Mon clin d'œil où je pense
Thierry Kagan
Mes très chers.
À qui je fais de l'œil, hein ! je compte sur vous. Sans vous, moi, Président, je ne serais pas grand-chose !
Et... mes autres. Ceux carrément meilleur marché, faut le dire. Et, parfois, de seconde main. Je vous respecte aussi, hein ! Faut pas croire. Tout ce qui a déjà servi... j'adore, je trouve ça super pratique : c'est déjà rodé, c'est fluide et, pour une catégorie d'entre vous, c'est curieux, ouvert à tout, débridé.
Parfois, on a de bonnes surprises.
Et en un clin d'œil, je peux vous faire basculer et vous devenez un être très cher à mes yeux.
J'suis président, je peux changer les choses... en un clin d'œil.
Mais ces œillades, parfois, me jouent des tours.
J'vous raconte.
Une policière m'arrête. À son corps défendant, c'est le cas de le dire. Parce que je roulais, soi-disant en vélo, soi-disant sur le trottoir. Et accessoirement, sur elle. J'l'avais pas vue. À la nuit tombante, noire de peau et très sombre d'uniforme, sur fond de mur gavé de pollution, au moment où elle ferme ses paupières certainement parce qu'éblouie par mon phare à led, hop ! elle disparaît complètement.
Et réapparaît illico quand elle écarquille ses yeux et que je lui en revois le blanc, à l'horizontal, au ras du bitume, l'entre-jambe pile dans l'axe de ma roue avant qui, bien que laïque, d'émotion, à “ça” de se voiler !
À mon avis, la partie basse de cette dame, en béton.
Quand elle se remet sur pattes, toutes dents et hargne dehors, un clin d'œil, forcément nerveux celui-là, m'échappe. Allez savoir pourquoi !
Et ça ne la désamorce pas. Bien au contraire.
Verte, qu'elle devient. Enfin, vert-noir : “Descendez de votre véhicule, coupez le moteur que vous n'avez pas et vos papiers, s'il vous plaît”, qu'elle me crache.
Je ne sais pas pourquoi, je prends un accent chinois, alors que je n'ai rien de chinois, à part mes habits, mon téléphone et quelques gadgets que ma femme se refuse à essayer parce qu'elle a peur que ça fasse court-circuit.
Et je dis : “Je vous assure – avec l'accent chinois – j'vous assure, madame, ça ne me ressemble pas. D'ailleurs, je ne sais pas du tout ce que fait ce vélo sous moi, je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu, je ne sais pas qui me l'a mis là. Convenez-en, ça ne se fait pas, hein, de caler un vélo entre les jambes des gens... sans demander ?”
Elle répond : “À qui le dites-vous !” et elle pouffe.
Et moi, je dis, toujours avec l'accent chinois : “Euh.. Pourquoi, pfff ?”
Elle saisit alors sa radio accrochée sur la clavicule, côté pomme d'Adam si elle en avait deux. Et appelle du renfort.
Très rapidement, sortis de derrière une minuscule voiture sans permis garée à côté, apparaissent deux énormes individus de type... individu, également en uniforme, mais cette fois-ci de clown, en slip, avec plein d'aiguilles à tricoter plantées dans leurs tignasses, comme pour les tenir mais ça tient rien, en fait, c'est complètement nase, ce truc.
Quelle n'est pas ma surprise quand, de concert, tous trois - comme un quartet, mais un quartet de trois - ils me disent, avec un grand sourire qui fait peur : “En fait, on s'en fout de vos papiers. Nous, ce qu'on veut, c'est d'faire un carton.”
La blague !
Et là, de dégainer ce que chacun peut dégainer : pendant que les deux clowns tirent leurs aiguilles de la tête - c'est un peu comme tirer des vers d'un nez mais là, c'est des aiguilles d'une tête - la fliquesse, elle, me colle sous le tarin une photo de charme d'elle à la plage.
Putain, imaginez : j'étais sifflotant sur mon vélo trente secondes plus tôt et là, me voilà translater chez les fous, tout ça parce que je suis à peu près de mauvaise foi. Ça s'fait pas !
Fissa, je remonte sur ma bécane, me dégage des trois cinglés et me mets à pédaler comme un dératé, passant entre deux Toyota hybrides garées, pour me retrouver sur la chaussée, juste derrière mes agresseurs.
D'ailleurs, “Toyota mère”, que leur dis. Dans ma tête, bien sûr !
J'ai toujours le dernier mot dans ma tête.
Au bout de la rue, genre, en fait, cinq mètres plus loin - donc... pas vraiment loin - comme j'adore m'arrêter au stop pour faire la nique à ceux qui bitchent sur les cyclistes qui ne respectent soi-disant pas le code de la route, je pose, hiératiquement, le pied à terre.
Et j'en profite pour me retourner.
La rue... est... vide.
Rien. Pas une âme qui vive, ni n'arpente ces lieux sombres.
Alors, je regarde à nouveau devant moi et, pour passer le stop, j'appuie sur la pédale et… que dalle. Y'a pas de pédale. Y a pas de vélo non plus. Je me penche pour regarder si le phare à led est toujours là. Oui, ça éclaire bien, mais, éh ! éh ! à l'aide ! : la lumière vient de mes genoux. De mes deux !
C'est pas vrai : en fait, mon petit vélo, il était dans ma tête ?
Oh ! Grand temps que j'aille me coucher !
Je passe alors le stop, à pied, donc, puisque y'a pas de vélo. Et je tourne à droite. Et, enfin... je tends le bras.
Ouf !
Ma femme est bien là. Elle est toute chaude. Faut dire qu'on est bien équipés, maintenant. Et je me recroqueville sous notre nouvelle couette. Seconde main. Mais pour nous, nouvelle couette ! Toute grosse, toute dense, toute gorgée de duvet d'oie.
Faut que je vous dise, quand même. Ça peut expliquer l'abracadabrantisme de ce rêve cauchemardesque...
La couette en question : on l'a récupérée dans le 13ème arrondissement, y'a pas longtemps. D'une Guinéenne allergique à la plume. Et dans son nid à elle, ça regorgeait de poupées vaudous : dans les coins, qui pendent du plafond ou coincés entre des barreaux de chaises... partout, y'en avait ! Et... par réflexe séducteur, ça m'a échappé... j'ai fait un clin d'œil à celle en string qui trônait sur l'écran plat. Elle était bariolée, avec un nez rouge et pleine de clous plantés n'importe comment sur le caillou. Je la trouvais jolie, même euh... super sexy, la poupée.
Et tout ce rêve étrange à cause de ce battement de paupière incontrôlé.
Mais bon. Un mal pour un bien.
Vous avez la preuve, qu'en tant que président, je peux changer les choses en un clin d'œil... même quand ça m'échappe !