Mon fils, on t'avait prévenu.

Christophe Hulé

Sa mère l'avait prévenu : « tu finiras lampiste mon fils », à l'étroit dans son costume élimé, malmené par de petits chefs à binocles, éreinté, non par le travail, mais par les brimades, il rentrait parfois dans sa mansarde la rage au ventre, sautait le dîner et éclatait en sanglots, le nez dans l'oreiller.

Le sommeil agité était quand même moins rude que les humiliations.

« Ton père t'avait prévenu. T'as voulu quitter la ferme et mener la grande vie. Il n'y a que dans les romans, ou les contes, que les petits comme nous  quittent leurs sabots pour des souliers vernis » .


« Écoute un peu ta mère, reprends la fourche et sois heureux » .

Ses collègues à la ville avaient plus ou moins vécu le même enfer. Ils venaient des campagnes et voulaient s'en extraire. Au cabaret, ils échangeaient parfois sur leurs blessures, à qui était le plus à plaindre. Certains étaient frappés, pour de vrai, dans leur chair. D'autres se demandaient s'il fallait en finir.

Et pourtant dans les champs on manquait de main d'œuvre, pour la fauche ou la récolte.

« Enfin mon fils, ne vois-tu pas ? » .

Les tavernes où ils s'enfermaient sentaient la sueur et la mauvaise bière.

« Reviens mon fils, tu es tout pâle, et ton père se fait vieux, il a besoin de toi. » .

Les tambours résonnent dans les villages ou les hameaux. Le roi repart en guerre et cherche des soldats. Tous signent d'une croix.

Enfin la solution !

La fourche, la plume, et voilà le canon.

« Ne signe pas mon fils, ton père se meurt et tu mourras peut-être avant lui » .

Le costume est trop beau, on marche au pas, et la foule aux fenêtres ou en bas est belle à voir.

Parfois on se plaît à penser que cette princesse au balcon vous a fait un clin d'œil.

Les bourgeois applaudissent et sortent leur mouchoir pour s'essuyer le front.

« Quelle chaleur, que d'odeurs, venez ma mie, entrons » .

Les prostituées en profitent pour exfiltrer quelques nigauds.

On vend ici et là des élixirs pour rester invincibles ou vaillants.

Les cracheurs de feu ou autres jongleurs improvisent sous les porches. 

« N'y vas pas mon fils, ton père t'a pardonné, a des choses à te dire » .

Les troupes se déploient et les pieds font mal.

Les rations sont bien maigres et l'ennemi bien loin.

Maman j'ai faim et j'ai mal aux pieds. J'aurais dû t'écouter.

Sur le champ de bataille, on a fait des rangées, toutes droites, comme des sillons.

Le silence, les corbeaux, les arbres tordus, les vaches indifférentes, un clocher au loin, un peu de brume, des coteaux tout autour. 

Les champs sont verdoyants et le soleil s'invite.

« Mon fils, n'y vas pas. » .

Les canons, les fusils et la baïonnette. 

Les champs se couvrent de fumée et de coquelicots.

On sentait la peur et le sang.

Au petit matin, les corbeaux et les rapaces repus s'accordaient un petit moment de repos.

« Mon fils, tu m'entends ? » .

La ferme est désertée, ils sont tous au cimetière. 

Le curé connaît le discours à force de le répéter.

Le roi a gagné la guerre et les bourgeois festoient.

On a descendu les deux cercueils côte à côte.

On a vendu la ferme.

« Mon fils, on t'avait prévenu » .


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