Mon coeur s'est arrêté de battre
Juliet
-Mon cœur s'est arrêté de battre.
-Je le sais. Tu peux même demeurer ainsi, éternellement, les yeux désespérément secs comme ils le sont en ce moment. Tu pourrais ne laisser aucune émotion transparaître sur ton visage, ou bien tu pourrais sourire continuellement, te noyer dans des rires de joies et de félicité, tu pourrais te mettre à genoux et lever tes bras au Ciel pour remercier Dieu de la joie qu'il te donne, tu pourrais faire n'importe quoi, Kyô, moi je saurai toujours que ton cœur s'est arrêté de battre.
-Je voudrais à jamais me noyer dans l'alcool. Y noyer mes pleurs, ma terreur et mon cœur, mes pleurs pour toujours taris, ma terreur pour toujours enfouie, mon cœur à jamais meurtri. Je voudrais tous les noyer, oui. Mon cœur s'est arrêté de battre et pourtant, là, au côté gauche de ma poitrine, j'ai mal et voudrais crier à m'en déchirer les cordes vocales.
-Je le sais, Kyô. Tu peux même clore tes lèvres à jamais, ton regard seul hurle ton désespoir. Ton cœur a cessé de vivre et pourtant il est le concentré même de ta douleur. Parce que Kyô, ton cœur n'est pas le messager de ton mal, il en est l'essence même depuis cet instant tragique où de battre il s'est arrêté. Tu vivais en chérissant du plus profond de ton être la continuité de ces battements de cœur, et à présent qu'ils sont éteints, tout l'amour que tu lui portais s'est mué en une souffrance indicible. La torture du manque. Le manque de ces battements de cœur qui t'étaient providentiels.
-Je voudrais mourir une seconde fois si seulement avant cela, il m'était donné le bonheur de les entendre à nouveau. Les battements sourds de mon cœur. Ils étaient si irréguliers, sais-tu, ces battements. Ils étaient irréguliers et trop rapides pourtant, malgré cela, je posais toujours ma main contre lui pour sentir la preuve de son existence se répercuter contre ma paume. J'avais la main sur le cœur, ou le cœur sur la main, toujours en est-il que j'ai toujours vécu dans l'unique but de chérir et protéger ces battements si précieux. J'avais mis tout le trésor de mon existence à l'intérieur de ce cœur, il contenait en lui toute la richesse de mon amour et avec le subit arrêt de ses battements, j'ai été ruiné de tout ce que j'avais.
-Et tu ne peux pas pleurer. Tes yeux restent obstinément secs à l'image du désert aride qui s'est installé en toi. Tes yeux restent secs car tu ne savais pleurer que de joie lorsque tu sentais ce cœur battre contre ta main caressante. La tristesse que tu contiens est trop forte pour être pleurée, tes larmes seraient trop faibles pour exprimer ton désespoir et elles n'auraient aucun sens. Tes larmes, c'étaient la pluie qui tombait sur ce désert aride à l'époque où toujours tu pleurais de bonheur à la sensation de ces battements. Elles servaient à ça, tes larmes. Elles servaient à faire de ce désert aride une nature fraîche, abondante et verdoyante. A présent que les battements de cœur se sont tus, tes larmes disparaissent, le désert est redevenu sec comme tes yeux, brûlant comme l'Enfer.
-Je lui avais demandé à mon cœur, tu sais. Je n'osais jamais le montrer mais chaque jour, j'étais mort de peur à l'idée qu'il ne s'éteigne. C'est la raison pour laquelle mes larmes coulaient lorsque je sentais les battements de la continuité de son existence. C'étaient des larmes de soulagement, de bonheur et de reconnaissance vis-à-vis de cette vie. Mais chaque soir, tandis que je me faufilais sous les draps, je me posais la question. Cela me tourmentait en secret, me tourmentait si bien qu'une nuit, j'ai fini par ne plus contenir mon angoisse et alors, j'ai demandé à mon cœur.
"Comment est-ce que tu fais pour dormir ?"
-L'angoisse te tenaillait les entrailles, pas vrai ?
-Elle suçait jusqu'à la moelle de mes os. La simple idée qu'il ne puisse s'éteindre lors de son sommeil m'empêchait de fermer l'œil. A chaque minute, je ne pouvais m'empêcher de poser la main sur lui pour vérifier la continuité de ses battements. Mais parfois même j'étais si inquiet que je secouais mon cœur pour le forcer à se réveiller. Alors, il ouvrait les yeux, et ses battements se manifestaient aussitôt à un rythme plus rapide et agité, ce qui apaisait ma nervosité.
-Mais je suppose qu'à un moment donné, ton cœur t'a gentiment imploré de cesser de t'inquiéter, pas vrai ? Au final, lui aussi devait se faire du souci pour toi, Kyô. Peut-être même qu'il culpabilisait d'être la cause de toutes tes angoisses.
-La cause de mes angoisses parce que la cause de mon Amour, l'essence même de ma Raison d'Être. Tu as raison, pourtant. Avec une voix douce et caressante, avec ce ton tendre et réconfortant qu'il avait l'habitude d'employer à mon égard, il m'a intimé de me libérer de mes vains tourments. Et puis aussi, tu te doutes qu'il voulait dormir. Car j'avais fini par le réveiller plusieurs fois chaque nuit. Il lui fallait dormir comme tout être vivant, bien que son sommeil me terrifiait.
"Mais comment est-ce que tu fais pour t'endormir ?"
-Le moment où tu lui as posé cette question devait arriver un soir où l'autre. Je peux voir de là l'air avec lequel tu as dû le dévisager : les lèvres serrées, la mâchoire crispée, les sourcils froncés en une expression de désarroi qui creusait des ridules au milieu de ton front, tes yeux larmoyants, brillants et sombres, à la fois implorants et désemparés… Oui, Kyô. A ce moment-là, tu devais paraître le portrait même de la détresse et de la fragilité. Laisse-moi deviner la suite. Tu as dû l'attendrir, parce que quiconque sait se servir de son cœur serait attendri par toi, et alors, son visage s'est assombri par la tristesse, et en même temps son regard témoignait de tout l'amour qu'il avait pour toi. Une profonde désolation, d'une nature qui n'avait rien à voir avec la tienne, s'est emparée de lui et alors il t'a serré dans ses bras, fort, longtemps. Il a passé ses mains chaudes dans tes cheveux ébouriffés, il a caressé la peau lisse et nue de ton dos, jusqu'à ce que tu t'apaises. A la fin, tu t'es endormi dans ses bras, bercé par les battements de cœur rapides qui résonnaient dans sa poitrine.
-Cela s'est passé exactement comme tu le dis. Il ne pouvait que me prendre dans ses bras. Quelqu'un d'autre aurait pu me réprimander, me dire que je suis agaçant, irrationnel et irrespectueux de le réveiller ainsi à tout bout de champ. Mais lui, non. Lui comprenait ma peur. Il la comprenait mais il voulait l'apaiser car il ne voulait pas me causer le moindre tourment. Sa plus grande crainte était de me voir triste et tout ce qu'il voulait était me protéger, préserver ce bonheur intense qu'il m'offrait sans trop le savoir. Alors il m'a pris dans ses bras, longtemps, il m'a bercé comme un enfant que je ne suis plus depuis tant d'années. Et je me suis endormi comme l'enfant que je suis redevenu à son contact. Tout contre lui, enveloppé de ses bras, j'étais comme un enfant dans le ventre de sa mère.
-Kyô. Je la sais, ta peine. Ta déréliction, ta rage, ton amertume, ta détresse, ta désolation, ta déchirure et ton désespoir, je ressens ces sentiments émanant de toi qui se plantent en moi comme une épée invisible. Mais je t'en prie, Kyô. Lâche à présent ce verre d'alcool. Bientôt, tu ne tiendras plus debout si tu continues de boire.
-Je t'ai dit que je voulais noyer tous mes sentiments dans l'alcool. Même l'amour, tu sais. Même cet amour que je continue à ressentir à son égard, je veux le noyer car il est la source de ma souffrance. Je l'aime tant et je ne peux me défaire de la sensation encore présente de ses battements de cœur irréguliers cognant contre sa poitrine. Mon cœur s'est arrêté de battre, Karyu. C'est la vérité. Mon cœur, c'était lui, c'était Daisuke. Daisuke était mon cœur et il s'est éteint. Je suis mort avec lui. Pourtant, moi, j'ai mal.
-Tu as mal à en crever, je le sais. Tu te sens mourir lentement et pourtant tu es déjà mort. Il a emporté au Ciel tous les espoirs, les rêves et le bonheur que tu avais contenus en lui. Il s'en est allé avec tout cela, ruinant ton âme.
-C'est une tragédie si triste que je n'aurais même jamais pu en lire une de telle dans les pages d'un roman. J'aurais fondu en larmes en un instant et pourtant, Karyu, pourtant il a fallu que je sois l'acteur de cette tragédie réelle. Depuis le début, tu as raison. Je ne peux plus verser de larmes car elles sont insignifiantes, bien trop pour exprimer un tant soit peu l'immensité de ma tristesse. Elle est sans fond, ma tristesse. L'amour que j'ai pour Daisuke l'a toujours été aussi.
-Je sais que je ne peux pas dire décemment cela, Kyô, pourtant… je ne peux m'empêcher de penser que si ses battements de cœur ont fini par s'éteindre, c'est parce qu'il était un Ange…
-Daisuke a toujours été l'être le plus angélique qui ait jamais existé sur Terre.
-Et alors, peut-être qu'au final, Dieu a dû se rendre compte que l'un de ses directs descendants avait été par erreur envoyé sur Terre. Tu comprends, un Ange sur Terre doit être aussi dérangeant qu'un être humain au Paradis, alors, subitement conscient de son erreur, Dieu a aussitôt rappelé à lui l'Ange qu'était Daisuke.
-Viendrais-je foutre le feu au Ciel si cela devait être vrai. Pitié, rendez-moi mon Ange, rendez-moi la pièce centrale du puzzle de mon existence, rendez-moi mon cœur. Cette maudite briseuse de Raison d'Être qu'est la mort, je ne lui pardonnerai jamais d'avoir pris l'homme que j'aime. Il était heureux, ici ! Il aimait sa vie, il aimait le monde, il m'aimait, moi, mais on lui a coupé le souffle ! Désormais, plus jamais je n'entendrai le sifflement régulier de sa respiration que je sentais lorsque je dormais au creux de son cou ! Plus jamais je ne serai bercé par la musique désordonnée de ses battements de cœur ! Dis-moi pourquoi cela, Karyu ! Dis-moi au moins pourquoi il ne m'a pas répondu lorsque je lui ai demandé comment est-ce qu'il faisait pour s'endormir !
-Parce qu'il y était obligé, Kyô. Tu l'as toi-même dit, pas vrai ? Comme tout être vivant, il était obligé de dormir. C'est normal pour un homme, non ?
-Karyu… je passais des nuits entières à ne pas fermer l'œil, horrifié à l'idée que ses battements de cœur puissent ne plus arriver à se manifester et s'éteindre durant son sommeil. Tu sais… ils n'avaient aucune force, ses battements de cœur. Ils étaient rapides et violents pourtant on sentait que s'ils cognaient de cette manière-là, c'était juste pour dire qu'ils étaient désespérés. Mais ils étaient si fragiles… Si fragiles qu'ils étaient incapables de retentir calmement, avec la sérénité que tout cœur doit avoir.
-Et si tu avais si peur, c'est que les battements de cœur de Daisuke avaient plus de valeur que les tiens.
-Les miens étaient juste consacrés aux siens. J'aurais voulu échanger cela avec lui, tu sais. J'aurais voulu transplanter mon cœur dans sa poitrine et récupérer le sien. J'aurais été beaucoup moins tenaillé par l'angoisse si ça avait été moi qui risquais de m'éteindre à tout moment… Tout ce que j'aurais pu craindre alors était de le laisser derrière moi… De me séparer de lui et le laisser, cet être que j'aimais tant.
Dis, Karyu. Je suis certain qu'il ne me le disait pas car il ne voulait en aucun cas risquer de renforcer mes affres. Mais en réalité, il devait être le premier à craindre de s'endormir… Même si j'étais là pour veiller sur lui, rien ne le protégeait de la mort subite. Et lui qui croyait en Dieu, dis, je suis certain qu'il récitait par-devers lui une prière silencieuse, chaque soir avant de s'endormir, et lui implorait révérencieusement de le laisser vivre, encore un jour de plus… Mais tu vois…
-Oui, Kyô. Je le sais. Ses battements de cœur que tu dis désespérés ont fini par abandonner leur lutte pour s'éteindre définitivement. Parce que le sommeil était trop calme, trop silencieux, trop paisible pour eux qui vivaient incessamment avec agitation et panique.
Ils ont perdu la force de cogner avec véhémence afin de briser le silence des nuits. Kyô. Daisuke à présent n'a plus rien à craindre. Tout ce que tu peux faire à présent, Kyô, c'est lâcher ce verre. Lâche ce verre d'alcool, ça n'est rien d'autre que du vide confus pour combler un vide torturé. Lâche ce verre, lève-toi de cette chaise, sors de cet appartement, et Kyô, à présent ce que tu peux faire est de te rendre sur sa tombe. Agenouille-toi, juste face à son visage éternellement souriant. Là tu joindras tes mains en un signe de prière, Kyô, et du fond du cœur tu remercieras Daisuke de t'avoir enveloppé longuement de la chaleureuse tendresse de ses bras cette nuit-là.
-Et après ? Qu'adviendra-t-il de moi, après ?
-Après, Kyô, tu te relèveras, lui adresseras tes adieux, et tu t'en iras, le dos tourné, en direction d'une route que tu apprendras à tracer, avec pour seuls battements ceux de ton cœur que tu lui avais offert.
Cette nouvelle est fictive, bien que les personnages cités soient réels. Toutefois, cette nouvelle a été inspirée d'un unique fait malheureusement véritable dans cette histoire : la mort subite de Daisuke.
Daisuke était un homme atteint de cardiopathie, une maladie du cœur qui l'obligeait à s'agiter constamment et vivre à mille à l'heure afin d'accélérer ses battements de cœur, sans quoi il risquait de "tomber" à tout moment. C'est pour cette raison que le sommeil était dangereux pour lui, car le fait de dormir et de ne déployer aucun effort ralentit dangereusement les battements de cœur qui risque de lâcher à tout moment…
Daisuke s'est éteint dans la nuit du 14 au 15 juillet 2010, 15 jours seulement avant l'anniversaire de ses 32 ans…
Puisse-t-il reposer en paix.
Le dialogue entre Kyô et Karyu, ainsi que la relation amoureuse entre Kyô et Daisuke sont purement fictifs.
" - Et après ? Qu'adviendra-t-il de moi, après ?
· Il y a environ 14 ans ·- Après, Kyô, tu te relèveras, lui adresseras tes adieux, et tu t'en iras, le dos tourné, en direction d'une route que tu apprendras à tracer, avec pour seuls battements ceux de ton cœur que tu lui avais offert. ".
Auto-Fiction un peu ..bel envoi conclusif..
scribleruss