Moi ici, elle là-bas

Michael Ramalho

les dernières douze heures d'un homme rincé par l'existence.

Les biens de consommation se répandent sans retenue sur les pages des catalogues publicitaires. Représentés sous leur meilleur jour via des photographies aguichantes aux couleurs irréelles, ils forment dans l'esprit de Wilson, un kaléidoscope infernal. Il n'arrive pas à dormir. Depuis une vingtaine d'année, il est employé au Supercei situé à proximité de son domicile, unique lieu de vie de ce quartier pauvre de tout, sauf de violence. Dans la pénombre orangée de sa chambre, il regarde ses doigts recouverts de l'encre bon marché utilisé pour l'impression des fascicules. Le calcul est aisé, sept mille trois cents jours passés dans le magasin, à exercer des tâches répétitives et abêtissantes. Six jours sur sept de 8h00 à 20h00, Wilson se poste au bout du tapis de la caisse 17 et met les courses des clients dans des sacs plastiques qui finissent éventrés dans les terrains vagues ou piégés dans les branches des arbres beigeasses et rabougris des alentours. Ensuite, il les accompagne -porteur fluet mais robuste- jusqu'à leurs voitures, chargé de son fardeau qui lui cisaille les mains. Wilson est doté d'une grande conscience professionnelle. Il ne craint pas d'affronter les gredins qui rôdent sur le parking et qui importunent la clientèle. Du haut de son expérience, il sait à bon escient hausser la voix, vociférer ou au contraire user d'un ton plus doux pour les éloigner. Grâce à un sixième sens sans faille, il est aussi capable de pressentir une situation dangereuse. Alors, dans une ironique inversion des rôles, mordant les talons du pauvre chaland terrorisé, il court se réfugier au supermarché. A ses collègues, Wilson affirme que c'est en scrutant les yeux qu'il identifie les individus qui ont basculé du côté des enragés. D'aucuns se montraient sceptiques quant à la réalité de ce don. Deux sont morts le mois dernier.
Au loin, des coups de feu éclatent. Sans se précipiter, Wilson glisse en bas de son lit et se dirige en rampant vers l'endroit le plus éloigner de la fenêtre. Adossé au mur glacé, il ramène ses genoux contre sa poitrine. La position est inconfortable à cause des rhumatismes qui le font souffrir. Il serait exagéré de dire qu'il a peur. Depuis le temps qu'il vit ici, les coups de feu sont devenus pour lui, aussi familier que le chant des oiseaux qui animait le paysage de son Sertao natal. Wilson repense à sa jeunesse. Loin de ce béton, de cette violence, de ce fracas, de ces lumières tristes qui emplissent le monde. Le voilà, avec un corps tout neuf, appuyé contre la façade de la maison de Tereza. Dissimulé sous la terrasse, il lui donne la sérénade. Guitare à la main, Wilson célèbre la chevelure de la belle, exprime avec chaleur le plaisir qu'il éprouve de recevoir dans son giron, cette rafraîchissante cascade de boucles brunes. Il loue la forme noisette de ses yeux, raffole de sa peau couleur café et s'enivre de son parfum de cannelle. Il ne partira pas tant qu'elle ne lui aura pas fait don d'un présent. Avec l'arc de sa voix envoûtante et légèrement éraillée, il lui tire en plein cœur, la flèche d'une éternelle passion. Une nuit, elle lui fait don d'un accès illimité à sa chambre. La vie d'homme de Wilson commence sur un chemin arc-en-ciel qu'il arpente guilleret et bondissant, inconscient de sa bonne fortune tant il est emporté dans cette tempête délicieuse, chaude et parfumée. Ces deux là s'aiment. Mieux, ils se dévorent l'un l'autre, font bombance de leurs ébats, sirotent leurs baisers, dégustent le bonheur simple d'être dans la même pièce. Lorsque Tereza s'en va, Wilson, pas suffisamment rassasié d'elle, voit son âme se décharnée. Dès lors, les pavés prennent l'aspect d'un gué traversant une rivière insondable infestée de créatures dangereuses et monstrueuses, dans laquelle il menace de tomber à chaque instant.
Le bruit des combats grandit. Les enragés sont tout proches de l'hôtel et s'entre-tuent sans relâche. Wilson allonge péniblement son corps sur le linoléum pour se protéger d'une balle perdue. Une douleur se déploie le long de sa colonne vertébrale telle les racines d'un vieil arbre s'enfonçant dans un sol stérile et sec. Il se revoit enfant, pieds-nus, presque en haillon dans les bas-fonds de Bahia, à la tête des capitaines des sables. Ses parents ont quitté la campagne pour s'installer dans la grande ville. Livré à lui-même pendant que ses parents tâchent de survivre, il se livre avec sa bande d'amis, o redondo, buscapé et foguetao, à des menus larcins. La violence régnait déjà mais ce n'était pas l'annihilation générale à laquelle on assiste aujourd'hui.
Un déluge de feu s'abat tout prêt de la chambre de Wilson. Des hurlements tout proches résonnent comme des crachats de dragons. Les gigantesques pattes griffues se retirent peu à peu...Un semblant de silence. Il ne perçoit que le vrombissement du géant urbain qui veille sans relâche. Il s'endort tout habillé dans la baignoire.
Une voix hystérique enchevêtrée dans de ridicules jingles et hachée par d'irritants bruitages vantant les bienfaits d'un shampoing anti pelliculaire, le ramène à la réalité. A cause de sa myopie, Wilson se débat avec les touches du réveil et peine à obtenir le silence. Agacé, il finit par arracher la prise. Il se prépare avec soin. Rasé de frais, désormais tout à fait réveillé par une douche glacée, il revêt l'uniforme. Pour le haut, un Polo grenat méticuleusement repassé arborant au niveau du cœur, l'enseigne du Supercei. Pour le bas, un pantalon beige à la propreté irréprochable ceint d'une banane dans laquelle il range les sacs en plastique et les jetons pour les caddies. Aux pieds, une paire de chaussures de ville marrons à la semelle épaisse. Avant de sortir, il enfonce sa casquette jusqu'à ce que la visière dissimule au monde, son regard désespéré. 
Sa chambre n'est qu'à une centaine de mètres du magasin. Dès la sortie du lotissement, il émerge. Phare horizontale aux couleurs criardes tristement planté au milieu d'une mer houleuse et grise. Dans le ciel, au-dessus de l'écriteau, Wilson aperçoit des chevaux mutilés et menaçant. Leurs robes boursouflées et noires fondent sur la grande surface.
Sur le parking, il remarque un camion garé devant l'entrepôt. Au volant, César, individu grossier et imbécile, cigarette au coin de la bouche, devise bruyamment le portable vissé à l'oreille. A l'intérieur de la remorque, Wilson voit s'échapper d'un carton éventré, les baleines d'un parasol emballé dans du plastique. Après avoir pointé, il croise le directeur, M. Osorio, qui lui ordonne d'aller aider César à décharger les colis. Après avoir fait de la place -environ 5 mètres linéaires- dans le rayons des animaux de compagnie, il devra les disposer sur les étals et les étiqueter. Dehors, les destriers en colère se cabrent et dévoilent des pattes avant ferrées à la foudre. Au début César, sourire en coin, fait mine de participer à l'opération. Mais rapidement, il se retire, donne des ordres et supervise le reste de la besogne. Son statut de chauffeur le place dans des sphères intouchables. Pendant le va-et-vient, une pluie glacée et drue s'abat sur les épaules de Wilson. Son polo grenat devient noir. Les sabots fatales tombent comme un couperet. En conduisant le diable, une douleur au cœur le foudroie. Il porte une main à l'écusson, de l'autre il continue à pousser sa charge. Wilson s'effondre à côté de la pâté pour chiens, des os en caoutchouc et des laisses. M. Osorio fronce les sourcils en apprenant la nouvelle. Avant d'alerter les secours, il fait venir César pour s'enquérir -c'est le terme qu'il emploie avec lui- du nombre de caisses qu'il reste à décharger. Le quartier n'est pas sûr, l'ambulance tarde à venir. Un nouvel importun tape à la porte. Wilson n'a plus de pouls. Il est mort. Les sourcils deviennent circonflexes. C'est très ennuyeux pense-t-il. Son subordonné lui fait remarqué que le magasin va bientôt ouvrir...Que va-t-on faire de lui ? Qu'avait-il besoin de mourir maintenant cet imbécile! se dit le directeur à lui-même. Furieux, il enjoint au porteur de la funeste nouvelle, de finir de décharger et de cacher le corps de Wilson avec les parasols.
Son collègue a raison. Le pouls est faible, presque imperceptible. Avec la seule arme de sa peau, il ne peut le percevoir. Un souffle de vie résiste pourtant. La ronde des baleines colorées se déploient, formant une nuée d'oiseaux aux plumages chatoyants, dressant un tombeau arc-en-ciel autour de lui. Une ombre envahit son visage en même temps que disparaissent doucement ses sensations, anesthésiées par la froideur du carrelage sur lequel il repose. Des chaussures de toutes formes apparaissent et dansent à côté de lui, indifférentes à son sort. Son visage se tourne de l'autre côté. Tereza repose contre lui, la jambe étendue sur les siennes, enfermant son aimé dans une cellule de rêve. Sous la crinière noire rendue indomptable par la danse endiablée qu'ils viennent d'achever, s'échappe un rire enchanteur. Elle sent sur son sein droit les caresses de son amant, qui déjà recommencent. Son téton turgescent se meut en mûre sauvage, charnue et gorgée de soleil. L'envie est trop forte. Wilson porte à sa bouche le fruit délicieux et de ses mains brûlantes, l'invite pour un nouveau bond. Leurs corps entremêlés, leurs baisers échangés, leurs doigts entrelacés génèrent une chaleur qui chauffe son âme à blanc, avant le grand voyage.

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