Mon cul est plus que moderne
Francisco Varga
Février 2015, an 55 de l'ère post-moderne ; il parait que l'hiver n'a jamais été aussi chaud depuis que l'on mesure la température. Moi, je ne sais pas. J'ai toujours froid, de plus en plus froid. Je n'ai pas osé lui en parler tout à l'heure. Je sais que c'est l'âge qui me glace les os, qui pénètrent mes veines comme un poison qui peu à peu m'engourdit. Et cette rue qui n'en finit pas.
Mille trois cent soixante-quinze numéros en tout et pour tout — huit cent quarante-sept mètres de trottoir qui chaque hiver me semblent toujours plus longs à parcourir. À gravir, devrais je dire. L'an dernier, j'ai remarqué que le trottoir n'était pas parfaitement plat.
Je suis presque essoufflée, alors je ralentis le pas en faisant semblant de regarder les vitrines des boutiques. Il n'y a plus que des agences bancaires ou des vendeurs de cigarettes électroniques, quel ennui !
Un barbu est en train de changer la quatre par trois du carrefour. Il colle l'une après l'autre ces immenses bandes de papier sur le panneau de bois.
Encore une pub de parfum… je ne sais pas. Pour l'instant, je ne vois pas grand-chose. Un visage, une femme, jeune, souriante, les dents éclatantes de blancheur, comme il se doit. Je ne sais pas qui peut avoir dans la vie une bouche pareille. Elle est habillée. Voir une femme qui ne soit pas nue, c'est rare de nos jours. C'est presque exotique dans le contexte de cette rue. Les putes en tailleur, il parait que ça paie mieux que dans l'uniforme traditionnel.
Je suis la seule à être en mini-jupe ici. Enfin, mini, faut pas exagérer non plus ; j'ai juste les genoux qui prennent l'air.
La mode, cette année, c'est l'intégral… pas le maillot, mais la soutane. Personne n'ose dévoiler plus que ses chevilles. Question de religion, de pudeur, d'engagement ou tout simplement de sécurité ; la rue est peuplée de fantômes. Tout est gris.
La seule touche de couleur c'est cette affiche qui se dévoile peu à peu. Violet comme une guêpière dans un bordel allemand ; justement celle que je voulais acheter la semaine dernière. Une tenue bien marquée pour qu'il comprenne enfin ce que je veux vraiment.
Une semaine de dialogues torrides sur le net. Trente-sept heures de Tchat à se raconter ce qu'on n'aurait jamais osé se dire dans le noir si on se connaissait mieux. Deux cent vingt-six minutes à se promettre les pires obscénités et puis… le blanc… plus rien. Il avait peut-être fini par jouir tout seul sur son clavier. Je me sentais comme une conne devant ce point blanc qui ne cessait de clignoter à l'infini.
Je voulais le voir en vrai. Il n'habitait même pas très loin de chez moi ; trois stations de métro tout au plus. J'avais été la première à dire stop à cette logorrhée dactylographique. Les mots ne me suffisaient plus. J'en étais saoule comme quand, plus jeunes nous parlions toute la nuit dans l'attente d'un geste qui ne venait jamais.
J'avais voulu le voir, pour de vrai, pas en photo ; ils les retouchent tous quand elles ne datent pas d'avant le numérique ; c'est dire.
Je voulais le voir et le toucher aussi. J'avais bien sur un peu peur, mais je savais que dans le fonds, je ne risquais pas grand-chose.
Il voulait juste baiser, disait-il… mais comment ? Je voulais juste qu'il me prenne sans me parler, mais je savais bien que ça ne lui aurait pas été possible ; pas pour un bavard comme lui.
Il voulait voir mes seins. Il voulait que je me caresse devant lui — privilège des femmes qui se caressent quand les hommes, eux, se contentent de se masturber — pourquoi pas, cette andouille m'avait suffisamment chauffée, je ne voulais plus reculer.
J'ai ouvert la cam… en premier. Il me disait que la sienne ne marchait pas ou qu'il ne savait pas la faire fonctionner.
Et moi, encore une fois, comme une conne, j'attendais devant l'écran, les seins à l'air, devant cet écran bleu pâle et ce point qui clignotait à l'infini.
Elle ne finira donc jamais cette rue ; et le vent qui se lève à présent. Je suis glacée. Encore vingt mètres à me trainer sur mes cannes et j'y arriverai.
Il faut que je me dépêche de rentrer avant le retour des enfants. Vite me changer, reprendre l'image qu'ils attendent de moi. C'est mon fils qui, ce soir me ramènera chez les vieux. J'espère que sa femme sera trop fatiguée pour faire le trajet. Je n'ai pas envie de retourner chez les vieux ou plutôt les vieilles. Les mecs, ça fait longtemps qu'ils sont tous morts… il ne reste plus que les filles avec leur odeur de pisse et qui mangent leur soupe en la mâchonnant avec des bruits répugnants…
Et moi, qu'est ce que je fais avec eux là-bas ? Je ne suis pas si vieille après tout; non, je ne suis pas vieille. Vivement qu'ils me mettent le Wi-Fi dans ma chambre.
chacun y construit sa propre angoisse.
· Il y a presque 10 ans ·Francisco Varga
Un futur déjà un peu présent assez angoissant..
· Il y a presque 10 ans ·yl5