Mireille(suite)

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Mireille regarde hésitante cet environnement avant d’investir l’entrée  de l’hôtel  qui  donne sur une  grande cour intérieure en Zellige bleu,  centrée  d’une belle petite fontaine.

Tenant  une bouteille d’alcool d’une main et une fille de l’autre, des marins discutent bruyamment de différentes langues devant un large comptoir orné de  portraits de grands paquebots en noir et blanc.

Une longue file qui s’étend depuis l’entrée où  la  jeune journaliste, patiente  longuement  avant d’être reçue par une  grosse dame, portant un tatouage en  petites croix vertes  liant sa bouche  trop fardée  au bat de son menton volontaire.

 Cheveux bruns et robe en décolletée  elle zyeute longuement sa cliente et le garçon qui l’accompagne :

« Il passe la nuit avec vous ?

« Si c’est possible !

« Non madame, ici nous n’acceptons que les majeurs, vous voyez ce que c’est ! Au suivant.

« Ce n’est pas grave madame, j’ai où dormir ! rétorque le petit porteur à l’intention de sa cliente qui ne sait que décider.

« C’est bon, c’est pour moi seule, mais permettez lui de me faire monter ma valise

« OK, c’est deux francs la nuitée, combien vous comptez rester ?

« Je ne sais pas encore, voici deux francs.

Dès qu’elle  encaisse le prix de la nuitée, la gérante lui remet une petite clef, sans même prendre la peine d’inscrire son  nom sur le registre.

« C’est la chambre huit, au premier étage et c’est la meilleure car elle donne sur la rue, dit-elle à l’adresse de la jeune journaliste  pressée de rejoindre sa chambre.

Sous le poids de la valise, le vieil escalier en bois crisse à chaque marche pour finir  sur un nauséabond vestibule tout sombre d’où partent des chants,  airs de musique et grands rires.  

Certaines chambres n’ont même pas de portes et cela ne semble  pas trop déranger outre mesure les occupants dans leurs ébats amoureux.

Mireille  fait un petit tour de la pièce, surprise de  zyeuter    les  punaises  qui serpentent   les plinthes  de cette  pièce toute étriquée  et mal peinte.

Mustapha   dépose la valise, reçoit son franc et allait prendre congé,  promettant  de revenir lendemain lorsque la jeune journaliste le retient par la main:

« J’ai peur mon petit Mustapha

« Non madame, les gens sont gentils

« Tu as vu, aucun de  ces marins n’est sobre.

« Non il ne faut pas avoir peur d’eux, ils ne sont que de passage et de plus ils sont très généreux, c’est grâce à leurs largesses que la plupart des filles arrivent à vivre, et de plus même s’ils ne sont pas apparent, les « serpents » sont partout !

« Quoi ? Où ça ? lance-t-elle, regardant  effarée dans tous les sens.

« Je veux dire les policiers en civil, c’est comme cela que nous les appelons, car à la première occasion ils mordent la main qui les sert.

« Quelle main ? Tes propos deviennent de plus en plus brouillés !

« Celles  des filles que tu as vu en bas. Une redevance journalière, mais dès qu’il y a une rafle, ils n’hésitent pas à les prendre combien même elles  leurs donnent leurs parts du gâteau ! Bon, madame, il est temps que je m’en aille, autrement ma place serait prise.

Le petit porteur dévale précipitamment les escaliers alors que Fatiguée,   la jeune journaliste s'étend sur le  matelas maculé  faisant vibrer  les ressorts du vieux sommier.

Cela fait trois jours qu’elle n’a pas fermé l’œil, mais devant le vacarme qui agresse ses tympans  elle n’arrive pas à dormir.

Elle reste longtemps à scruter le plafond tout moucheté où la danse des bestioles autour de la petite lampe jaune reflète les dizaines d’idées qui trottent dans sa tête.

Elle se doute  bien de l’identité de ceux qui étaient derrière cet ultimatum et sait bien qu’ils ne plaisantent pas, surtout ceux  qui avaient gagés tous leurs biens sur le colonialisme.

Ces francs-massons et fiers de l’être qui pensent que l’avenir économique de la France est  dans ses colonies, et qu’il n’est pas question d’abandonner  le fruit d’un demi-siècle de pacification militaire et plusieurs décennies de développement  aux autochtones.

Elle  avait bien suivi l’installation de leurs  obscures « loges »qui avaient « éclairé »  à l’aide de leurs « phares » l’exploitation  voire l’asservissement de l’empire chérifien  sous couvert d’une protection.

Longtemps éveillée, elle change plusieurs fois de positions mais en vain, avant de se  mettre à lire mais sans grande concentration.

Les mots qui passent lentement devant ses yeux à moitié fermés semblent mutiner et leur sens s’imbriquer dans une impressionnante mosaïque susurrant dans les entrailles de ses rêves.

Elle courait dans une ruelle obscure alors que les talons  très hauts de ses chaussures la gênaient au risque de se fouler la cheville.

Un homme grand et costaud, la poursuivait une torche enflammée à la main et le feu tout rouge s’approchait dangereusement de  son col-montant jusqu’à  vouloir la bruler, et elle criait de touts la force de son gosier sec lorsqu’un bruit assourdissant  la fait réveiller.

Elle se met aussitôt à la petite fenêtre pour regarder une foule entourant une personne gisant à terre la poitrine ensanglantée.

C’était bien ce qu’elle avait cru entendre,  un coup de pistolet en pleine ruelle, mais l’acte ne semble pas inquiéter outre mesure les  autorités car curieusement aucune force de police n’est intervenue.

Une belle introduction dans un monde qu’elle avait longtemps défendu sans vraiment le connaitre et qui s’offre dans son meilleur apparat à la curiosité de sa plume.

Une fois le corps évacué vers une ambulance qui s’était arrêtée bien loin du lieu du crime la petite ruelle reprend son activité, les filles s’offrant aux  marins qui passent en groupe,  le sac en  bandoulière  et la bouteille en main, braillant des chants qui agressent les tympans.

Une scène qui se répète à longueur d’heure dans un   théâtre  de fous qui ne semble pas trop s’intéresser au  sort de cette nouvelle venue perchée à la fenêtre d’un hôtel de passe, qui a tout son temps pour  réfléchir à sa folle aventure.

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