MOI
hector-ludo
MOI
Je me souviens parfaitement du moment où cela a débuté, ma femme était prête à retourner au travail après la coupure du midi. Elle enfilait son manteau, quand soudain elle s’arrêta nette, me regarda d’une drôle de façon et dit cette phrase curieuse ;
« Tu devrais trouver en toi la force de t’en sortir. »
Je me demande encore ce qui avait pu lui passer par la tête à cet instant là. J’ai été surpris pour deux raisons, d’abord, ce n’était pas le genre de phrase qu’elle employait à mon intention d’habitude. Son style ressemblait beaucoup plus à cela, « Pourrais-tu te bouger, espèce de fainéant ! ». Ou bien, « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour épouser un bon à rien pareil ! »
Vous voyez le genre. À la réflexion, elle n’avait pu le lire que dans un de ses romans-photos habituels ou l’entendre dans « Amour, gloire et beauté ». Je ne pouvais imaginer d’autres possibilités.
La deuxième raison pour laquelle je m’étonnais, c’est que cette phrase m’interpella. Allez savoir pourquoi !
J’étais détendu, avachi confortablement sur le canapé du salon. Je portais le maillot vert olive à rayures orange des supporters de l’Olympique. Mes pieds nus étaient posés sur la table basse et dépassaient de mon pantalon de pyjama bleu. J’étudiais sereinement les pronostiques du tiercé en buvant de la bière à même la cannette et en grignotant quelques chips.
J’étais bien, « heureux ! » Dirais-je.
Et puis voilà que cette citation me tombe sur le coin de la figure et entreprend de me tourner dans la tête.
Foutue ! Ma zen attitude ! Je commençais à me poser des questions. Une chose qui ne m’était pas arrivée depuis belle lurette.
Trouver en moi la force de m’en sortir ? Déjà je ne voyais pas de quoi je devais m’extraire. J’étais bien comme ça, au chômage, depuis plus de trois ans, je touchais mes allocations régulièrement. Je prolongeais l’histoire en proposant au docteur une bonne déprime de temps à autre, la sécurité sociale prenait le relais pour quelques mois et ainsi de suite.
C’est plutôt le trouver en moi qui me titillais. Je me connaissais par cœur, si je devais trouver quelque chose en moi, je m’en serais aperçu depuis longtemps.
Quoique, à bien réfléchir, je n’avais jamais été voir en moi. Ce n’était pas une pensée qui m’avait traversé l’esprit. Elle ne me semblait pas présenter un quelconque intérêt.
C’était une drôle d’expression quand même ! Et pourquoi aurais je de la force à cet endroit ? Du fond de mon canapé, j’essayais d’oublier cette phrase idiote.
Rien à faire elle revenait sans cesse, allant jusqu'à m’empêcher de comprendre l’intrigue de « Derrick ».
D’un seul coup je cédais, je décidais d’aller voir en moi.
Au début, je n’y arrivais pas. C’était une première, je n’avais pas la méthode. Je fermais les yeux et essayais de regarder vers l’intérieur. Je pensais, peut-être à tort, qu’il fallait voir le chemin. Je finis par loucher.
Je tentais ensuite une approche différente, toujours les yeux fermés je m’imaginais en train de tomber en moi. J’attendis un bon bout de temps et soudain je me sentis partir. J’avais trouvé la porte de mon moi intérieur.
Étrangement, derrière la porte, c’était le vide. Emporté par mon élan, je chutais. Une chute interminable. En moi, il n’y avait rien !
Je me dis avec angoisse que je finirais bien par arriver quelque part, au fond de mon estomac ou plus bas encore ce qui m’inquiétait sérieusement.
Cela dura un bon bout de temps, puis soudain j’atterris sans douleur sur quelque chose de moelleux.
Un peu étourdi, je jetais un œil vers l’endroit d’où j’arrivais. J’aperçus tout là-haut, petite comme une étoile dans le ciel, la porte de sortie de moi.
Jamais je ne pourrais remonter. Je maudis ma femme pour avoir lancé cette phrase sans réfléchir et surtout sans en mesurer les terribles conséquences.
En tâtant le doux revêtement qui m’avait reçu, je pris conscience, d’un seul coup, que j’étais dans un canapé identique à celui de mon salon. Devant une table basse et une télé dont l’écran brillait sans image ni son. À part ces objets, le désert. Il n’y avait autour de ces meubles qu’une sorte de plaine toute blanche sans horizon ni fin. Le plus surprenant, c’était le silence absolu qui régnait à l’intérieur de moi. Pour meubler un peu l’espace, je sifflais un petit air. La sonorité me surprit, mon moi résonnait comme un tambour.
Si l’intérieur de moi se limitait à si peu de chose, c’était vraiment inutile de faire le voyage. En plus, la télé ne fonctionnait pas, j’allais louper mon feuilleton journalier.
Bien, j’étais venu, j’avais vu, j’étais déçu. Je n’avais plus qu’à trouver le moyen de sortir de ce trou.
Je m’extrayais du canapé, la porte était toujours aussi inaccessible. Je partis de l’idée que mon moi ne devait pas être plus bête qu’un autre et qu’il avait prévu une sortie de secours ou une entrée de service. Je n’avais qu’à chercher.
Je commençais à parcourir le sol blanc, dans la lumière blanche. Mes pas résonnaient dans le silence de mon moi. Au bout d’un moment je me retournais, les trois meubles étaient déjà très éloignés, très petits. Je continuais, persuadé d’arriver tôt ou tard au bout du sol blanc devant un mur sûrement blanc avec dedans une porte évidemment blanche. Des endroits sans fin cela n’existe pas.
J’arpentais la plaine depuis un certain temps lorsqu’au loin, très loin, j’aperçus un point foncé. Rassuré, j’avançais d’un pas plus rapide. Au fur et à mesure la tache se précisait. Soudain, je reconnus le canapé, la table basse et la télé.
J’étais revenu à mon point de départ. Je croyais aller tout droit et en fin de compte je tournais en rond. Je m’étais mal débrouillé, mais je ne me décourageais pas.
Je repartis aussi sec. Je me retournais souvent pour ne pas perdre de vue les meubles et marcher ainsi en ligne droite. À l’instant où ils devinrent si petits qu’ils disparurent, je fis volte face et aperçus un point à l’opposé. Cette fois j’avais trouvé !
Joie de courte durée, un doute m’assaillit aussitôt. Dans la plaine blanche, c’était mon seul repère. J’avançais en écarquillant les yeux, devant moi réapparaissaient le canapé, la table basse et la télé.
En moi il n’y avait que ça et le silence. Je m’assis devant la télé sans image. Je déprimais un peu.
D’un seul coup une idée me vint. Si je décidais de rentrer en moi de nouveau, peut-être sortirais-je en fin de compte. Je conçois que l’idée pouvait sembler bizarre, mais sur le moment elle me parut excellente.
Je fermais les yeux et m’imaginais en train de tomber vers mon intérieur. Ce fut plus rapide que la première fois. Je partis en vol plané dans un autre vide, me demandant immédiatement si je n’avais pas fait une erreur. J’avais chuté la première fois, je chutais encore, logiquement, cela ne pouvait pas me porter vers le haut d’où je venais.
L’atterrissage s’avéra aussi agréable. Je crus un instant avoir réussi. Le canapé et la table basse étaient semblables aux miens, mais la télé ne fonctionnait toujours pas ! Une nouvelle plaine s’étendait à perte de vue et le bruit feutré de mon attérissage résonnait encore dans mon deuxième moi.
Est-ce que je ressemblais à une poupée russe ? Combien de mois s’empilaient les uns sur les autres ? Vides, blancs et silencieux.
Peut-être mes mois étaient-ils sans fond ! Étais-je condamné à errer sans fin de moi en moi, de chute en chute, de vide en vide, de silence en silence.
J’avais un début de migraine, jamais je n’avais réfléchi autant. Je levais la tête pour apercevoir la porte lointaine et inaccessible. Une échelle, il me fallait une échelle, une immense échelle.
Je ne sais pourquoi, la peur sûrement, je criais tout haut comme dans les jeux à la télé que je regardais assidûment, « une échelle ! Une échelle ! Une échelle ! Une échelle ! ».
C’était idiot évidemment. Les mots revenaient en échos et m’assourdissaient, je me bouchais les oreilles et fermais les yeux.
Lorsque je les ouvris, une échelle était devant moi, droite. Elle montait vers le ciel, jusqu'à la porte.
En fin de compte, il suffisait que je demande à mon moi intérieur et il me fournissait ce que je désirais. C’était trop tentant, je criais : « une bière, une bière ».
Sur la table basse, une bière attendait. Entre deux gorgées, j’exigeais des chips que j’obtins immédiatement. La belle vie.
Je changeais la couleur du sol, passais au rouge, au bleu, au jaune. Je transformais la télé en home cinéma et regardais ma série habituelle.
C’est à la fin du film que je me posais la question. Pourquoi sortir de mon moi ? J’avais tout ce que je voulais ici. Je demandais, j’étais exaucé.
Dehors, je devais me lever pour prendre ma bière dans le frigo, la télé était toute petite et ma femme me râlait dessus sans arrêt.
Franchement, je me demandais si cela valait le coup de revenir !
Un truc me gênait quand même. Le fait que ma femme ignore que j’avais trouvé un endroit ou elle ne pouvait plus me casser les pieds. Une retraite où je n’avais plus besoin d’elle, ou je faisais ce qui me plaisait.
J’allais lui balancer toutes mes rancunes au visage et repartir en moi, ça lui servirait de leçon.
Je grimpais sur le premier barreau de l’échelle et m’arrêtais net. Pourquoi escalader ces centaines de marches ? Je criais « ascenseur ».
J’appuyais sur la touche la plus haute et en quelques instants je me retrouvais chez mon premier moi.
Je répétais l’opération et me présentais devant la porte de mon dehors.
Elle était transparente, je voyais la télé et le papier à fleurs derrière. J’étais revenu.
Je poussais sur la porte, elle résista. Je forçais, cela ne servit à rien, elle était fermée.
Soudain j’entendis du bruit à l’extérieur de moi. Je reconnus la voix de ma femme.
_ Il est là docteur, je l’ai trouvé comme ça en rentrant du travail.
Un type que je ne connaissais pas se pencha sur moi. Il avait un truc pour ecouter qu’il me posa sur la poitrine. Je le regardais faire sans comprendre.
Il se releva et se poussa sur le côté, j’étais content parce que la Roue de la Fortune commençait à la télé.
_ Je suis désolé, Madame, il n’y a plus rien à faire. Votre mari est mort.
Quoi ? Qu'est-ce qu’il raconte, ce toubib ? Je suis vivant, je suis en moi, la porte est bloquée, il suffit que je trouve le moyen d’ouvrir.
C’est à ce moment qu’il posa sa main sur mon front et me ferma les paupières.
Je n’ai jamais pu voir la fin de l’émission.