La nuit, tous les chats sont gris - épisode 2/9

Calame Scribe

Où nous faisons la connaissance des amis de César

Ce soir, je n'ai pas envie de me rendre de ce côté vers le square, je vais aller vers des rues plus passantes. Je n'ai pas peur des quelques piétons qui arpentent les trottoirs de ce quartier : je suis très adroit et me faufile le long du trottoir, et en cas de danger le dessous des voitures stationnées est un bon refuge, certes, je n'aime pas l'odeur qui émane de ces machines, mais je reconnais que cela constitue de bonnes cachettes. 

Je compte me diriger vers un endroit très sympathique : le petit restaurant qui se situe à l'angle de deux rues. La façade de cet établissement donne sur une avenue trop fréquentée pour moi. Ce qui m'intéresse, c'est la sortie annexe près des cuisines. Elle est un peu en renfoncement, dans une courette, c'est là que sont jetés les reliefs de repas. Les grands containers restent souvent ouverts mais je n'ose pas m'y aventurer car, même si je peux sauter assez haut, j'ai peur de ne pouvoir en ressortir rapidement en cas de danger, sans compter le risque que quelqu'un ferme le couvercle ; rien que d'y penser, d'horreur les poils se dressent sur mon échine! Non, ce que je vise, ce sont les sacs placés là, en cours de remplissage, avant d'être jetés lorsque le service est terminé. La paresse naturelle des humains est une aubaine pour moi dans ce cas précis. 

Si je dédaigne les sardines à l'huile de mon copain Geogeo, je ne rechigne pas à fouiller dans les détritus bien frais de ce restaurant. Les menus sont variés et me conviennent bien. Je me régale de petits bouts de lotte ou de colin, je grignote la viande oubliée sur les os des côtelettes d'agneau ou lèche avec délice la moelle des restes d'osso bucco. Tout cela est bien meilleur que les croquettes, de luxe pourtant, que me servent mes maîtres. Malheureusement, parfois de la moutarde ou une sauce forte en gâche le goût, je flaire toujours avec attention avant de commencer mon repas. 

Je suis étonné par la quantité de nourriture qui est jetée. Pourquoi donc les humains vont-ils au restaurant pour gâcher autant ? S'ils n'ont pas faim, qu'ils restent chez eux devant leur télé, s'ils n'aiment pas les plats présentés, qu'ils choisissent un autre menu ! Le cuisinier qui a pris la peine de préparer toutes ces bonnes choses doit être triste, vexé, ou pire : peut-être doute-t-il de ses talents culinaires ! De toute façon, j'ai abandonné depuis longtemps l'idée de comprendre la logique du comportement de la gente humaine. 

J'y suis, voyons et sentons. Rien de bien intéressant sur le dessus, déchets de végétariens, Pfff ! Contournons l'obstacle et griffons habilement la base du sac. Hmm ! Beaucoup mieux, j'ai bien fait de venir, je crois que c'est du Saint-Pierre, un régal ce poisson et peu d'arêtes ! J'ai horreur d'en avoir une coincée entre deux dents, cela me provoque des haut-le-cœur. Vraiment pas mal ce soir, pourvu que rien ne me dérange dans ma dégustation.

*** 

Je suis repu. La nuit s'avance, je vois les clients sortir de la salle. Ils marchent sur le trottoir sans se presser pour regagner à pied leurs pénates ou leurs voitures. D'autres se dirigent vers cette bouche de métro qui ne doit pas avoir de fond pour absorber toute la foule impressionnante qui s'engouffre par ces escaliers aux marches piquetées de minuscules étoiles métalliques. 

Lorsqu'ils sortent d'un bon repas, les hommes et les femmes sont souvent joyeux, parlent fort et rient, certains se tiennent par la main ou par la taille, ils semblent heureux. J'ai remarqué en revanche que le matin, de très bonne heure, c'est-à-dire quand je rentre à la maison, ces mêmes personnes empruntent ces mêmes marches avec une attitude bien différente. Ils sont nombreux et pourtant ils sont seuls, isolés dans leurs pensées intimes : visages fermés, c'est la course, on se bouscule, on regarde ses pieds, on a l'air triste, indifférent aux autres, préoccupé, fatigué… pourtant, eux, ils ont dormi toute la nuit, ils devraient être en forme, « heureux d'être au monde et d'y voir clair » comme dirait Jeanne. 

Laissons ces braves gens à leur vie et rentrons à la maison par des voies détournées.

*** 

Je vais faire un petit crochet, histoire de digérer mes agapes, et aller quémander une caresse au boulanger ! A cette heure, la fin de la nuit, presque l'aube, il est souvent sur le pas de la porte de son fournil. L'addiction au tabac et la chaleur du four le poussent à prendre le frais et à s'octroyer une petite pause dehors, entre deux fournées. Il sourit toujours, j'aime son tablier, saupoudré de farine, et le petit bonnet qu'il porte sur la tête, son visage est maquillé de blanc. Quand il me voit, son sourire s'éclaire et il se penche pour un petit geste amical. J'apprécie, bien que ses mains soient toujours porteuses de cette poudre blanche que j'ai ensuite du mal à faire disparaître de mon pelage. 

L'odeur du pain qui cuit a quelque chose de chaleureux. Je suis un chat et ne devrait donc pas être attiré par les aliments dérivés du blé, pourtant, pour moi, cette senteur est agréable, elle n'est pas qu'alimentaire : c'est celle de la vie, celle du bonheur simple, je ne sais comment expliquer cela mais la chaleur et les sensations que me procurent cet endroit me pénètrent et me rendent heureux, sans raison apparente, juste un bien-être naturel et gratuit qui me fait du bien. Travaille bien brave boulanger, tu sacrifies ta nuit pour satisfaire tes clients. Je ne suis pas certain que leur reconnaissance soit à la hauteur de ton dévouement.

***

 Me voici arrivé. Je vais devoir attendre un peu devant la porte : les volets ne sont pas ouverts, mes maîtres dormiraient-ils encore ? Il est tard pourtant, d'habitude à cette heure-ci, Pierre a déjà ouvert les persiennes de la cuisine sans omettre de jeter un regard interrogatif et circulaire accompagné du rituel : 

-  César, tu es là ? 

C'est que j'ai sommeil moi maintenant : une bonne toilette sur mon coussin et hop ! Dodo ! 

Ah, ça y est, j'entends le pêne de la fenêtre qui grince. Le visage de Pierre apparaît. Il a l'air soucieux et, me voyant, referme la fenêtre pour aller, silencieusement, m'ouvrir la porte d'entrée. Je comprends que quelque chose ne va pas bien. En effet, Jeanne a passé une mauvaise nuit et Pierre prépare le petit déjeuner qu'elle prendra au lit aujourd'hui. Il me fait de la peine le pauvre Pierre. Comme il est inquiet pour sa femme ! Celle-ci lui sourit, tente de faire bonne figure, mais je vois bien qu'ils font tous deux des efforts pour se rassurer mutuellement pourtant, en fin de compte, ni l'un ni l'autre n'y croit. Que d'amour et de complicité existent entre ces deux êtres ! 

Je me couche près d'elle sur le lit, en faisant attention de ne pas bousculer le plateau. Je sais que ma présence l'apaise, que les ondes et les vibrations que j'émets la rassurent. La « Ronron Thérapie », il n'y a rien de tel quand la médecine des hommes est impuissante. Or je sais, je sens, que, dans le cas de Jeanne, malgré les visites régulières de leur ami le médecin, la vie s'enfuit de ma maîtresse, doucement, lentement, mais inexorablement. Alors, je reste près d'elle. Bien sûr je ne suis pas une barrière à l'issue fatale, mais je suis conscient que je peux lui apporter une certaine sérénité pour passer ce cap que la plupart des humains redoutent tant. 

  • Je me demande toujours à quoi peuvent penser les chats quand ils contemplent le vide avec autant de grâce et de mystère. J'en sais un peu plus maintenant :o)

    · Il y a environ 7 ans ·
    Gaston

    daniel-m

    • Il nous faudrait, à nous humains, beaucoup plus de 7 vies pour enfin connaître vraiment nos amis félins. Mais leurs mystères ne font-ils pas partie intégrante de leur charme
      ?

      · Il y a environ 7 ans ·
      Calame 2 ret

      Calame Scribe

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