Mme Gibbs

Sergueï Bonal

Kathleen Gibbs attendait avec son fils près d'une voiture de police, deux agents étaient chargés de les surveiller. Du mascara noir coulait sur ses joues, son maquillage disparaissait de minute en minute. Teddy regardait avec attention les agents de police, il posait un tas de questions à l'agent près de lui, qui prenait soin de ne pas répondre. Pour beaucoup d'agents, il était très clair que l'assassin ne pouvait être que madame Gibbs. Le mobil devait être confirmé, mais la vengeance était en haut la liste. Pour Harry Tennan, il n'y avait pas plus dangereux qu'une femme trompée. Sous l'effet de la colère et du chagrin, elles étaient capables du pire. N'ayant plus rien à voir sur la scène du crime, Harry devait aller parler à la famille ;  ce qu'il détestait. Il était du genre à mener son enquête seul, en prenant soin d'éviter les contacts humains. Il laissait toujours les sales besognes à ses coéquipiers ; quand il en avait : parler aux familles, rassurer, consoler afin de se concentrer sur la scène du crime. Son pas était anormalement lent, le regard braqué sur madame Gibbs et son fils, Teddy. Pour ceux qui le côtoyaient régulièrement, ce regard exprimait un profond agacement mêlé au désespoir ! Son chef de service le savait, mais il estimait qu'un peu de contact humain ne lui ferait que le plus grand bien. Afin d'aborder au mieux la famille, Harry observait avec attention les réactions de Kathleen et de Teddy. Madame Gibbs était distraite, son comportement changeant. Elle passait d'un état à un autre en l'espace de quelques minutes, par moment, elle pleurait puis elle souriait en répétant :

–Nous allons partir en voyage Tony et moi, pour consolider notre couple, nous recentrer sur l'essentiel.

Les agents chargés de les surveiller n'osaient pas lui dire l'effroyable vérité. Ils se contentaient de compatir en esquissant des sourires gênés. Contrairement aux deux agents, Harry ne se laissait pas intimider, encore moins attendrir par les pleurs d'une femme et de son enfant. Il était loin d'être insensible, mais lors d'une enquête, Harry faisait tout pour être fort imperturbable. Il en était de même dans la sphère privée, il ne succombait que très rarement aux pleurs et jérémiades. Seules les larmes de crocodile de sa fille pouvaient l'émouvoir. Agacé, désemparé, Harry extirpe brusquement un carnet en cuir de sa veste. Il inscrit en gros :

Mme Gibbs (suspecte)

Tout en faisant signe aux deux agents de partir, il saluait madame Gibbs d'un signe de tête. Il n'était pas franchement amical, s'était plus par convention et politesse ! Harry se moquait bien de savoir comment allait Kathleen Gibbs, en revanche, il faisait plus attention à Teddy.

–Salut bonhomme, comment vas-tu ? Je suis vraiment navré pour ton père ! Si tu as besoin de quelque chose, n'hésite pas. disait-il d'une voix calme, presque tremblante.

Même s'il avait une fille, il ne savait jamais comment aborder les enfants. Il ne supportait pas leurs regards, leurs questions gênantes. Madame Gibbs stoïque réagissait au commentaire d'Harry.

–Mon mari est au golfe, je ne sais pas de qui vous parlez, mais évitez de dire ce genre de choses !

Harry la regardait d'un air stupéfait, limite soupçonneux. Comment pouvait-elle occulter ainsi la mort de son mari ? Se demandait-il. Harry ne comprenait pas ce genre de réaction. Étant un ancien militaire, il n'était pas dans sa nature d'éluder les problèmes. Bien au contraire, il ne pesait jamais ses mots et assumait tous sers actes. Même petit, il s'efforçait de suivre les principes moraux de son père.

–Avant toute chose, je vous présente toutes mes condoléances, madame Gibbs. J'ai quelques questions à vous poser. Pouvez-vous me dire, pour commencer, ce qu'il s'est passé ? demandait Harry d'une voix atone, dénué d'émotion et d'empathie.

Madame Gibbs changeait de nouveau de comportement, elle fondait en larme, ce qui laissait Harry de marbre.

–Comme chaque dimanche, j'allais à l'église afin de faire le vide. Teddy passe son après-midi chez un voisin et Tony lui jouait au golfe avec des amis. Je suis la première à rentrer, étant toute seule, je peux préparer le déjeuner sans être dérangé. Sur les coups de onze heures, Teddy rentre et s'enferme dans sa chambre jusqu'à l'heure du repas. Enfin à midi dix, Tony rentre du golfe et nous passons à table. Tony et moi étions dans la cuisine, nous parlions de chose et d'autre. Durant quelques minutes, j'avais le dos tourné…

Kathleen n'avait pas le temps de terminer sa phrase, qu'elle sanglotait à nouveau. Harry ne réagissait toujours pas, Teddy en guise de soutien prenant la main de sa mère.

–Et l'assassin ? reprit Harry sans attendre, impatient d'en finir.

Teddy esquissait un petit sourire gêné en regardant sa mère, le visage humecté de larmes. Harry faisait signe de la main, pour éloigner Teddy de sa mère. Le commissaire au visage renfrogné couvert de balafres, preuves d'un passé mouvementé et douloureux, plongeait son regard ténébreux dans les yeux clairs de Kathleen. Gênée, intimidée, elle détournait son regard, elle sentait le poids de ce regard froid et intense.

–Monsieur, je n'ai pas vu l'assassin, tout est allé si vite. J'ose à peine le croire ! disait-elle tout en sanglotant.

–Vous l'avez tué ! affirmait Harry sans ménagement.

Ces mots font l'effet d'une balle tirée à bout portant. Le ton était froid et sinistre, ne laissant aucun doute possible, il savait ! Sans progresser dans l'enquête et sans étudier les preuves, Harry en son âme et conscience savait que Kathleen Gibbs venait d'assassiner son mari. Il n'était pas bavard certes, mais il savait observer, et le visage de madame Gibbs n'inspirait que de la tromperie. Derrière ces larmes de femme effrayée, choquée, se dissimulait de la noirceur.

–Je ne… Comment pouvez-vous penser une chose pareille ? J'aime mon mari, nous avions quelques différents par moments, mais rien de sérieux.

Sa voix était tremblante, hésitante, elle sentait le regard glacial d'Harry se poser sur elle. Mal alaise, intimidé, elle avait d'autant plus de mal à trouver ses mots ce qui la rendait plus suspecte. Teddy au loin regardait sa mère inquiète, il lui était impossible de bouger, deux agents le surveillaient.

–Madame Gibbs, laissez-moi vous donner un conseil, à l'heure actuelle, vous êtes sur une pente très glissante. Votre mari a été assassiné, vous avez déplacé le corps, et nous avons un mobil possible. s'exclamait Harry de plus en plus agacé par le manque de coopération de madame Gibbs.

–Pourquoi aurais-je assassiné mon mari, que j'aimais plus que tout ? interrogeait Kathleen d'une voix suffisante, frisant le mépris.

Son visage se transformait, elle bombait sa poitrine comme pour montrer qu'elle était confiante, ce qu'elle n'était pas ! Bien au contraire, au fond d'elle, tout était confus, mélangé. Son cœur battit à un rythme irrégulier et son estomac se nouait à chaque question de l'inspecteur. Elle faisait tout son possible pour garder son calme afin de ne pas paraitre suspecte, mais le masque tombait peu à peu. Son regard se baladait un peu partout cherchant désespérément quelque chose auquel elle pouvait se raccrocher. Plus les minutes passaient, plus elle constatait qu'elle était seule, sans défense et cette idée lui faisait de plus en plus peur. Même si elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour feindre la vérité, son corps cédait. Tout la trahissait, sa voix, tremblante, la moiteur de ses mains serrée l'une contre l'autre, le regard fuyant. Tous ses gestes de culpabilité Harry les voyait et s'en servait. Si elle pouvait mentir à son mari, elle ne pouvait pas manipuler Harry, qui demeurait imperturbable.

–L'ordinateur de votre mari, affichait une page Facebook d'une certaine Cloé James.

Intriguée, Madame Gibbs fouillait dans sa mémoire le nom de cette Cloé, qui selon l'expression de son visage ne lui évoquait rien. Harry ne savait plus si elle mentait, ses changements de comportement l'intriguait au plus haut point. Depuis son entrée à Scotland Yard en 1998, Harry n'avait jamais vu un tel cas. En dix-huit ans de bons et loyaux services, le commissaire Tennan avait eu son lot d'étrangeté. Il était connu sous le sobriquet de chat noir. Ses collègues, les plus moqueurs, le lui rappelaient plus que de raison. Même s'il n'y était pour rien, Harry se voyait attribuer les enquêtes les plus étranges. Il était clair qu'il n'avait pas le flair pour sentir les affaires foireuses !

–Je ne connais pas cette femme, qui plus est, mon mari ne m'a jamais trompé. s'exclamait Kathleen peu rassurée.

Même si elle avait plus que des doutes au sujet de la relation qu'entretenait son mari avec une de ses collègues de travail, Kathleen préférait fermer les yeux. Depuis leur mariage, elle idolâtrait son mari. Pour elle il était un symbole de perfection tant physiquement, qu'intellectuellement. Elle était bien sotte de le croire, mais se complaire dans le mensonge la préserver de biens des souffrances. Il était bien légitime pour une femme abusée, trahie par son époux de vouloir rester dans l'ignorance.

–Cette femme couchait avec mon Tony ? Je ne peux pas le croire. oscillait Kathleen les yeux brillants humectés de larmes.

–Pourquoi ne pas admettre la liaison de votre défunt mari ? N'est-ce donc pas plus simple, libérez-vous de ce fardeau. suggérait Harry en tentant une proche plus délicate.

Madame Gibbs tentait de gagner du temps, temporiser, avant l'issue fatidique. Aussi bien Harry qu'elle, tous deux connaissaient  l'innommable vérité. Ce n'était plus qu'une question de secondes, les preuves s'accumulaient rendant madame Gibbs de plus en plus suspecte. Un des experts interrompait le témoignage de Kathleen en tendant un papier à Harry. Ses yeux sombres, intenses parcouraient les quelques lignes diligemment rédigées.

Je viens de recevoir les résultats des empreintes retrouvées sur le couteau, POSITIF.

Madame Gibbs, fichée pour ivresse sur la voie publique.

Même s'il ne le montrait pas, dans un souci de professionnalisme, Harry au plus profond de lui exultait de joie. Il pourrait peut-être, si aucun contre temps ne venait contrecarrer ses plans, assister à la finale des Saracens. Il glissait délicatement le papier dans sa poche et en profitait par la même occasion pour sortir ses menottes. Son regard exprimait une profonde satisfaction mêlée d'une certaine fierté. D'un mouvement ferme, limite brusque, Harry passait les menottes aux poignets de madame Gibbs. Le contact du métal glacial, lui faisait hérisser le duvet blond qu'elle avait sur les bras. Harry s'étonnait de ne pas l'entendre, il pensait qu'elle allait faire une comédie.

–Madame Gibbs, je vous inculpe pour meurtre au premier degré contre la personne de votre mari, Tony Gibbs. Tout ce que vous direz pourra être retenu conter vous. Vous êtes en droit de demander un avocat, si vous n'en avez pas, un vous sera commis d'office.

Cette ultime phrase, donnait le coup de grâce, madame Gibbs qui montait dans une voiture de police, les larmes aux yeux, toujours sans rien dire. Plus rien ne comptait pour elle, connaissait sa destination finale, plus rien n'avait d'importance. Elle se sentait presque libérée, détendue. Se battre était inutile à présent, tout était fini, elle allait passer de longues années dans le plus sinistre des lieux : Edward Hospital.  

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