Mi-temps
petisaintleu
Mon père avait cinquante ans à sa mort. Je n'en avais que douze. L'âge ou j'étais trop vieux pour que je fusse encore dans l'idolâtrie puérile ; trop jeune pour que je me rebellasse. À vrai dire, je grandis sans l'ombre d'un regret.
Je ne pus compter sur le réconfort de mon aïeul paternel. Il n'avait pas, lui non plus, franchi le seuil du demi-siècle. Les tortionnaires nazis n'avaient eu cure de ses suppliques de ne pas laisser son fils orphelin.
Il y a à peine six mois, je réalisai que j'allais bientôt devenir aussi vieux que lui lorsqu'il disparut. Depuis, les alignements de platanes assassins ont quitté les routes. Je compris comme la vie est éphémère tant je n'avais pas vu s'écouler mon adolescence, mes jeunes années et le glissement vers la maturité. C'est en levant les yeux de mon ordinateur, un dimanche après-midi, assis sur le canapé et plongé dans un dossier, que je croisai le regard de ma fille.
Combien de fois lui ai-je promis que nous irions au parc, au cirque ou au cinéma ; que je n'en avais que pour une heure, dès qu'il ferait beau, quand les poules auraient des dents ? Je ne calcule plus le nombre de fois où, pris d'un semblant de culpabilité, j'ai détourné le regard, je me suis caché derrière une blague Carambar ou je revenais à point d'heure du travail pour déposer au pied de son lit une Barbie et m'acheter une conscience ? Le lendemain soir, je retrouvais au chevet du mien un dessin orné d'un cœur d'une petite fille qui n'avait d'égal à sa gentillesse que son innocence. Il m'en a fallu des nuits d'insomnies pour enfin réaliser que les journées perdues ne se rattrapent pas.
Le choc fut salvateur. Je claquai ma démission. De toute manière, je commençais à sentir le roussi. Il ne se passait plus une journée sans que l'on me raillât, sans que l'on estimât que je n'étais plus en état de connecter mon cerveau à mon cervelet ou que je coutasse trop cher.
On ne peut pas dire que je suis riche. Mais, que vaut l'argent face au sourire de ma petite quand je lui annonçai que nous allions prendre la poudre d'escampette ? Il serait bien temps de réfléchir aux considérations matérielles un autre jour.
Cela faisait six mois que les journaux télévisés égrainaient, jour après jour, des ouragans, des canicules et des famines. Dans un lustre, au mieux, il serait trop tard pour regretter le temps passé et admirer les fleurs dans un pré, un glacier ou une falaise qui ne fusse pas éventrée. Nous prîmes la route par une belle journée du mois de mai.
Nous avions le temps. Je me refusai à prendre les autoroutes. J'avais acheté des cartes d'une autre époque, au 1/100 000ème, où apparaissaient les chemins vicinaux et les points d'intérêt. Nous déjeunâmes dans une auberge où la patronne nous accueillit de son accent primesautier. L'après-midi, nous nous reposâmes à l'ombre d'un peuplier, agacés par le bourdonnement d'une ruche et apaisés par le chant d'un ruisseau, main dans la main, souriants. Le soir, une fois la tente plantée au fond d'une forêt, nous ne pûmes fermer l'œil, tant le craquement d'une branche et le hululement d'une chouette nous effrayèrent.
Notre pérégrination dura trois mois à écumer les sentiers, les dunes et les ruelles médiévales de hameaux oubliés. Je toussais de plus en plus. J'étais fatigué. En septembre, je me décidai enfin à aller consulter. Je rendais rarement visite à mon amie Pascale, une médecin qui, après avoir souri quand j'évoquai mon escapade, prit un air brumeux pour rendre son verdict. Je vais finir par croire que la malédiction n'attend pas le nombre des années.
Je n'en ai plus que pour deux ans, tout au plus. Mon enfant chéri, je compte sur toi pour ne pas pleurer. Dis-toi qu'un trimestre de pur bonheur compte pour toute une vie. Un jour, tu auras peut-être un fils. Fais en sorte de lui donner le temps de profiter de toi.