tu mens ! a-t-il hurlé, suffocant. Tu mens, tu te trompes sur mon compte, comment est-ce que tu peux prétendre me connaître et dire des choses pareilles ? Je n'ai jamais...
 

Un hoquet violent l'a assailli et il s'est coincé une main dans la bouche, enfonçant ses dents si profondément dans la chair qu'il sentit le goût du sang titiller le bout de sa langue. Jin l'a regardé faire, horrifié, et il allait courir vers lui pour mettre un terme à son geste quand il s'est vu stopper net par l'arme que Sono brandissait et n'était à présent plus qu'à quelques centimètres de lui.

-Je n'ai jamais été désespéré, Jin, a-t-il articulé entre deux convulsions. Le désespoir n'est pas dans ma nature et ne le sera jamais, et jamais je n'ai été désespéré parce que Riku m'avait oublié ! Tu te trompes, non, tu te trompes, tu ne peux pas savoir à quel point j'étais heureux quand je l'ai retrouvé après tout ce temps. Un miracle avait fait venir Riku dans la maison dans laquelle nous vivions tous alors, chez Yuu, et tu ne peux pas imaginer à quel point j'étais soulagé de le voir... vivant. Que Riku vive, voilà tout ce qui m'a importé, Jin, et lorsque j'ai vu qu'il avait survécu à son drame, je n'ai pu qu'éprouver une joie intense. Même lorsque je me suis rendu compte que Riku avait tout oublié de notre vie d'avant, je n'ai pas pu longtemps en éprouver du chagrin parce que j'ai su que je tenais là ma chance... C'était ma chance, Jin, et la sienne ! C'était la chance inespérée de ne pas se souvenir, de ne pas souffrir. Alors quand j'ai réalisé que tout de son passé jusqu'à moi-même avait disparu de lui sans laisser de traces, j'ai voulu tout faire pour le préserver du danger. J'avais peur qu'un jour, quelque chose ou quelqu'un ne lui ravive ses souvenirs et éveille les blessures qui s'étaient fermées d'elles-mêmes. Et qu'une telle chose n'arrive, Jin, je ne le voulais pas ; c'est la raison pour laquelle j'ai tant voulu l'éloigner de toi. Tu ne m'inspirais aucune confiance, je pensais que si tu l'avais retrouvé, c'était pour lui faire subir la torture de l'abréaction, alors pardon, Jin, te haïr et vouloir ta disparition était devenu instinctif ! Il me fallait à tout prix t'éloigner de Riku parce que, mis à part moi-même pour qui il ne montrait jamais le moindre signe de réminiscence, tu étais le plus grand danger qui eût pu exister pour lui. Lorsque je t'ai vu arriver pour la première fois dans ce bar, Jin, j'ai cru voir un démon ; c'est comme si l'enfer tout entier revenait toquer à la porte de sa conscience dans le but d'y semer le chaos et de le rendre fou. Jin, pardon, mais j'aurais tellement voulu que tu meures, j'aurais tellement...


« J'aurais tellement voulu comprendre. »


-Sono...
-Je t'ai dit de ne pas approcher, a lâché le garçon en même temps que ses yeux injectés s'écarquillaient. Tu n'as jamais voulu m'écouter depuis le début, tu n'as fait que penser à toi sans jamais un seul instant te préoccuper de ce que pourrait ressentir Riku, et maintenant, par ta faute, il est...
-Je ne l'ai pas cherché durant tout ce temps dans le but de lui faire du mal !
-Ne me mens pas ! a éructé Sono, au bord de la crise de nerfs. Qu'est-ce que tu veux dire par « chercher », hein ? Ne me fais pas croire des choses insensées... Tu n'as jamais connu Riku, et je t'empêcherai de le connaître plus avant. Dix années s'étaient écoulées depuis, alors dis-moi pourquoi est-ce que tu serais parti à la recherche d'un inconnu dont tu ne devrais même pas te souvenir ?
-Tu crois que je ne pouvais pas m'en souvenir ?
 
 

Silence.
Sono tremble de tout son être et, au bout de ses bras tendus, il lui semble que le couteau pèse plus lourd que sa conscience encore. Comme si cette arme était devenue brusquement inoffensive, Jin s'approche d'un pas, puis deux, puis la pointe de la lame s'enfonce légèrement au milieu de sa poitrine. Jin s'arrête alors que sa vie ne dépend plus que de la volonté de Sono maintenant, mais il plonge en lui un regard empli de défiance auquel l'homme ne se sent plus la volonté de faire face.
C'est le vide dans l'âme, abandonné, que Sono baisse son arme. Jin s'avance et au fond de ses yeux emplis d'assurance se cache un intense chagrin.
-En voyant cette cicatrice chaque jour de ma vie, Sono, comment est-ce que j'aurais pu oublier celui qui me l'a faite ?


Est-ce que c'était à cause de cette voix qui semblait lutter tout en implorant de l'aide ? Ou bien était-ce à cause de ce regard déterminé, presque farouche, mais aussi vidé de la lueur qui l'animait jusqu'à présent ? Sono ne le savait pas mais lorsque Jin a prononcé ces mots, il a senti son assurance s'effondrer tout autour de lui et le laisser seul et sans armure.
-Tu l'as fait exprès, a sifflé Sono entre ses lèvres serrées. Tu es sorti de la salle de bain torse nu en sachant très bien qu'il était dans ta chambre. Tu as voulu lui montrer ta cicatrice ! Tu as voulu qu'il se souvienne !
-Ne crois-tu pas que si telle était mon intention, je l'aurais fait dès le début ?! a explosé Jin, les yeux exorbités par la rage. Sono, je n'en ai pas eu l'intention non, je ne l'ai pas voulu, et j'avoue avoir été foncièrement idiot et imprudent à ce moment-là, mais tu vois, cette cicatrice fait tellement partie de moi et de ma vie que je ne remarque même plus sa présence ! Je te dis que je ne l'ai pas voulu, et c'est la vérité, mais dans le fond, est-ce une si mauvaise chose si Riku se souvient ?
-Il ne devait pas se souvenir ! Pendant tout ce temps, j'ai pris sur moi pour le préserver de tout danger, j'ai essayé de l'éloigner autant que possible des situations et des personnes qui auraient été susceptibles d'éveiller en lui la moindre étincelle, et cela dans le but de le protéger ! Il a eu la chance de tout oublier, il a eu la chance de ne pas en souffrir, alors pourquoi est-ce que tu as dû tout gâcher ?
-Je n'ai cherché Riku que dans un unique but, Sono.
 


Sono a dégluti. Ses poings se serraient jusqu'à en devenir blanc tant la fureur le possédait, mais il savait au fond de lui que cette fureur-là ne faisait que cacher un sentiment bien plus profond encore.
-Mensonge... a susurré Sono, le cœur battant. Tu mens, depuis le début, tu n'as fait que vouloir lui nuire. À moi et à Riku, tu n'as voulu que notre malheur, et depuis tout ce temps...
-Depuis tout ce temps, je n'aurais pas attendu de dire la vérité à Riku si tu n'avais pas été là pour m'en empêcher, Sono.
 

Sono a poussé un cri lorsque la main de Jin est venue l'agripper brutalement par le col et qu'il a attiré son visage tout contre le sien. Sono a voulu se débattre mais la peur le paralysait et la force de Jin était indétrônable.
-Si je me suis abstenu de tout lui dire dès le début, Sono, ce n'est pas seulement parce que j'ai réalisé par toi que Riku ne se souvenait plus de rien, mais c'est aussi et surtout parce que tu semblais tellement le surprotéger que j'ai fini par me douter que ton attitude excessive envers lui avait quelque chose à voir avec ce qu'il s'est passé il y a dix ans. Qu'est-ce que tu crois, hein ? J'ai eu beau te haïr, Sono, j'ai eu beau te mépriser de toute mon âme pour tes ignominies, malgré tout moi je n'ai jamais voulu réduire à néant les sacrifices que tu semblais faire en silence pour Riku. Est-ce que tu crois devoir toujours autant me détester ? En quelque sorte, j'étais ton associé, mais je l'étais bien malgré moi. Je pensais qu'il n'était peut-être pas si bon que cela de laisser Riku dépourvu de souvenirs, car si les images s'éteignent, les sentiments, eux, restent tapis au plus profond de nous-mêmes. Mais tu sais pourquoi je n'ai pas pu me résoudre à le lui dire ? Parce que tu semblais tellement l'aimer que j'ai vraiment cru que cet amour lui suffirait pour vivre heureux.
 


Il l'a lâché si brutalement que Sono en est tombé à la renverse. Ou plutôt, il s'est de lui-même laissé effondrer sur le sol. C'est comme si subitement il s'était senti vidé de toutes ses forces, si bien que rester debout lui était devenu impossible. Jin a regardé, dans un mélange d'amertume et de contrition, le jeune homme qui pour la première fois, semblait si vulnérable. Il était pareil à une lueur de bougie vacillante que le moindre courant d'air menaçait d'éteindre à jamais. Et des lèvres de Sono s'est échappée une voix qui ressemblait à une longue plainte :
-Pourquoi est-ce que c'est toi qu'il aime comme ça ?
 

 
 
 
 

Jin a tristement secoué la tête en signe d'ignorance. Il n'était même pas si sûr que Riku l'eût déjà réellement aimé.
-Pourquoi ? a répété Sono qui, la tête baissée, n'avait pas vu sa réaction. Pourquoi est-ce qu'il t'a fallu si peu de temps pour avoir sa tendresse et sa confiance tandis que moi, qui ai toujours tout fait pour lui, n'ai jamais réussi qu'à être un poids sur ses épaules ?
-Ce n'est pas vrai, Sono.
-Mais il a toujours refusé tout ce que je pouvais lui apporter ! Mes attentions, mes marques de tendresse, mes câlins, mes conseils, mon aide, ma protection ; il a toujours tout refusé comme il chasserait de la main un insecte parasite volant sans cesse autour de lui ! Alors dis-moi pourquoi est-ce que c'est toi qui n'as jamais rien fait pour lui qui as sa confiance ?!
-Parce que Riku était et est encore sans doute incapable de concevoir cet amour que tu lui portes.

   Sono a relevé un visage strié de larmes vers Jin qui en eut le cœur serré.

-Qu'est-ce que tu veux dire ? Pourquoi ?
-Mais parce qu'il ne te connaissait pas, Sono. Ou plutôt, il ne te connaissait plus. Lorsqu'il est arrivé chez Yuu pour la première fois, que crois-tu qu'il a pensé lorsqu'il a pu constater toute l'attention que tu lui témoignais ? Je sais bien que tu ne faisais pas semblant, Sono. Ton amour et ton amitié pour Riku ont toujours été bien réels, seulement, tu vois, ça ne pouvait pas sembler naturel. Tu lui étais inconnu ! Que dirais-tu si un inconnu venait subitement vers toi et se mettait à te traiter comme son petit protégé ? Ne trouverais-tu pas cela étrange ? Tu penserais que l'on cherche à te manipuler et obtenir quelque chose de toi, non ? Cela a dû être la même chose pour Riku. Il ne te connaissait pas, il ne savait pas que tu le connaissais, et alors ton attitude lui a semblé comme une agression. C'est d'autant plus normal lorsque l'on sait qu'en tant que prostitué, Riku n'a connu que des hommes qui n'ont eu de cesse de profiter de lui et le traiter comme un objet... Est-ce que tu penses pour autant que Riku t'en veut pour ce que tu as fait ? Bien qu'il n'ait jamais dû comprendre pourquoi est-ce que tu agissais ainsi envers lui,  toi qui es si agressif et distant avec les autres, malgré tout cela, Sono, il a bien été obligé de constater qu'après toutes ces années, tu n'as jamais essayé de lui faire le moindre mal. Auprès de toi son cœur balance, Sono, il est perdu. Il ne sait pas quoi penser. Sa raison lui dit que tout cela n'est qu'un manège absurde qui lui amènera tôt ou tard des blessures et pourtant, au fond de lui, son cœur a compris qu'il n'y avait rien à craindre de toi... Mais beaucoup plus que cela encore.
 


Dans une série de hoquets, Sono convulse, ses mains plaquées contre sa bouche comme pour réprimer son agitation. Adossé contre le mur, il a replié ses jambes contre sa poitrine comme un fœtus quand Jin est venu s'agenouiller auprès de lui. La main de l'homme est passée dans les cheveux ébouriffés de Sono qui a écarquillé des yeux étonnés sur lui. La chaleur de Jin avait quelque chose de presque paternel et, l'espace d'un instant, Sono a cru comprendre ce qui avait attaché Riku à cet homme.
-Alors, dis-moi ce que je dois faire, a imploré Sono d'une voix honteuse. Dis-moi ce que je dois faire... Même maintenant, Riku semble se souvenir de toi sans se rappeler de moi.
-Mais il n'y a qu'une chose à faire, Sono.

Sono n'a rien dit. Il s'est juste figé, les nerfs tendus, comme il a su tout simplement ce que Jin voulait dire. Ce qui était l'évidence même.
Alors quand l'homme s'est redressé et s'est dirigé vers la porte, Sono a senti que sa conscience basculait en avant. Non. Non. Ce n'était pas possible. Pas après tous ces efforts, pas après toute cette souffrance. Pas après le sacrifice de ne rien lui dire pour ne pas le blesser, mais qui le blessait lui-même toutes ces fois où il a dû prendre sur lui pour ne pas tout dévoiler à Riku dans le désir de retrouver son amour. Pas après la solitude et l'amertume de devoir renoncer à l'affection de l'être qu'il aimait plus que tout au monde pour pouvoir le protéger. Pas après le désespoir d'avoir été oublié de celui qui avait hanté ses nuits et ses jours pendant dix années. Mais toute cette souffrance-là semblait n'avoir servi à rien comme Jin, déjà, refermait la porte derrière lui.

Et Sono fermait les yeux, englouti par des ténèbres sans fond, quand un éclair vif passa dans son esprit.
-Ne le lui dis pas !

En un instant, il avait rattrapé Jin qu'il a agrippé par le bras, affolé. Jin s'est retourné et a fait face au visage implorant et rougi de larmes de Sono.
-Ne le lui dis pas, je t'en supplie ! Ça ne sert à rien, Jin, ça ne sert à rien, je ne veux pas qu'il sache !
-Lâche-moi, abruti ! a vociféré Jin en se débattant férocement jusqu'à échapper à son emprise.
-Pourquoi est-ce que tu fais ça, Jin ? Si Riku ne se souvient pas de tout, alors ne le lui dis pas, je t'en supplie !
-Mais il cherchera à le savoir ! Riku s'est subitement souvenu qu'il est celui qui m'a fait cette cicatrice il y a dix ans, et par-dessus tout il cherchera à savoir comment est-ce qu'une telle chose est arrivée !
-Mais c'est sa vérité à lui, Jin ! Ne t'en mêle pas car c'est sa vie, c'est son honneur, c'est son cœur ! Tu n'as pas le droit de les piétiner comme ça en lui disant la vérité !
-Mais toi-même tu ne sais pas ce qu'est la vraie vérité !
 

Sono s'est statufié. Les lèvres entrouvertes, tremblantes, il échappait d'infimes gargouillis dénués de sens. Plus aucune larme ne coulait sur sa joue pourtant, à travers le voile qui recouvrait ses yeux, il voyait trouble.
-Il n'y a qu'une vérité, Jin. J'ai vécu cet instant. Je sais ce qu'il s'est passé.
-Tu as vécu ton instant à toi, Sono, mais tu n'as pas vécu ce que Riku a vécu.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Une ombre de désolation a assombri le visage de Jin qui a poussé un profond soupir empli de lassitude. Il a détourné les yeux de Sono, comme si lui faire face subitement était devenu insoutenable.

-J'étais là dès le début pour tout voir, Sono. Et je suis désolé, mais contrairement à ce que tu as toujours cru, Riku n'a pas subi un sort aussi terrible que le tien.
 
 
 


Sono n'a rien pu faire. Jin a tourné les talons et la main du jeune homme s'est tendue vers lui sans pouvoir le toucher. Il l'a regardé, immobile, qui se dirigeait vers les escaliers de marbre et montait lentement les marches et alors, les images ont envahi l'esprit de Sono.
Et parce que le poids de ses souvenirs était devenu trop lourd, il s'est laissé tomber à genoux, les mains plaquées contre son crâne comme pour broyer ses pensées et, au moment où il allait pousser un hurlement de douleur, une étreinte subite est venue l'enserrer.
Son cri n'a été plus qu'un gargouillis étranglé et lorsque Sono a senti la main chaleureuse de Yuu qui le caressait, lorsqu'il a senti les lèvres de l'homme se poser sur son front, ses joues, son cou, lorsqu'il a entendu les murmures enfiévrés de Yuu l'implorer et l'apaiser, alors, à ce moment-là, Sono a éclaté en sanglots, enfoui dans l'étreinte la plus belle et douloureuse de son existence.

-Pardonne-moi, Daddy ! Je t'en supplie, pardonne-moi, sinon je vais mourir...


De quoi est-ce que Sono devait se faire pardonner, Yuu n'en savait rien. Mais parce que les pleurs de Sono semblaient ne jamais pouvoir se tarir, ses mains n'ont pas cessé de le caresser, ses lèvres n'ont pas cessé de l'effleurer, et enfin quand les sanglots de Sono se dissipèrent peu à peu, il a saisi le visage du jeune homme dans ses mains pour soutenir son regard.
-Alors, Sono, puisque tu me le demandes, je te pardonne. Je ne veux pas te voir mourir et pour cela, je pardonne l'Ange qui s'est caché tout ce temps derrière un démon.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Le cœur de Jin battait à tout rompre. Il était sur le point de le faire. À quelques centimètres de lui se tenait la porte, celle qu'il n'avait plus qu'à ouvrir pour voir apparaître le garçon.
Le « garçon », ou plutôt cet homme malmené et fragilisé par la vie qui avait occupé ses pensées durant dix années consécutives. Dix années. Il avait suffi d'un seul instant à Jin pour demeurer hanté par le même visage durant dix années. Et il était là, devant cette porte, hésitant. Il devait le faire. Il devait le faire et pourtant, lorsqu'il a pensé à Sono, il s'est demandé où étaient le bien et le mal là-dedans.
Le fil de ses pensées, fil à retordre, s'est brisé lorsqu'il a senti une main se poser sur son épaule. Il a fait volte-face et s'est vu confronté au regard noir que lui lançait Kyô donc la mâchoire se crispait de colère.
-Je l'ai entendu crier.
Dans une grimace de désagrément, Jin s'est défait de l'emprise de Kyô et a levé son poing serré vers la porte.
-J'ai entendu hurler Sono, Jin. Qu'est-ce que tu lui as fait ?
-Va t'en ! Espèce de...
Il allait le frapper quand brusquement, quelque chose le retint. Le regard de Kyô. Ce regard qui le défiait sans nulle peur, le regard assuré de celui qui sait qu'il a raison et en même temps, le regard douloureux de celui qui cache un secret profond.
-Ne fais pas de mal à Sono, Jin. N'en fais à aucun de nous. Parce que Yuu, il ne le supportera pas.

Jin n'a pu que hocher fébrilement la tête comme il se demandait ce que Kyô pouvait bien penser en disant « ne fais de mal à aucun de nous ». Jin a adressé un sourire fébrile à son interlocuteur qui, après être resté quelques secondes immobile à le dévisager comme pour évaluer ses intentions, a tourné les talons.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Trois ans plus tôt.


-C'est toi, Sono ?

Au début, il n'avait pas entendu. Tout autour de lui il y avait le chaos ambiant des bavardages intempestifs de la foule passante, les rires gras des hommes enivrés qui passaient à travers les fenêtres ouvertes des bars, hôtels et maisons de plaisir, et puis les klaxons agressifs des conducteurs impatients, les musiques tambourines venues de toutes parts qui se mélangeaient les unes les autres dans un capharnaüm de sons, et puis les cris de rage provenant d'une rixe qui se déroulait plus loin, sans doute à cause d'une affaire de drogue.
Et puis surtout, ses jambes nues serrées l'une contre l'autre, avec ses bras croisés et la cigarette fumante au bout de ses doigts, il avait froid. Oui, il avait froid, et c'est peut-être surtout à cause de ce froid-là qui tailladait sa peau nue à maints endroits qu'il n'avait pas pu entendre. Il avait les yeux au sol et, du bout de ses lèvres outrageusement ornées de rouge, il marmonnait une succession de syllabes incompréhensibles qui, mises bout à bout, formaient peut-être l'une de ces chansons dépassées des années soixante-dix que sa mère chantait alors qu'il était enfant.
Il n'avait vraiment pas entendu, non, et l'un de ses pieds frigorifiés tapotait l'asphalte en rythme. Ses yeux trop clairs pour être naturels et charbonnés de noir continuaient à river l'asphalte morne sans sembler le voir.
Alors, bien sûr, quand il a vu quatre jambes s'arrêter devant lui, il a été surpris. Surpris, mais pas inquiet pour autant. Il a aussitôt levé la tête et c'est presque comme un automate qu'il a irradié son visage du plus beau sourire.

-Bonjour, messieurs.

Il avait cet air crispé qui donnait à se demander si son sourire était si forcé que cela ou bien s'il se retenait simplement de ne pas claquer des dents. En face de lui, il y avait ces deux jeunes hommes.
L'un était petit et mince, pourtant l'air robuste, vêtu d'une veste de cuir noir et ses cheveux teints en blond qui lui seyaient étonnamment bien malgré son regard noir. L'autre, plus grand et longiligne, avait la grâce de la féminité. Ses traits délicats et sa bouche finement tracée avaient quelque chose de fascinant. Sono est resté béat un instant, à observer le plus grand, avant de se rendre compte qu'il devait paraître idiot et inconvenant de fixer les inconnus de cette manière.
-C'est pour les deux à la fois ? a-t-il demandé en reportant son regard sur le plus petit.
-Nous sommes frères, a calmement énoncé le plus grand avec un ton de récitation. Nous ne faisons pas ce genre de choses.

Sono s'est senti idiot, sur le coup. Il a hoché la tête, muet, avant de se remettre à observer attentivement les deux individus pour y chercher en vain la moindre ressemblance.
-C'est cent-mille pour la nuit, a dit Sono pour la forme même s'il avait la nette impression que les deux autres ne l'écoutaient pas.
-Tu sais, il y a un type qui est venu te voir, l'autre jour.

Sono a écarquillé les yeux sur le petit, attentif. Des types qui venaient le voir, il n'y avait que ça, alors il attendait plus de précisions.

-Cheveux noir corbeau, yeux bleus, peau blafarde, avec un maquillage bizarre autour de l'œil gauche. Tu sais, comme des arabesques.
-Ah, oui, s'est souvenu Sono.
Et comme il ressentait un étrange malaise sans trop savoir pourquoi, il a voulu mettre la cigarette entre ses lèvres mais celle-ci s'était complètement consumée dans le vide.
-Oui, je me souviens de lui, a ajouté Sono en écrasant le mégot sous le regard réprobateur du plus grand. Il était bizarre, ce type. Bizarre, mais sympa. Mais bizarre. Il n'a même pas couché avec moi après m'avoir payé.
-Bien sûr que non, il ne l'a pas fait, a répondu le plus grand d'un ton qui semblait étrangement agacé.
-Et qu'est-ce qu'il a, ce type ? a rétorqué Sono que l'impertinence du plus grand commençait à irriter.
-Ce type, il a qu'il vient de payer cinquante millions de yens pour toi.


Sono en est resté bouche bée, avec cette expression ahurie presque idiote sur son visage. Le petit blond le regardait avec un sourire en coin qui semblait vouloir dire mille et une choses.
-Cinquante millions de yens pour une nuit ?!
-Non, cinquante millions de yens pour toute la vie.
Sono est resté inerte durant un moment, avant de pousser un long soupir emprunt de fatigue. Et de déception, peut-être, même s'il ne savait pas à quoi s'était-il attendu jusque-là. Dans un geste évasif de la main, il s'est adossé contre le mur de béton et a frotté ses mains contre ses jambes frissonnantes pour les réchauffer.
-Bon, écoutez, je ne suis pas à vendre, moi, mais juste à louer. C'est fini avec cette blague, je pensais bien que ce type était louche. Moi, j'ai des clients à attirer, et un mac qui n'est pas toujours facile à vivre, alors barrez-vous si vous n'avez pas l'intention de me louer. Je gagne ma vie comme ça, moi, alors je n'ai pas de temps à perdre avec des enfantillages. Allez vous-en, si mon mac me voit, il va...
-Ne rien faire du tout puisque c'est lui qui a accepté de te vendre.
 

Sono n'a rien dit. Sans savoir trop pourquoi, sur le coup, il a eu envie de pleurer. Il s'est dit que tout cela n'avait aucun sens, que c'était absurde, qu'il avait dû mal comprendre, que ça ne pouvait pas arriver subitement, sans raison comme ça, et que peut-être on essayait de le faire tomber dans un piège, mais peut-être pas, enfin il ne savait rien, et à cause de ça Sono s'est senti incroyablement perdu et vulnérable alors, il s'est mordu la lèvre pour ne pas pleurer.
-Tu sais, Toshiya et moi, nous étions comme toi.

Alors comme ça, le grand aux traits féminins s'appelle Toshiya, s'est dit Sono. Mais il ne s'est pas demandé comment est-ce que le faux blond pouvait bien s'appeler. Pourtant, c'est le faux blond qui lui a tendu la main le premier.
-Tu peux encore refuser mais tu sais, avec Yuu, tu n'as rien à craindre.

Yuu, c'est le type au maquillage étrange, a deviné Sono, mais au-delà de son prénom, il y avait tellement de choses qu'il aurait voulu savoir sur cette personne avant de suivre les deux individus. Seulement, s'il ne les suivait pas, peut-être ne le saurait-il jamais. Oui, mais...
-Et si ça ne te semble pas normal, demande-toi si ta vie jusqu'à présent l'a déjà été, normale.
 

Il n'y avait rien à répondre au blond. Ou plutôt, Sono n'avait aucun moyen de défense.
Il ne savait même pas s'il avait vraiment le droit de les suivre, s'il signait là son salut ou sa mort, si son maquereau n'allait pas le retrouver pour lui faire payer le prix de sa conduite, si ce Yuu était vraiment quelqu'un de fiable.

"Et d'ailleurs, on ne peut pas être fiable quand on a des yeux aussi clairs alors que l'on est Japonais. Mais non, c'est immature comme réflexion, n'empêche, c'est qui ce sale type qui m'achète comme si j'étais un objet ? Ah mais non, de toute façon, ils ont tous fait ça, il n'est pas différent des autres. Euh, si, il est différent ; il a les yeux bleus et il n'a pas couché avec moi la dernière fois. En plus, il doit avoir un sacré pouvoir de persuasion pour m'acheter au mac. Bon, en fait, il suffisait juste de fric apparemment, mais il avait l'air si jeune, où est-ce qu'il l'a eu, ce fric ? Et ce Toshiya et son frère, c'est qui ? Vraiment des anciens prostitués ? Pourquoi ils ne se ressemblent pas du tout ? Et Yuu, je vais le voir, là ? Je vais devoir dire quoi ? Merci ? Sale ordure, va-t'en ? Je ne serai pas ton esclave ? Tu as quel âge ? Dis, tes yeux, c'est des vrais ? Et puis, ça ne craindra pas si je me pointe devant lui en minijupe et débardeur, comme ça ?"


Avec tout son maquillage rouge qui dégouline de sa bouche, là, Sono a les lèvres collantes, ça le dégoûte.  Des milliers de questions et pensées traversent l'esprit de Sono si bien que, absorbé par son intérieur, il n'a même pas réalisé qu'il suivait déjà depuis plusieurs minutes les deux frères qui le tenaient par la main.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Une année s'était écoulée depuis. Et si Sono était demeuré un prostitué, ce n'était plus la même chose. Ils étaient tous restés prostitués, de toute façon. « Ils », c'étaient les protégés de Yuu. Enfin, les protégés, c'est ainsi qu'ils s'appelaient eux-mêmes, mais jamais Yuu ne leur avait donné cette appellation. Et pourquoi est-ce qu'ils étaient restés prostitués, Sono ne le savait même pas. Il était l'un d'eux pourtant, mais si l'on lui avait posé la question quant à son choix de rester ce qu'il avait été, il aurait été bien en peine de répondre. Son « choix »... Oui, car c'était bien un choix en réalité.
Ou peut-être était-ce un choix par défaut car après n'avoir vécu que du commerce sexuel, Sono n'avait jamais appris à travailler, et se retrouver plongé dans un monde si éloigné du sien l'effrayait. Il ne se sentait pas vraiment à la hauteur, il ne comprenait pas ce que l'on pouvait attendre d'autre de lui sinon que du plaisir. En tout cas, ce qui était sûr, c'est que jamais Yuu ne l'avait incité, ni lui ni les autres, à pratiquer ce genre de métiers. En réalité, Yuu avait même maintes fois tenté de les dissuader et de les ramener vers un chemin plus « droit », comme il disait, mais lorsque Yuu parlait de « droit chemin », il s'imaginait un chemin bordé de fleurs plutôt que de ronces. N'empêche, ça n'avait jamais marché.

« Je peux te payer toutes sortes d'études. Je peux te préparer à une nouvelle vie, tu sais. »


Voilà ce que Yuu répétait sans cesse à chacun d'eux, et il donnait toujours l'impression de les supplier. C'est comme si ça lui faisait plus de mal qu'à eux, au final. « Eux », au fait, c'était Toshiya, le grand aux traits si délicats, Kyô, qui n'était autre que le petit blond, son frère, et puis il y avait aussi Miyavi, Kai et Teru.
Kai et Teru, c'étaient les deux inséparables. Toujours collés l'un à l'autre comme des siamois, et au début, bien qu'ils n'aient nulle ressemblance physique, Sono avait pensé qu'il s'agissait là de jumeaux. Nullement ; c'étaient là deux amis d'enfance qui, séparés jadis par les vicissitudes de la vie, se sont retrouvés par ces mêmes vicissitudes. Ces deux là ne se séparaient que pour leurs « petites affaires » dont la nature était plus qu'explicite, puis ils se retrouvaient toujours dans des étreintes allègres et emplies d'innocence. Des étreintes enfantines qui ne donnaient jamais l'impression qu'ils revenaient d'une nuit torride.
Sans doute avaient-ils chacun peur de se voir à nouveau séparés. C'est ce qui expliquait qu'ils éprouvaient une joie à ce point immense à chaque fois qu'ils se revoyaient, c'est-à-dire presque chaque jour. Et il y avait Kyô. Lui passait le plus clair de son temps à vagabonder en ville, même les jours de grande pluie, et ne revenait que tard le soir, avec toujours l'air épuisé de celui qui a accompli une tâche pesante mais essentielle.
Alors que Kyô était celui qui passait le plus de temps à l'extérieur -c'est-à-dire en dehors de la maison de Yuu chez qui ils logeaient- il était sans doute le plus « droit » d'entre eux, pour reprendre les expressions de Yuu. Kyô, il allait partout, mais ne voyait personne. Ou presque. Il se contentait de peu, et ne voyait tout au plus qu'un client par semaine. Sono avait soupçonné alors qu'en réalité il était l'amant d'un homme fortuné et déjà marié qui couvrait ses besoins en lui donnant tout ce qu'il voulait, et lorsque Sono a fini par lui poser la question, Kyô a dit qu'il vivait sur le capital qu'il s'était constitué. Dix années entières à économiser, mettre de côté tout ce qu'il ne devait pas à son mac de l'époque, et comme ça, il a dit, « je peux me contenter du minimum et lorsque j'aurai assez pour me payer une maison, je m'en irai d'ici. Je laisserai Yuu tranquille et je me trouverai moi-même un travail honnête. »

Sono avait fait la grimace. Il ne voyait pas ce qu'il y avait de malhonnête dans son travail, mais en même temps, il avait admiré Kyô pour sa volonté et sa « droiture ». Sono se surprenait à aimer le mot « droiture ». Machinalement, il se mettait à penser à Yuu dès qu'il l'entendait.
« Et puis, avait ajouté Kyô, Toshiya vivra dans mon appartement et il n'aura plus jamais à vendre son corps ».
Sono avait eu le souffle coupé.
Toshiya, son frère. Son frère mais aussi son opposé. Alors que Kyô était pudique et économe, Toshiya était celui qui voyageait de lit en lit, de bras en bras, et accumulait les rencontres éphémères, les plaisirs cachés, comme si tout cela pour lui était un passe-temps des plus délectables. Il faut dire qu'avec son corps et son visage, il ne devait avoir aucun mal à attirer du monde. En réalité, Sono était un peu jaloux de Toshiya. Parfois, il pensait que Toshiya n'aurait jamais dû exister, et que lui aurait dû naître avec ce visage pour faire tomber tous les hommes à ses pieds. Et puis, alors que Sono se mettait à partir dans des fantasmes d'une vie de plaisirs et de luxure dans laquelle tous les hommes le traiteraient comme un souverain de beauté, son euphorie retombait brutalement en même temps que sa rage et alors, il réalisait que si Toshiya n'avait pas existé, il n'aurait pas eu le bonheur de contempler ce visage chaque jour de sa vie.


Même dans le mauvais, il y avait du bon. À vrai dire, Sono n'était pas totalement jaloux de Toshiya. Car la jalousie comporte toujours une part de haine, mais la haine n'était pas ce que Sono ressentait envers lui. Il ne trouvait pas cela injuste que Toshiya soit né avec tant de grâce et de beauté sans même sembler en avoir conscience ; ce qu'il trouvait injuste, c'était que lui-même en soit dépourvu. Sono complexait un peu par rapport à cela, et malgré son propre succès face aux clients, son estime de lui-même ne parvenait pas à remonter. Contrairement à Kyô, Toshiya claquait tout son argent dans des artifices qui étaient destinés à le rendre plus beau encore.
Ils étaient comme ça, les deux frères. Opposés par tout et pourtant, unis comme les doigts de la main. Et à l'instar de Kai et Teru, il ne faisait nul doute que si l'un des frères avait dû mourir pour l'autre, il l'aurait fait sans hésitation. Il y avait, semblait-il à Sono, quelque chose de surnaturel dans ces relations d'amitié et de fraternité fusionnelles. Lui qui, en toute une vie, n'avait jamais vu autant d'amour chez un être humain, voilà que, brusquement en atterrissant chez Yuu il se retrouvait confronté à des histoires d'amour à couper le souffle.
C'est une mise en scène, s'était-il répété sans cesse durant les premières semaines de sa nouvelle vie. Mais avec le temps, Sono avait été obligé de constater que si Kai et Teru, puis Kyô et Toshiya s'aimaient ainsi, ce n'était en rien une machination. Et quel bonheur ce dût être alors, pensait Sono, que d'avoir chez soi quelqu'un qui vous a attendu et vous accueille comme le Messie.
N'empêche, une relation si fusionnelle, ce n'était pas naturel.

Ce n'était pas naturel.

Même Miyavi, l'éternel paisible, l'éternel silencieux, l'éternel secret, semblait partager son avis. Miyavi qui partait sans rien dire, et revenait sans un mot. Miyavi-les-lèvres-closes, s'amusait à l'appeler Sono ; mais lorsqu'il eut compris que le concerné ne portait pas ce sobriquet dans son cœur, il l'en épargna.
La seule personne avec qui Miyavi semblait avoir de réels échanges était Yuu. Il venait parfois dans la chambre de l'homme le soir, et alors, Sono les entendait toujours qui discutaient à voix basse, mais jamais il n'était parvenu à saisir un mot de leurs conversations.
« Au moins, Daddy ne couche pas avec lui, alors c'est tout ce qui importe. »


Bien sûr que non, ils ne couchaient pas ensemble. Et est-ce que Miyavi couchait avec qui que ce soit, c'était difficile à dire. Bien sûr, il sortait presque chaque jour, parfois très tôt le matin, pour ne revenir que tard le soir voire le lendemain, mais il ne soufflait jamais mot sur ses activités. Sono se demandait s'il se prostituait vraiment. Il avait déjà grand peine à croire que Miyavi ait déjà pu être prostitué un jour et pourtant, c'était bien le cas. Mais comment est-ce qu'un homme si sage et serein pouvait-il se vendre si facilement comme ça ? Peut-être justement parce qu'il était serein. Ou peut-être était-il serein justement parce qu'il se vendait. Arrivé à un certain point de non-retour, au moment où l'on sait que l'on ne pourra plus reculer et que l'on n'a plus rien à perdre, l'on finit par devenir résigné et puis, à la fin, devenir serein. C'était peut-être cela. Ce que Sono n'imaginait pas alors, c'était que Miyavi avait pourtant quelque chose à perdre. Ou plutôt, quelqu'un, qui lui était d'une valeur incommensurable. Quelqu'un pour qui Miyavi aurait tout fait.
Mais ça, Sono ne pouvait pas s'en douter, puisque Miyavi ne parlait jamais.
Pas même à Toshiya.

 

 
 
 
 

Et puis il y avait eu ce jour.
 

-Tu ne travailles pas aujourd'hui. J'ai un boulot pour toi.

Sono avait fait volte-face. Il se dirigeait d'un pas déterminé vers la porte, habillé de façon plus que significative, et il avait sursauté quand Yuu avait brusquement saisi son poignet. Il l'a dévisagé, les yeux écarquillés, et il a eu si peur l'espace d'un instant que Yuu ne se mette à le gronder qu'il a bien eu envie de pleurer.
-Ne sors pas dans cette tenue, s'il te plaît.
-Mais, Daddy...
-Je t'ai dit que j'ai quelque chose pour toi aujourd'hui.

Il lui a tendu un bout de papier plié que Sono a saisi avec circonspection. Il l'a ouvert le cœur battant comme s'il s'attendait à ce que ce bout de papier soit un renvoi clair et définitif. Il a cru mourir lorsqu'il a vu que c'était une adresse qui était notée de la plume de Yuu. Alors comme ça, il l'envoyait ailleurs. L'imagination de Sono s'embourbait déjà dans les abysses marécageuses d'une existence à nouveau voisine de l'enfer quand la voix de Yuu a mis un terme à ses affres.
-C'est à trois rues derrière la gare du centre-ville. Tu connais cet endroit, non ?
-Mais, Yuu, a fait Sono que les sanglots apparaissant trahissaient déjà. Pourquoi est-ce que...
-Il y a un garçon là-bas. Tu dois aller le chercher.

Un « garçon ». L'espace d'un instant, un blanc s'est creusé dans la tête de Sono et il s'est demandé, la bouche entrouverte, ce qu'était un « garçon ». Du moins, qu'est-ce que voulait dire Yuu par ce nom.
Sono n'a pas eu le temps de poser la question que déjà, Yuu tendait quelque chose sous ses yeux.
Une photographie.
-C'est lui. Il ne t'attend pas, mais tu dois venir le chercher.

Sono n'avait pas réalisé qu'il avait arrêté de respirer.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Il a voulu rester stoïque.
Il l'a voulu et il y a réussi à merveille, comme si toute sa vie il avait été forgé pour dissimuler le moindre de ses sentiments. Le pantin dans toute sa perfection.
Il se tenait là, sur le trottoir d'en face, et les mains dans les poches, Sono observait le jeune homme qui, se tenant debout devant un bâtiment dont les néons roses clignotaient des mots douteux, semblait attendre quelque chose. Ou quelqu'un, peut-être lui. Même si bien sûr, il ne savait pas que c'était « lui » en particulier. Sono s'était demandé l'espace d'un instant si Yuu ne l'avait pas fait exprès. Et puis il s'est souvenu du jour où Kyô et Toshiya étaient venus le chercher, alors il s'est dit que ce devait être un rituel, comme ça. Le dernier arrivé vient toujours chercher le nouveau. Et puis, Yuu ne pouvait pas savoir.
Yuu n'avait jamais su. C'était forcément un hasard s'il l'avait envoyé chercher ce "garçon".
Alors, Sono a tout fait pour paraître stoïque, et cela ne lui a étrangement pas demandé d'effort. C'est pour cette raison que, lorsque le jeune homme en face de lui est également demeuré stoïque en le voyant traverser la rue dans sa direction, Sono ne s'est pas vraiment étonné.

-Bonjour, Riku.

Riku avait de grands yeux candides. Un regard que Sono n'a pas oublié. Ce regard qui semble toujours hébété comme si Riku ne comprenait jamais ce qu'il faisait là. Il paraissait un peu paumé, en somme.
Sono a essayé d'étirer un sourire, mais il n'a réussi qu'à faire un rictus peu avenant dont Riku ne s'est pas formalisé. Contrairement à ce à quoi il s'attendait, Riku n'était nullement en tenue de prostitué, mais portait un jean et un t-shirt simple qui laissait voir des ecchymoses sur ses bras nus.
Sono a froncé les sourcils, intrigué.
-Mon maître s'est mis en colère quand j'ai dit que je ne voulais pas partir. Il m'a traîné de force ici, il a dit que je devais attendre quelqu'un, je suppose que c'est vous.
- « Vous » ? a répété Sono qui n'arrivait pas très bien à mettre ses pensées en ordre.
-Oui. Dites, c'est vous, Yuu ?

Sono a secoué la tête. Il s'est demandé si l'erreur venait de lui où s'il était en train de rêver. Mais il n'avait pas pu se tromper, la ressemblance était frappante. Sono venait de remarquer une entaille encore suintante sous l'œil gauche du garçon. Il s'est avancé, et sans le vouloir il avait dû paraître menaçant car le jeune homme s'est reculé dans un air de crainte.
-C'est bien toi, Riku, non ?
-Oui, je suis Riku, mais qui êtes-vous ? Mon maître m'a dit qu'un dénommé Yuu m'avait acheté, alors...
-Je suis envoyé par Yuu. Riku, tu te moques de moi ?
-Mais non, Monsieur, pourquoi me moquerais-je de vous ?
-C'est moi, Sono. J'espère que tu plaisantes.
-Je ne plaisante pas, Monsieur, a répondu Riku qui semblait au bord des larmes. Pardon, mais mon Maître m'a parlé d'un dénommé Yuu alors je ne sais pas si j'ai le droit...
-Ce type -je suppose que tu parles de ton maquereau- n'est plus ton maître et arrête donc de faire l'imbécile, je ne ris pas, tu sais.
-Mais, Monsieur, l'on ne m'a pas dit qu'un certain Sono devait me chercher, c'est pourquoi je m'étonne...

Sono n'a rien dit. Il est resté immobile, ses mains toujours cachées dans ses poches, et il a longuement observé le visage inquiet de Riku comme s'il essayait de lire à travers. Il a fini par pousser un soupir, résigné.
-Laisse tomber. C'est que je pensais que l'on t'avait mis au courant.

Il a sorti sa main de sa poche et l'a tendue. Riku a baissé les yeux. C'était une main ferme et virile mais délicatement sculptée, une main qui semblait de fer pourtant, ce fer-là dégageait de la chaleur. Riku s'est inconsciemment mordu la lèvre, hésitant.
-Tu sais, Yuu, il est bizarre, il a les yeux bleus, le teint blafard, et il se maquille autour de l'œil gauche, et puis, il a notre âge, mais malgré tout, c'est quelqu'un de merveilleux. Je l'appelle « Daddy ».

Riku n'a pas répondu. Il a regardé Sono d'un air étrange.
"On dirait un animal qui s'approche prudemment d'un homme en le flairant du bout du museau pour juger s'il est dangereux ou non", a pensé Sono. Cette pensée lui a filé la nausée, mais il était toujours le roi pour paraître stoïque.
-Tu ne resteras pas perdu si longtemps.
Alors, après encore un dernier instant d'hésitation, Riku a posé sa main dans celle de Sono et tous les deux se sont éloignés des rues qui transpiraient la décadence.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
-Il dort, Riku ?
Les mains plongées dans l'eau mousseuse de l'évier, Yuu s'est retourné et a émis un doux sourire à la vue de Sono. En silence, celui-ci est venu le rejoindre et a entrepris d'essuyer la vaisselle que Yuu nettoyait.
-Pourquoi est-ce que tu me poses cette question ?
-Parce qu'il n'a pas mangé ce soir.
-Il est nouveau. Il est un peu perdu, tout comme tu l'étais à ton arrivée, non ? Il doit se demander qu'est-ce qu'il fait ici.
-Moi, je me le demande toujours.
Yuu a ri. Ce n'était pas vraiment un rire joyeux, mais il n'était pas triste non plus. C'était un peu le rire de celui qui n'a rien à dire.
-Sa chambre lui a plu ? a demandé Sono sans lever les yeux.
-Je ne sais pas. Lorsque je la lui ai montrée, il a pleuré.
-Pourquoi ?
-Pour tout, je suppose. C'était un mélange de déréliction, d'égarement, mais de soulagement et de reconnaissance aussi. Ses sentiments sont mêlés. Il ne sait pas à quoi s'attendre, ni pourquoi est-ce que c'est lui qui se retrouve ici plutôt qu'un autre.
-Et tu le sais, toi ? Pourquoi est-ce que c'est lui.
-Je ne sais pas. Je l'avais repéré depuis plusieurs mois déjà. C'est idiot, je le sais, mais je me fie beaucoup à mon intuition, à raison ou à tort... Il avait juste l'air le plus pur et fragile d'entre tous, et son visage empli de candeur me plaisait. Même si à cause de ce visage-là, j'ai pensé qu'il devait attirer beaucoup de pervers qui aiment l'innocence pour la souiller. Il n'y a pas vraiment de « vraie » raison, en réalité.
-Moi, tout à l'heure, quand je l'ai vu, j'ai vraiment cru que tu avais eu une « vraie » raison cette fois, Yuu.

Yuu s'est immobilisé et il s'est essuyé le front avec la main qui tenait l'éponge. Il a tourné vers Sono un visage illuminé d'un radieux sourire sans se rendre compte qu'il avait de la mousse sur le front.
-Tu as cru ça ? Parce qu'en voyant à quel point il est adorable, tu as compris que je n'ai pas pu résister.
-Ce n'est pas parce qu'il est adorable, Yuu.

Sono avait voulu prononcer ces mots le plus calmement possible et pourtant, Yuu a senti que sa voix recelait une profonde colère. Sono s'était figé et ses mains qui tenaient une assiette se crispaient jusqu'à en devenir blanches. Yuu a posé sa main mouillée sur son épaule, mais le garçon n'a pas réagi.
-Qu'est-ce que tu veux...
-Il était le servant de mon père, Yuu.

Yuu se tait. Les yeux de Sono sont secs comme un désert aride et pourtant, il donne l'impression de pleurer de l'intérieur.
-Il est la personne dont je t'ai tant de fois parlé, Yuu. Il est celui avec qui j'ai vécu les meilleurs mais aussi les pires moments de ma vie avant que nous soyons séparés, il y a huit ans. Yuu, ce garçon est mon meilleur ami.
 

 

 
 
 

Il y a eu un moment de flottement, d'absence, un moment où les mots pénétrés dans les conduits auditifs cherchaient à se faire une place au sein de la conscience. Ce n'est que lorsque ces mots eurent l'impact en lui et que Yuu a réalisé qu'il a poussé un cri de joie :
-Mais c'est fabuleux ! Sono, pourquoi ne m'a-t-il rien dit ?! Alors voilà pourquoi il pleurait ! Sono, raconte-moi ; vos retrouvailles ont dû être si émouvantes !
-Il ne se souvient pas de moi.

Cette fois, les mots ont percuté aussitôt avec une violence inouïe. Seulement, Yuu a fait comme s'il n'avait pas compris. Il ne le voulait pas, en fait. Parce que la vue du visage figé dans la douleur de Sono lui faisait trop mal.
-En fait, Riku ne se souvient de rien.

Il y a eu un éclat de porcelaine brisée, puis le bruit mat d'un corps qui s'effondre. Sous les yeux contrits de Yuu, Sono est tombé agenouillé sur le sol, au milieu des débris de l'assiette que ses mains avaient laissé échapper, avant d'éclater en sanglots.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Il paraît que Yoshiki et Yuu sont en colère contre toi. Tu as fait pleurer Sono.

Jin a eu un sourire blafard, un sourire sans force qui n'eût nullement réconforté le garçon s'il n'y avait pas eu cette tendresse dans ses yeux. Riku était assis face à son bureau, et devant lui se trouvait une feuille blanche à côté de laquelle il avait reposé délicatement sa plume lorsqu'il avait vu Jin franchir le seuil de la chambre.
-Toi aussi tu l'as fait pleurer, Riku.
-Mais moi, je ne l'ai pas fait exprès.
Jin s'est avancé prudemment, certain que le jeune homme allait l'évincer mais il n'en fut rien. Lorsque Jin est venu saisir la feuille que Riku semblait vouloir cacher pour la retourner, il y a découvert le portrait de Sono minutieusement tracé à l'encre de Chine.
-Riku.

Jin vient se tenir derrière le garçon qui frémit lorsqu'il sent les mains de l'homme se glisser autour de sa nuque. Ce geste avait une connotation criminelle, mais bien sûr tout ce que voulait Jin en collant ses paumes au cou de Riku, c'était lui faire sentir la chaleur de sa caresse. Sous les yeux de Riku, le sourire enjôleur de Sono devenait trouble.
-Qu'est-ce que tu voulais me dire, Jin ? Je vous ai écoutés derrière la porte de la cuisine. Dis-moi, Jin, qu'est-ce que tu avais de si important à me dire au point de ne pas pouvoir m'oublier au bout de dix années.
-Riku, de quoi te souviens-tu exactement ?
-De tout, Jin. Je me suis souvenu de ce que je t'avais fait lorsque j'ai vu cette cicatrice sur ta poitrine, mais c'est lorsque je vous ai entendus discuter avec Sono que tout le reste m'est revenu en mémoire.

Jin a fermé les yeux. Et c'était comme un rideau qui se fermait sur une scène qui aurait dû être achevée depuis bien longtemps déjà. Il a ôté ses mains de la gorge de Riku pour lentement se pencher contre lui et venir glisser ses bras le long de son corps pour saisir ses mains au creux des siennes. Riku se laissait faire, immobile. Il semblait trop plongé dans le passé pour réaliser le présent. Mais il y avait le souffle chaud de Jin au creux de son cou, et un baiser qui se voulait pudique qui lui a volé un bout de douceur.

-Mes parents m'avaient abandonné à l'âge de treize ans. À l'époque, dans le quartier pauvre où j'habitais, voir des enfants seuls en haillons qui mendiaient dans les rues ou couraient avec un bout de pain volé, c'était juste banal. J'ai pensé que je finirais comme eux, un mendiant sans famille ni culture ni expérience qui ne trouverait jamais sa place dans la société. Mais j'ai rencontré le père de Sono, un riche bourgeois veuf d'une femme décédée de cancer, et était-ce de la pitié ou de la compassion, je n'en sais rien, mais il m'a choisi moi qui étais ignorant pour faire de lui son servant. C'est alors que j'ai atterri dans son château où j'ai fait la connaissance de son fils, Sono. Il n'avait qu'un an de plus que moi et semblait pourtant si grand, si fort, si cultivé et vif d'esprit comparé à moi qui me sentais misérable. Et alors qu'avec mes préjugés je pensais aussitôt que Sono se mettrait à me mépriser, il a tout de suite montré une affection particulière envers moi. Il venait toujours me solliciter même lorsque j'étais en plein travail, et lorsque je lui disais qu'il ne devait pas rester avec moi et étudier, il disait préférer rester avec moi et m'aider, et c'est comme ça que je me retrouvais avec un jeune adolescent en dentelles et jabots en train de faire la vaisselle à mes côtés.

Riku a marqué un instant de pause, les yeux dans le vague, avant de lâcher un petit rire.
-Je ne comprenais rien, tu sais. Est-ce qu'il se moquait de moi, ou bien étais-je pour lui un spécimen d'une espèce inconnue qui le fascinait et qu'il voulait examiner, lui qui n'avait connu que le monde de la bourgeoisie ? Il y avait peut-être un peu de ça, dans le fond. Mais ce n'est que plus tard, lorsque j'ai réalisé à quel point la vie de Sono était morne et bien réglée, que j'ai compris alors combien il devait se sentir seul. Chaque jour, les mêmes activités se répétaient. Il avait un emploi du temps programmé à la minute pour chaque jour de la semaine, et toujours ces mêmes activités ; le chant, la danse, le piano, les langues étrangères, la poésie, les mathématiques, l'Histoire, la Géographie, l'équitation, et que sais-je encore... Comment est-ce qu'un adolescent pouvait se développer normalement avec une vie dont il ne pouvait obtenir une seule minute rien qu'à lui ? D'une certaine manière, me voir a dû le soulager. Pour la première fois il pouvait fréquenter une personne qui ne lui disait pas que faire, quand le faire ni comment le faire. J'étais quelqu'un dont les mœurs inculquées de paysan n'avaient rien à voir avec ses codes traditionnels de bourgeoisie. Alors que je n'étais qu'un pauvre en haillons au service de son père, je lui paraissais mener une vie libre et dénuée de soucis. Quant à moi, savoir qu'une personne de sa distinction et de son intelligence me portait un tel intérêt me réconfortait. Oh, je ne menais pas une vie très dure. Son père n'était pas un tyran, si ce n'était en ce qui concerne l'éducation de son fils. Je ne me contentais que des tâches ménagères, contre lesquelles j'étais habillé, nourri et logé, parfois même je recevais un peu d'argent de poche. Seulement... Il semblait que l'amitié qui nous liait, Sono et moi, dérangeait de plus en plus cet homme. Non seulement je dévoyais Sono en l'incitant à sécher ses leçons et en lui apprenant des expressions paysannes, mais il n'y avait pas que ça... Nous étions deux garçons, Jin ; je suppose que tu vois ce que je veux dire. Mais alors que ni Sono ni moi ne pensions à ce genre de chose, son père semblait trouver en notre relation une nature des plus méprisables. Et lentement, ce fut la descente vers l'enfer. Il s'est mis à m'accabler de corvées qu'il inventait pour ne pas me laisser le temps de voir Sono, mais lorsque celui-ci parvenait à s'échapper pour venir me voir, alors c'est nous deux qui étions battus tour à tour, chacun roué de coups de bâton sous les yeux de l'autre. Et parce qu'au bout de plusieurs mois, n'y supportant plus, Sono a décidé que nous arrêterions de nous voir, j'ai cru malgré ma tristesse que les choses iraient mieux. Je préférais me priver de son amitié plutôt que de continuer à le voir souffrir par ma faute, et j'étais certain que ces pensées étaient réciproques. Seulement, rien n'a été arrangé. Son père était tombé dans une spirale infernale : celle des jeux d'argent. Il accumulait des dettes auxquelles sa fortune -qui n'était principalement constituée que d'un héritage- ne pouvait plus remédier et comme si ses soucis allaient s'envoler ainsi, il s'est mis à boire. Et à cause de cela, il n'avait plus besoin de prétextes pour nous battre à présent. Alors, parce que notre séparation forcée était devenue inutile, et pour nous soutenir dans notre douleur, Sono et moi sommes retournés l'un vers l'autre. Il fallait s'y attendre ; la colère de son père, nourrie par les effets de l'alcool et par sa déchéance financière, a redoublé de violence contre nous. Une fois, il a failli mettre Sono à mort. Il avait fini le visage tuméfié, méconnaissable, avec trois côtes brisées. Je l'ai veillé durant plusieurs semaines avant qu'il ne se rétablisse. Durant ces semaines-là, tout était devenu étrangement calme. Son père ne manifestait plus la moindre colère à notre égard, et n'avait pas levé la main sur nous une seule fois.
C'est comme si tout s'était subitement arrangé comme par magie ; j'avais pensé que l'état de son fils lui avait fait réaliser l'ampleur de ses actes. Je me trompais. Car dès lors que Sono fut remis sur pieds, nous apprîmes qu'il n'y avait plus de place pour nous dans le château.
 

Riku a été interrompu dans son monologue. Quelque chose de doux était venu se poser au coin de ses lèvres. Il a tourné la tête et a vu tout contre lui le visage de Jin contrit de douleur qui lui souriait. Riku a baissé les yeux, le cœur battant. Il avait toujours ses mains prisonnières dans celles de Jin.
Il a détourné son regard sur le portrait de Sono. C'est alors qu'il a réalisé à quel point il paraissait jeune sur ce dessin. Le Sono de ses souvenirs.
 

-Il ne lui restait plus rien, en réalité. Et pour rembourser ses dettes, tous ses biens allaient être saisis. Nous ne lui étions d'aucune utilité, et il n'avait plus de quoi nous faire vivre dignement alors. Il disait que des adultes allaient nous chercher. Comme nous étions mineurs, bien sûr, j'ai pensé que nous irions dans une maison d'accueil. Je me trompais ; pour amoindrir ses dettes, il n'avait trouvé rien de mieux à faire que de nous vendre, moi et son propre fils, à une maison de plaisirs où nous « apprendrions le métier ». Tu ne peux pas imaginer l'horreur que j'ai ressentie en sachant cela. En réalité, il ne m'importait pas vraiment de devenir un prostitué, ou disons que je m'étais déjà fait à cette idée à l'époque où mes parents m'avaient abandonné. J'y avais songé sérieusement et me préparais déjà à cela lorsque le père de Sono était arrivé alors. Aussi, me retrouver confronté à une vie à laquelle j'étais déjà en quelque sorte résigné n'était pas si douloureux... Mais Sono, comment allait-il pouvoir survivre à un tel enfer ? Un garçon si fier, si noble, si enjoué et innocent comme un agneau, jeté subitement dans la gueule du loup... C'était insupportable. Et lorsque nous avons atterri dans cet endroit qui serait à présent notre nouveau chez-nous, nous avons appris que nous serions séparés d'ici peu car un « marchand de corps »- c'était ainsi qu'ils appelaient les maquereaux de prostitués de luxe-, avait repéré Sono et le voulait pour son commerce. Nous allions être séparés à jamais, enfermés dans une vie dont rien ne pourrait plus nous réconforter à présent. C'était plus que nous ne pouvions en supporter. Deux nuits après l'annonce de cette nouvelle, Sono et moi nous sommes échappés. Seulement voilà, ce n'était pas si facile, et nous le savions. Aussitôt portés disparus, nos responsables ont envoyé des hommes à notre recherche, avec la condition de ramener Sono à tout prix car alors, le maquereau qui le voulait était prêt à les payer une somme faramineuse pour l'avoir. Quant à moi... je devais être ramené également. Mais mort ou vif, ça n'avait aucune importance. Sono et moi errions dans des rues isolées, ne sachant où aller, lorsqu'ils nous ont encerclés... Nous ne les avions pas vus venir. Ils étaient une dizaine, nous ne pouvions rien faire contre eux. Et... la suite, Jin, il semblerait que tu la connaisses.
 
 

Instinctivement, les mains de Jin se sont resserrées autour de celles de Riku.
Et Jin a cru les entendre à nouveau. Violents, déchirés et déchirants, qui se répercutaient dans son crâne et tordait le fil de ses souvenirs.
Les hurlements qu'avaient poussés Sono et Riku alors. Oui, c'était sous ses yeux. C'était sous ses yeux impuissants et terrorisés que la scène de torture s'était déroulée.


Jin errait par-là en chat de gouttière quand des cris avaient attiré son attention. Il avait fait volte-face, le cœur battant, et comme les cris venaient de plus loin il a couru jusqu'à se trouver face à une impasse dans laquelle une dizaine d'hommes semblaient avoir embusqué deux adolescents. Il n'avait pas fallu plus longtemps à Jin pour comprendre ce qu'ils allaient faire. Ils ont sauté sur eux comme des fauves sur leurs proies. Le premier, celui qui avait l'air le plus jeune, s'était débattu comme un forcené avant qu'un coup violent de crosse au crâne ne le fasse basculer à la renverse.
Il avait atterri sur le sol sous les hurlements horrifiés du second tandis que lui-même se débattait contre des hommes qui l'avaient plaqué contre le mur sale de briques pour le menacer avec des lames.
-C'est vrai que tu es mignon, toi. Allez, enlève tes vêtements.

Et le garçon luttait encore et encore, appelant désespérément le nom de Riku. Riku qui lui répondait en retour, le corps secoué de sanglots de douleur et de terreur, tandis qu'il se tordait sur le sol comme d'autres le rouaient de coups dans l'abdomen, dans le dos, le crâne, le visage. Et à chaque coup il hurlait un peu plus fort, crachait du sang, suppliait, se recroquevillait mais la puissance des coups redoublait alors et ballottait son corps devenu chiffon de gauche à droite. Et alors que le dénommé Riku n'avait même plus la force de bouger pour se défendre, l'un d'eux s'est accroupi sur lui et s'est mis à déchirer ses vêtements dans un rire qui n'avait rien d'humain.
-Riku !
Dans l'énergie du désespoir, Sono s'était dégagé de ses assaillants, à demi-nu, pour courir vers son ami, mais il s'est vu subitement propulsé au sol et emprisonner par un homme qui baissa son pantalon sous ses hurlements stridents.
C'était la fin.
Riku a cru perdre la raison lorsqu'il a vu la virilité de l'homme violer l'intimité de Sono. Ses coups de reins semblaient comme autant de coups de couteau au corps et au cœur, et parce que face au spectacle infernal, le hurlement de Riku s'est déchiré en mille morceaux, il a eu à peine le temps de réaliser la vision de la matraque brandie au-dessus de son crâne que, dans un craquement sinistre, tout est devenu noir.
Ce n'est que lorsque Riku a cessé de pleurer et de crier que les autres se sont arrêtés. L'homme qui s'était agenouillé sur lui s'est immobilisé et s'est brusquement redressé avant de cracher de la vomissure à côté du corps.
-Merde, tu l'as tué.
Tué. Il l'avait tué. Le corps de Riku gisait là, le corps d'un adolescent quasi-nu au-dessus de l'œil tuméfié duquel s'ouvrait une plaie d'où coulait un épais filet de sang.

Jin, qui avait assisté tétanisé à la scène, avait cessé de respirer. Même les hurlements de Sono qui subissait encore la torture du crime sexuel avaient cessé sous le choc. Ses yeux vides étaient écarquillés sur Riku comme s'il n'arrivait pas à le croire.
-Qu'est-ce qu'on en fait, tu crois ?
-T'es malade ? On le laisse là, on s'en fout, ils n'en avaient pas besoin. De toute façon, personne ne va s'occuper du sort d'une catin.

Jin a senti son cœur défaillir. Non. Il ne le pouvait pas. Il ne pouvait pas demeurer ici, caché derrière cette voiture, pour observer plus encore ce spectacle de cauchemar. Un innocent venait de mourir, et qu'allaient-ils faire du deuxième qui connaissait un enfer dont il ne pouvait même pas imaginer la souffrance ? Il ne pouvait pas rester sans rien faire. Et qu'importe que sa vie fût mise en jeu, il en allait de son humanité à présent.
-Lâchez-le !
La surprise avait été telle qu'ils étaient demeurés immobiles tandis que Jin courait à toute allure vers eux. Ses doigts sont venus se serrer autour de la gorge de l'assaillant de Sono tandis que son visage se tordait d'une rage sans fond.
-Lâchez cet enfant, déchets ! Lâchez-le où je vous crève !
Sono le regardait, sous le choc, son corps nu et meurtri recroquevillé contre le mur comme sous ses yeux un inconnu venait à son secours. Un inconnu courageux. Un inconnu inconscient.

Jin a hurlé à s'en déchirer les cordes vocales quand des hommes l'ont saisi pour le mettre à terre. Et alors qu'ils étaient une dizaine à se ruer sur lui, il continuait à les agonir d'injures et à lutter de toutes ses forces, en vain. Ils se sont débarrassés lorsque les coups ont fini par le mettre inconscient et alors, des mains ont agrippé Sono qui s'est remis debout, grimaçant de douleur et chancelant.
Et après être passé devant le corps dévêtu, au visage couvert de sang et bardé d'ecchymoses de Riku, après avoir posé un regard sur le corps inerte de l'inconnu, après avoir été mené alors qu'il était encore nu dans une voiture où il a été bâillonné, après avoir jeté un dernier regard à travers la vitre sur Riku et l'inconnu gisant à terre, après avoir fait ses adieux définitifs, Sono a laissé les ténèbres l'envahir.

Signaler ce texte