Migraine

Juliette Marjani

L'aiguille n'est pas là pour graver un motif indélébile dans sa peau. Elle est l'instrument qui libère à la surface les contours de mémoires profondément inscrites dans son corps.

Encore une marque rouge sur le haut de son bras. Quand était-elle apparue ? Il se rappela quand sa mère l'empoignait un peu plus fort que nécessaire, l'avertissant ainsi de sa colère au vu et au su de tous, en même temps qu'elle préservait les apparences.

Décidément, il pensait trop souvent à elle ces derniers jours.

La nausée s'était estompée après avoir bu un grand verre d'eau froide, mais la tension tendait encore son front comme un tambour, et la peau qui recouvrait les articulations des mâchoires semblait tirée pour jouer une nouvelle partition de gémissements inédits.

Cette migraine était atroce. Comment pouvait-on oublier une telle douleur ?

Il se réjouit vaguement de ne pas être condamné à enfanter un jour. Perversité de la nature qui fait miroiter les merveilles de la vie pour mieux vous les gâcher.

— Alors ? Tu le fais aujourd'hui ou tu cèdes ta place ?

— Aujourd'hui. Je ne suis plus à une ecchymose près.

— Dégradé violet et rouge. C'est parti.

L'aiguille plongeait et ressortait de son épiderme avec une vitesse digne des monstres de ce suisse, là, Giger. Bizarrement, il sentit son crâne se détendre tandis qu'on martyrisait son corps ailleurs. Un jour, on l'exposerait sur un socle au musée d'art contemporain comme l'œuvre signée d'Eduardo, le tatoueur du coin. Dragon, chimère, phénix. Tout un univers médiéval qui s'animait à chaque roulement de muscle.

Pour elle, ce serait une hydre indigo béant une gueule rouge sang. Coupez en une, il en repoussera deux. Comme quand il avait voulu prendre ses distances après son mariage et que Fleuryse s'était mise à l'inviter aux repas du dimanche "pour la tirer de sa solitude". Quelle naïveté. Sa génitrice l'avait bouffée toute crue, en avait vomi sa jumelle.

Dommage. Il l'aimait vraiment, Fleuryse.

 — Mes condoléances, mon vieux. C'était un personnage, ta mère.

Elle régnait sur le village comme une matrone sur la cour des miracles. Un mot d'elle et vous étiez adulé. Un mot d'elle et votre réputation était brisée. Qui aurait osé affronter la veuve Pauletti ? Dans cette région, personne. Parfois, il s'imaginait comme un de ces héros des gestes chevaleresques, affrontant les créatures maléfiques qui terrorisaient les braves gens pour libérer une princesse pure et innocente.

— Elle va nous manquer.

La phrase consacrée. Celle qu'il avait prononcée quand on avait enterré Fleuryse. Une dispute de trop, une mauvaise chute dans les escaliers, on ne savait pas vraiment. Les migraines avaient commencé. Il avait erré sans but jusqu'à cuver sa tristesse chez Eduardo. Le rital avait transcendé sa peine en un reptile aux écailles d'un vert luisant, le vert des yeux de Fleuryse. Il s'élevait entre ses omoplates, les naseaux fumants de colère.

— C'est fou, ces commotions cérébrales. Jeune ou vieux, ça arrive comme ça...

Eduardo secouait la tête, résigné. La jeune institutrice, celle que l'artiste courtisait avec délicatesse depuis qu'elle avait été assignée à l'école maternelle, elle aussi avait succombé à un traumatisme crânien.

Le hasard avait voulu que, quelques instants auparavant, ce fût lui qu'elle dévisageât de ses grands yeux gris. Il avait compris qu'elle savait changer de forme, douce et rieuse avec les parents, stricte et cinglante avec ses élèves. L'être mi-ailé, mi-griffu que le tatoueur avait créé à gauche de son torse portait tout l'amour et le désespoir des deux hommes.

— Tu demandes de l'aide quand tu veux. C'est du boulot, seul avec une petiote, là. Elle a quel âge maintenant ?

Les princesses attiraient les monstres. Ça devrait être clairement dit dans les contes pour enfant. Des mères qui ne supportaient pas la spontanéité de leur fille. Des institutrices qui punissaient les plus faibles sans raison. Des assistantes sociales qui voulaient les enlever à l'amour de leur foyer. Des grand'mères qui affectaient les châtiments corporels.

Quand l'inspectrice des services sociaux était venue avec son formulaire et ses questions suspicieuses, il avait déjà pris le coup de main. Il savait manier le socle pointu de la petite sculpture en bronze du Prince noir - celle qu'il avait gardée en souvenir de son voyage de classe en Angleterre, à la cathédrale de Canterbury - pour frapper juste là où il fallait sur la tempe.

Il savait qu'il en reviendrait une autre. Comme l'oiseau mythique qui s'envolait sur son biceps, les représentants de l'administration renaîtraient éternellement.

— Cinq ans. Zoé va avoir cinq ans.

Il les attendrait, prêt à protéger sa princesse.

 

  • ....merci pour cette plume....il est fort ce texte....

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Image

    mery

    • Merci Mery pour votre commentaire qui me touche. Je suis impressionnée par la liste de vos œuvres et ravie de les découvrir.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Portrait 20160608

      Juliette Marjani

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