MODIGLIANI

hectorvugo

 

Je  connais Elise depuis des années. C'est une cousine par alliance. Elle fait partie de ces personnages qui gravitent en périphérie de ma vie et que j'ai  plaisir à revoir.  Sa compagnie est agréable et sa jovialité contagieuse. Elle affiche toujours le bonheur sur son visage, un sourire large, pas niais pour un sou, des yeux pétillants et une silhouette fine de jeune fille.

Quel âge a-t-elle ? Je l'ignore ou tout du moins j'élude la question par lâcheté. Nous sommes les fruits de la même génération, celle d'avant le premier choc pétrolier. Dans nos gènes trainent les restes d'une insouciance oubliée par tous aujourd'hui.

Nos parents n'ont pas connu la télévision par satellite, les réseaux sociaux, internet,  le pc et le téléphone portables,  les tablettes, cette hyper connectivité. Ils ont connu l'amour sans capotes, les fleurs, la fumée de cigarettes dans les restaurants, Giscard et Chirac jeunes, la fiat 500, et la Renault 5.

Je n'ose plus parler de ces choses-là par peur de passer pour un ringard. Elle aussi.

 

Elise arrive toujours seule aux fêtes de famille, portant son célibat avec distinction devant les quelques couples pour qui elle a un regard affectueux, les mères célibataires pour qui elle a de l'admiration. Parce que l'idée même d'élever un enfant lui semble impossible, son corps d'une part ne lui permet plus d'en avoir, son esprit d'autre part s'y est progressivement refusé.

Jadis, elle s'est trompée sur le géniteur qu'elle cherchait. Une erreur de jeunesse, une histoire d'amour mit sous silence depuis car trop douloureuse. Elle y a cru longtemps, jusqu'au moment où il a failli lever la main sur elle. Alors elle est partie. Elle s'est juré de vivre sa vie dans une liberté complète sans dépendre de qui que ce soit.

Derrière son sourire je vois souvent une pointe de mélancolie, un deuil des sentiments. Les jeux sont faits et elle fait avec. Certes elle vit bien et jouit de tous les plaisirs. Mais son cœur s'est emmuré dans la certitude que rien ne lui fera battre la chamade comme avant.

Vous ai-je dis que j'aime son sourire parce qu'il dépeint ce que je vis moi aussi

Elle et moi sommes jumeaux.

On a voulu nous mettre ensemble. On nous a imaginés en couple. Les deux célibataires endurcis du clan. Nous n'avons pas tenté le moindre travail d'approche. La consanguinité des peines de cœur nous en a empêchés.

D'habitude Elise arrive seule. Aujourd'hui non. Elle est accompagnée. Avant même d'apercevoir l'élu, j'ai tout deviné.

Quelque chose a changé chez elle.

Son sourire l'a trahi. Il est plus franc, plus ouvert, plus radieux

Elle le doit à l'homme qui la suit.

Chapeau le gars !

Ce type doit être un sorcier, un serrurier des sentiments, un messie de la love story.

 

Alors que je perds ma jumelle de condition, aucune jalousie ne m'étreint Au contraire, je suis heureux pour Elise. Je me fais une joie de rencontrer ce Jésus du couple.

 

Premier face à face. Excellent feeling. Sa poignée de main est ferme sans être agressive, son regard parait bienveillant.

Il a le visage émacié et porte une barbe,  Il s'éloigne, salue les femmes, les hommes et les enfants. Les présentations sont chaleureuses. Nous sommes ravis d'accueillir un nouveau dans la famille.

J'observe sa silhouette. Elle est dans la norme. Ni grasse, ni maigre. Son corps évolue avec une démarche souple, le port de tête mi méditerranéen, mi scandinave, bref d'une neutralité digne des plus efficaces 4x4 humains que j'ai croisés dans mon existence.

Il revient vers moi. De près il a la tête d'un peintre du début du 20 éme siècle, un de ces as du pinceau ayant vécu chichement à Paris.

Je le vois bien s'approcher d'un chevalet,  faire le portait d'une femme nue.

Et si on le testait au pictionnary pour en avoir le cœur net ?

Je ricane de ma bêtise. Et je me ravise de le provoquer à ce jeu. Qu'est-ce qui me prouve qu'il est doué en dessin ? Rien. A part une vague impression de ressembler à  Modigliani.

Juste de visage.

Car pour le reste, on en est loin.

Modigliani portait-il une veste en daim, un jean et des mocassins marrons ?

Non. Il n'en avait pas les moyens.

Modigliani tenait-il dans ses bras un chien de petite taille ?

Non, à ma connaissance il n'en possédait pas.

Modigliani se prénommait-il Julien ?

Non il s'appelait Amédeo.

Alors pourquoi m'acharner à lui coller cette étiquette sur le dos ?

Parce que Julien  a des faux airs de Modigliani  point barre. Et que je reste sur cette première impression.

Pourvu qu'il ne connaisse pas la même fin que l'artiste italien. Je ne souhaite à personne de mourir jeune et d'être enterré au Père Lachaise.

Pourvu qu'Elise ne soit pas sa Jeanne Hebuterne.

Je m'emballe. Mon imagination et mon pessimisme prennent le dessus.

Et si l'histoire d'Elise et Julien était une belle histoire d'amour se terminant bien ?

C'est impossible. Les réelles belles histoires d'amour finissent dans le sang et les larmes.

Demandez à Romeo et Juliette,  demandez même à  Jeanne et Amédéo.

Ils se sont touchés, ils se sont aimés, la mort s'en est mêlée pour tout gâcher.

 

Elise et Julien sont sortis.  Ils nous ont laissés la garde du chien, un jack russel appeler Fripouille Ils marchent sans lui dans le jardin en se tenant à peine la main.

Par la fenêtre la famille les regarde avec amusement et tendresse. Je reste silencieux devant les commentaires des grands-mères et des tantes. Elles adorent Julien. Elles le trouvent épatant, discret, poli.et bel homme de surcroit.

Moi je jette un œil sur le chien. Il se frotte à la nappe, et pisse sur l'un des pieds de la table basse.

Si l'animal est à l'image de son maître, nous risquons tous de déchanter.

 

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