Mon nom est Apocalypse

David Charlier

NdA: Pour des commodités de lecture, vous pouvez aussi retrouver ce texte sur le lien suivant:

http://fr.calameo.com/books/000597098609ea8c54248

— On en a un troisième !

La porte s’était ouverte avec fracas sur l’Adjudant-chef Fontlieu, faisant sursauter sur sa chaise le Lieutenant Louvet qui était occupé à relire des dépositions de témoins.

— La même signature ?

— La même…

— Merde ! On a retrouvé le cadavre dans quel endroit cette fois-ci ?

— Dans une ferme abandonnée à dix kilomètres d’ici. Cette fois-ci, c’est un appel anonyme qui nous a rencardés. Il y a déjà un escadron sur place pour faire les premiers relevés.

— Prévenez Koch, on y va !

Louvet se leva de sa chaise en attrapant au vol son blouson sur le dossier et rattrapa le jeune Adjudant en deux enjambées. Son cerveau allait exploser avec cette nouvelle annonce. Depuis quinze jours, deux meurtres horribles occupaient toutes ses pensées. Dans le couloir de la gendarmerie, il visualisait mentalement les photos prises de la première scène de crime, dans le bureau d’un gardien de parking. Le corps, tout juste identifié, présentait des pustules et des plaques rouges sur une bonne partie de l’épiderme. D’après le légiste, la dépouille était infestée par une bactérie, l’Helicobacter pylori, qui est à l’origine de nombre d’ulcères, ce dont souffrait depuis des années Lilly Prat, la victime. Dans ce cas précis, le taux de germes était cinquante fois supérieur à la normale. Ce qui aurait pu passer pour une mort naturelle s’était vite révélée être un meurtre sadique. La scène de crime était sens dessus-dessous, vraisemblablement suite aux douloureuses éruptions cutanées sur la peau de la jeune femme. Elle s’était débattue avec cette douleur, mêlée à celle qu’elle ressentait à l’estomac. Le cœur avait fini par lâcher. Le légiste avait retrouvé sur le corps des traces de produits chimiques qu’il ne connaissait pas. D’après un scientifique de la cellule spéciale qu’il dirigeait, les molécules qui les composaient avaient servi de déclencheur pour tous ces symptômes, et était de type totalement inconnu. Ce qui avait permis par la suite de faire le lien avec le deuxième meurtre avait été l’inscription à la peinture rouge laissée sur un mur en pierres brutes : « Apolyôn (16, 1-2) ».  Il n’y avait pas prêté garde plus que ça, pour se concentrer sur les indices matériels, par ailleurs peu nombreux. Cela avait changé avec l’arrivée d’une deuxième victime, un peu plus d’une semaine et demi plus tard.

Le ciel était encore chargé de nuages menaçants alors qu’ils sortaient de la Gendarmerie. Depuis deux jours, il pleuvait sans discontinuer, obligeant les hommes à rabattre leurs cols. Louvet était d’humeur massacrante et ce nouveau crime n’arrangerait pas les choses. Dans la voiture, il repensait à l’agitation qui avait entouré sa découverte. Cette fois-ci, Marcel Poletti, un retraité de 66 ans avait été égorgé et il s’était vidé de son sang dans sa propre baignoire. Détail macabre, les gendarmes avaient remarqué après la levée de corps que l’assassin avait pris soin de tapisser le fond de celle-ci de sable, de coquillages, et de deux étoiles de mer, comme s’il souhaitait donner l’illusion que le cadavre se baignait en bord de mer. De fait, Louvet avait reçu le matin même le rapport d’analyse du liquide contenu dans le bain. Le sang était mélangé à de l’eau de mer qui provenait, d’après les premiers éléments, de la Méditerranée. Le lien avec le précédent carnage avait été fait grâce à l’inscription « Apolyôn (16, 3) » faite au feutre rouge sur le miroir de la pièce.

Louvet était sceptique. Aucun lien entre les victimes – une jeune étudiante sans histoire, hormis une prostitution occasionnelle pour financer sa licence, et un retraité de l’industrie fiché pour coups et blessures dans une rixe d’ivrognes -, modus operandi complètement différents, aucun lien géographique, ethnique, ou de classe sociale. Les deux victimes ne fréquentaient pas les mêmes lieux, ne se connaissaient pas. Le Lieutenant savait par expérience qu’il avait affaire à un tueur en série et que la liste des cadavres s’allongerait. Alors que Fontlieu traversait un village toutes sirènes hurlantes, il se souvint de ses recherches sur internet. Quand il s’était aperçu qu’Apollyôn se traduisait du grec comme « le destructeur », il avait alors comprit qu’il avait affaire à un individu particulièrement dangereux. Il avait déjà acquis quelques certitudes. Déjà, le tueur n’agissait pas pour mettre en scène des fantasmes sexuels. La position plutôt ordonnée des corps, la dégradation de l’aspect physique de Lilly Prat, l’absence de mutilations ante- ou post-mortem lui évoquait plutôt une autre motivation. Bizarrement, il ne lui semblait pas qu’il recherchait le contrôle et la domination non plus, comme beaucoup de tueurs en série. Tous les éléments laissaient à penser qu’il ne les gardait pas en vie assez longtemps pour les manipuler. Il n’était pas plus convaincu qu’il avait affaire à un « justicier », qui tue pour venger des crimes supposés ou réels. Non, il pouvait se tromper, mais il pensait au pire des profils : le sadisme à l’état pur. L’homme presque animal qui tue parce qu’il aime faire souffrir. D’où le surnom de Destructeur. Le fait qu’il connaisse le grec lui évoquait un homme instruit, probablement très intelligent. Ses pensées furent interrompues par la sonnerie de son portable. Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres de la scène de crime, l’un de ses enquêteurs l’appelait de la gendarmerie et lui parlait d’une voix excitée.

— Lieutenant ! Vous êtes arrivés ?

— Non, Labat ! Vous avez quelque chose ?

— Et comment ! Je viens de faire une vérification de routine quand les copains m’ont filé l’adresse de la ferme. Elle appartient à la deuxième victime, Poletti.

— Vous êtes sûr ?

— Oui, il l’a héritée de ses parents, mais n’a jamais voulu y habiter, ni même cherché à l’entretenir.

— Bon boulot. Je vous rappelle tout à l’heure.

Louvet avait déjà raccroché, alors que la voiture se garait dans une cour de ferme, naguère clôturée par un portail aujourd’hui rouillé. Les deux passagers en descendirent, et rejoignirent en courant le chef de l’escadron à l’abri d’un vieil auvent. Une ambulance attendait patiemment devant le bâtiment principal l’autorisation d’emporter le corps à la morgue. Louvet attaqua d’emblée.

— Bonjour Caffort, on a quoi ce coup-ci ?

— Un homme de 46 ans, Pascal Ribourt, qui présente tous les symptômes d’un empoisonnement à la digitaline. Les analyses toxicologiques permettront de le confirmer, mais le légiste est sûr de son coup. On a apparemment un lien entre Poletti et Ribourt, si j’en crois les fichiers. Poletti avait été condamné il y a deux ans pour une bagarre de rue à la sortie d’un bar. Ribourt était avec lui ce soir-là d’après le dossier. Sans se connaître réellement, les deux hommes étaient des piliers de comptoir là-bas.

— Cherchez avec qui ils s’étaient battus et pourquoi. Tant que vous y êtes, regardez si Prat y allait aussi, envoyez un gars interroger le personnel et le patron.

— Bien Lieutenant.

Il les abandonna après les avoir salués. Les deux hommes se dirigeaient vers la porte donnant accès à l’intérieur. Fontlieu lisait des notes que lui avait données un autre gendarme. Il les parcourait à voix haute à l’intention de son supérieur.

— Le standard a réussi à localiser l’appel. Il provenait d’un gamin qui a l’habitude de squatter le coin pour fumer du cannabis et épater ses copines, voire plus si affinités. Il s’était fait déjà choper plusieurs fois par des patrouilles à l’intérieur. Lorsque les collègues sont venus le cueillir ce matin, il a tellement paniqué qu’il leur a donné les noms de tous ses revendeurs. Il est hors du coup.

— Mmm…

— A quoi vous pensez, Lieutenant ?

— Je ne sais pas. Rien ne correspond entre les meurtres. Une contamination chimique, un égorgement, et maintenant un empoisonnement. Pour ce dernier, c’est plus typique d’une femme pourtant. Mis à part cette inscription, on pourrait croire qu’il s’agit de cas isolés.

— Vous avez trouvé la signification de ces chiffres ?

— Non, toujours pas. J’ai mis officieusement un ami passionné de cryptologie sur le coup, mais il n’en a encore rien tiré.

Passé la porte, une odeur tenace de renfermé et d’urine prit les hommes à la gorge. Dans une niche sous l’escalier de ce qui avait été une salle de vie chaleureuse, trois techniciens et gendarmes entouraient une ombre sur le sol. Sur le mur au-dessus, toujours de couleur rouge sang, était inscrit « Apollyon (16, 4-7) ». Ni traces de pas, ni traces de lutte, encore une fois les indices avaient l’air bien maigres. D’autant que la maison était régulièrement occupée par des jeunes désœuvrés comme celui qui avait alerté les services. Impossible de relier quoi que ce soit au tueur dans le fatras habituel d’un squat. Hormis la diarrhée et les vomissements consécutifs à l’empoisonnement, rien à étudier. Sauf quand l’un des hommes lui présenta une bouteille en verre, enfermée dans un sachet pour pièces à conviction.

— C’est quoi, demanda Louvet ? On dirait du sang.

— Oui, j’en ai aussi l’impression, Lieutenant. C’était posé en évidence à côté du cadavre. Je porte ça au labo tout de suite.

— Ok. Informez-moi dès que vous savez ce que c’est.

Après un instant de réflexion, Louvet prit l’Adjudant-chef par le bras pour le guider vers la sortie.

— Je crois qu’il veut que l’on découvre ses crimes et qu’il nous délivre un message, lui dit-il.

— Qu’est-ce qui vous faire dire ça, Lieutenant ?

— Dans les trois cas, il ne s’agissait pas de personnes isolées. Elles avaient une vie sociale normale ou il les a tués dans des endroits fréquentés. Comme pour le choix de cette ferme abandonnée. Il était tranquille pour le tuer tout en sachant que l’endroit était squatté chaque soir ou presque. Il est minutieux, il prépare ses meurtres avec soin, et veut nous dire quelque chose. Je pensais à un sadique pour lui coller une étiquette, mais je me demande si on a pas affaire à un mystique…

— En quête de spiritualité ou des crimes rituels ? Je ne sais pas… La baignoire déguisée en mer de sang me laisse perplexe…

— Moi aussi, mais c’est flou, je n’arrive pas à percer son schéma. Pourquoi un mode opératoire si différent à chaque fois ? Et quel est le lien entre les victimes, au final ? Pour les deux derniers, ok, mais que viens foutre la première ici ?

Sans ajouter un mot, ils retournaient à la voiture, chacun perdu dans ses pensées.

Le soir même, Louvet avait rendez-vous chez son ami Pierre Mangin, à qui il avait demandé de l’aider sur les chiffres inscrits par le tueur. Pas très réglementaire, mais toujours plus efficace que ses neurones saturés. Pierre était un passionné de cryptographie, ayant même remporté un jour une somme assez conséquente à un jeu télé grâce à cette passion. Les deux amis se saluèrent avec effusion, puis s’installèrent dans le séjour devant un verre de bon vin.

— Alors Franck ? Tu avances ?

— Pas trop, on a un nouveau cadavre sur les bras. Et encore un bon paquet de mystères autour. Tiens, je t’ai apporté une photo de l’inscription.

— Merci, ça peut m’aider parce que je sèche lamentablement. J’ai essayé les codes les plus classiques, puis moins connus, les séries mathématiques, les coordonnées géographiques, mais je ne vois pas de quoi il s’agit. Avec celle-ci, peut-être que ça débloquera un truc. Le plus tu en as, le plus c’est facile de décrypter.

— Fais gaffe, j’ai pas envie d’en remplir un album. N’oublie pas qu’il y a un mort derrière chacune de ces photos.

— T’es pas encore emmerdé avec la presse ?

— Non, on la tient à l’écart pour le moment, mais il va finir par y avoir des fuites. Ca va semer la panique dans le secteur. Quel merdier…

La conversation embraya rapidement sur un sujet plus gai. Louvet laissait passer la soirée tranquillement jusqu’à prendre congé vers une heure du matin. Sa nuit allait être longue, très longue, il le savait.

Deux jours plus tard, il était stupéfait de la nervosité qui régnait à la Gendarmerie lors de son arrivée. Le Gendarme Labat, en faction à l’accueil l’interpella dès qu’il passa le seuil.

— Lieutenant ! On cherche à vous joindre depuis deux heures !

— Mon portable est déchargé. Calmez-vous ! Que se passe-t-il ?

— On a trouvé un autre cadavre à Saint-Lieu-sur-Borny. Brûlé vif dans le four de la boulangerie !

— Mais c’est pas possible ?! Il nous fait une étude comparative de la mise à mort, ou quoi ? Je fonce ! Dites à Fontlieu de me rejoindre !

— Il est déjà sur place, il vous attend.

Le militaire sauta dans sa voiture et embraya sans ménagement pour le moteur. Le village n’était qu’à cinq ou six kilomètres qu’il avala en un temps record, malgré la pluie qui avalait la visibilité. Devant la boulangerie, trois véhicules de service étaient garés en travers de la chaussée. La première chose que fit Louvet consista à demander à ses hommes de les éloigner pour ne pas attirer l’attention. L’un d’entre eux le salua et lui fit signe de contourner la boutique pour entrer dans l’atelier. Fontlieu l’attendait, le teint verdâtre. L’odeur de chairs calcinées était écœurante et le Lieutenant dût lui-même poser un mouchoir sur son nez pour pouvoir approcher du four.

— C’est qui ?

— Le boulanger lui-même. Sa femme est arrivée peu avant huit heures trente pour l’ouverture du magasin et l’a trouvé comme ça. Il démarre le travail à quatre heures. On l’a tué dans cet intervalle. Pour le moment, la femme est prise en charge par les psys, nous pourrons peut-être l’interroger d’ici ce soir. Aucun lien avec les victimes précédentes. De toute façon, nos tentatives pour relier Prat aux deux précédents se sont soldées par un échec. Regardez ici…

Il désignait du doigt l’inscription sur la partie supérieure du four : « Apollyon (16, 8-9) ». Caffort est allé au bar comme vous l’aviez demandé, mais sans succès. Ces inscriptions restent le seul lien évident.

— C’est un gars du secteur en plus. Son périmètre d’action reste limité. On est à chaque fois à moins de quinze kilomètres des scènes de crime.

— Il faut qu’on trouve ce que veulent dire ces chiffres…

— Oui, nous n’avons plus le choix. Les périodes entre chaque crime sont de plus en plus courtes, et j’ai eu hier soir le Colonel Chambord au téléphone, je peux vous dire qu’il s’est montré impatient et plutôt persuasif pour que nous coincions ce salopard. Koch m’en a remis une couche aussitôt derrière.

Louvet se détournait déjà, prêt à repartir quand Fontlieu l’arrêta.

— Oh, Lieutenant, j’ai oublié de vous dire. Pour l’empoisonnement…

— Oui ?

— C’était bien du sang qu’il y avait dans la bouteille. Mélangé à de la digitaline distillée de manière artisanale.

— Il doit avoir des connaissances solides en chimie entre le produit administré à Prat et ça. Il faudra creuser de ce côté…

— Attendez… Ce n’est pas tout… Le sang est du même groupe que celui de Poletti. On va devoir attendre les analyses ADN pour le confirmer, mais on pense qu’il s’agit bien du sien… On en a trouvé dans l’estomac de Ribourt lors de l’autopsie.

Louvet était abasourdi. A chaque heure qui s’écoulait de nouvelles questions apparaissaient. Il perdait toute contenance dans cette affaire.

— Mais c’est une histoire de fou, criait-il. Il lui aurait fait boire du sang humain empoisonné ? Je n’ai jamais vu un type pareil de toute ma carrière.

Depuis qu’il avait quitté la gendarmerie ce matin-là, il pensait au Gendarme Abgrall qui avait arrêté Francis Heaulme. Il en avait admiré le flair, la persévérance et le sérieux, comme beaucoup de ses collègues. Il se demandait en remontant dans la voiture s’il allait devoir lui aussi mettre en œuvre des compétences hors normes pour comprendre le tueur et anticiper son prochain meurtre. A bout d’idées claires, il retournait au bureau pour s’isoler et reprendre tout le dossier depuis le début. Il éplucherait chaque rapport, rechercherait le plus infime détail entre les lignes, relancerait les différents services pour qu’ils envoient sans délai les rapports qui lui manquait, relirait les différents témoignages inexploités. La journée passa lentement sans autre élément nouveau. Il quitta les bureaux le dernier, frustré de ne pas avoir avancé. En s’installant dans sa voiture, il se promit d’appeler Pierre le lendemain pour lui donner un exemplaire de la photo du dernier tag. Son ami non plus ne trouvait pas la réponse, jusque là. Louvet ne le savait pas encore, au moment de s’endormir, mais la journée du lendemain allait être encore plus longue et plus difficile.

A quelques kilomètres de là, dans une maison bourgeoise isolée de la route, une ombre s’affairait. Indifférente aux éclairs qui éclairaient fugitivement les pièces plongées dans le noir, elle tournait autour d’une forme qu’elle installait comme un artiste met en forme une œuvre d’art. Elle poussait le mimétisme jusqu’à reculer d’un pas pour admirer son œuvre et ajuster quelques détails, ici et là. Lorsque tout lui parut enfin convenir, elle s’approcha d’un mur à côté d’une bibliothèque et se mit à écrire un message en arabesques fines de couleur rouge sang. L’éclat de la foudre qui tomba soudain à proximité ne le fit même pas sursauter tant il était entièrement dédié à sa tâche. Lorsqu’une nouvelle parcelle de lumière vint illuminer l’espace d’une seconde son visage, un rictus menaçant barrait ses lèvres. Satisfait, il s’offrit un dernier regard circulaire, autant pour s’assurer que tout allait bien que pour se repaître une dernière fois du spectacle. Puis, il tourna les talons, sortit, et referma la porte derrière lui avec douceur. Le silence n’était perturbé que par la pluie qui s’abattait en trombe à l’extérieur.

Après une autre nuit agitée, Louvet se leva d’humeur maussade. Un coup d’œil par la fenêtre du salon le déprima un peu plus. La pluie avait redoublé de volume. La veille, il avait entendu des collègues parlait de caves inondées et de maisons désertées qu’il fallait protéger des pillards. D’ordinaire, il aimait cette période de la journée, transition parfaite entre le sommeil et l’activité d’une journée de travail. Mais pas ce jour-là. En se rasant devant le miroir de la salle de bains, il faisait le point sur l’enquête. Il avait acquis la certitude que le tueur était de la région, qu’il connaissait d’une manière ou d’une autre ses victimes. Ce qui l’effrayait était l’évolution des périodes entre deux crimes. L’assassin gagnait en assurance et il devenait en parallèle entièrement accro au meurtre. Comme un drogué, ses redescentes étaient plus rapides, et il lui fallait rapidement une nouvelle dose. Il frissonnait en imaginant le scénario bientôt proche d’un meurtre quotidien, jusqu’à ce qu’il finisse enfin par l’attraper, seule manière de stopper la tuerie. Il quitta la pièce d’eau d’un pas vif, et se servit un café. D’un geste machinal, il alluma la radio sur une fréquence d’information en continu. Ce que disait le speaker ce matin-là lui fit l’effet d’un coup porté en pleine poitrine.

« … apprenons la mort brutale et violente du Directeur de l’usine Kormann, qui produit des pièces destinées au marché militaire. Son corps a été découvert ce matin par son employée de maison. Sous le choc suite à sa découverte, la jeune femme a été prise en charge par une cellule de soutien psychologique. Tout de suite, retrouvons Didier Signac notre envoyé spécial sur place. Ecoutez, c’est effroyable.

 

Ce matin, à 5 heures 30, le patron de Kormann Industries a été retrouvé mort par sa femme de ménage, assassiné d’une manière barbare. Eventré et étranglé avec ses viscères, Jean-Marc Kormann a été la victime d’un meurtre horrible. La gendarmerie, en charge de l’affaire se refuse pour le moment à tout commentaire, mais selon des sources de proches de l’enquête, un signe qui pourrait être cabalistique a été tracé sur un mur à côté du corps. Règlement de compte, acte d’un déséquilibré, vengeance ? Les enquêteurs ne privilégient aucune piste. Ce matin, les ouvriers de Kormann Industries sont sous le choc. Leur employeur était réputé pour avoir des méthodes plutôt musclées dans la gestion de son personnel et plusieurs procès étaient encore en cours entre les syndicats et la direction. Avec la mort de leur directeur, leur avenir paraît toutefois bien incertain. 500 emplois seraient menacés dans un futur proche. Dernier élément, révélé il y a moins d’une heure, l’assassin aurait déjà tué plusieurs personnes, et un signe identique à celui retrouvé dans la maison aurait déjà été vu sur d’autres scènes de crimes. Le procureur de la République, Michel Cousin, n’a pour le moment ni confirmé, ni démenti cette information. Affaire à suivre. Montsoury le Chatel, Didier Signac, pour RCL. 

Comme vous avez pu l’entendre, la situation est tendue à Montsoury le Chatel. Je vous propose tout de suite d’écouter une interview de Jean-Marc Kormann réalisée par nos confrères en 2007 lors d’un sommet européen sur l’industrie militaire. Monsieur Kormann évoquait ses relations difficiles avec les syndicats, et il parle notamment de... »

Ecoeuré, Louvet coupa la radio. C’est alors qu’il remarqua les coups portés sur la porte de son appartement. Intrigué, il ouvrit le battant sur un Fontlieu surexcité. Le gendarme ne prit même pas la peine de le saluer selon les usages en vigueur quand on se présente devant un officier. Avec le temps, leurs rapports étaient devenus plus cordiaux, bien loin de la froideur et de la distance réglementaire toute militaire.

— Lieutenant, ce coup-ci, c’est la cata !

— Je sais, j’ai entendu la radio. Si je tiens le crétin qui a parlé aux journalistes, il est cuit.

— A qui le dites-vous ! Koch est dans tous ses états et a été convoqué par les huiles. Il m’a conseillé de venir directement vous chercher plutôt que de vous attendre à la gendarmerie.

— C’est si grave que ça ?

— Et plus encore… Le standard est pris d’assaut par des gens apeurés, ceux qui ont cru voir quelque chose, ceux qui nous gueulent dessus et nous traitent de SS et des journalistes en mal d’infos. Et la situation n’est pas meilleure à l’accueil. Ca se bouscule.

— Mouais, valait peut-être mieux passer par ici, en effet. Ce coup-ci, il s’en est pas pris à du menu fretin, on dirait. Kormann était puissant par ici. Entre ses contrats avec le Ministère de la Défense et les emplois qu’il offrait aux jeunes de la région, ça fait une sacrée perte…

— Oui, et c’est pour cela que Koch va avoir quelques soucis avec l’Etat-major… Faut vraiment qu’on attrape ce tordu… Vous connaissiez Kormann ?

— Vaguement. Je l’ai vu deux ou trois fois dans une de ces soirées pour bourgeois où il tenait la barre haute. A l’époque, j’étais responsable de la sécurité. Parce qu’il bénéficie d’une protection rapprochée, en raison de la nature de son boulot. Le secteur de la technologie de pointe dans l’armée est sensible, et apparemment ce qu’il leur vendait était très stratégique. Quoiqu’il en soit, ce que j’ai entendu à la radio n’est pas complètement faux. Kormann était un con de première et un tyran avec ses ouvriers comme rarement j’en ai vu dans ma vie.

— Comment se fait-il que personne ne se soit rebellé alors ?

— Il était craint par le personnel, comme par le maire de la commune à qui il rapportait par ailleurs une part très importante de taxe professionnelle. Avec sa mort, tout le monde doit être pris entre soulagement de ne plus être sous sa coupe et peur d’avoir perdu la poule aux œufs d’or.

Louvet finissait de s’habiller en continuant à parler à l’Adjudant-Chef. Il ne lui restait plus que sa cravate à nouer, puis ils pourraient partir et rejoindre la scène de crime.

— Vous savez, Fontlieu… Même s’il n’y avait pas eu la signature sur le mur, j’aurais été persuadé que les ouvriers n’ont pas fait le coup, même si je sais que chacun d’entre eux rêvait de le tuer. Ce que je ne comprends pas, c’est comment le tueur a pu déjouer la protection rapprochée dont Kormann bénéficiait.

— C’est en arrivant sur place que l’on en saura plus. J’ai fait venir là-bas les deux cerbères qui le suivaient comme son ombre.

— Bonne initiative, allons-y !

Abandonnant le café qu’il se destinait, le Lieutenant devança son adjoint à la sortie de l’appartement et verrouilla la porte. Dieu que la journée va être longue, pensait-il.

Quelques dizaines de minutes plus tard, ils arrivaient devant la villa cossue de Kormann. Héritée de ses parents, qui l’avaient eux-mêmes héritée des leurs, et ceux-là des leurs avant eux, la bâtisse victorienne en imposait aux invités triés sur le volet. Louvet se souvenait avoir entendu l’homme d’affaires se vanter à ce sujet. La première génération des Kormann français à avoir réussi l’avait fait démonter aux Etats-Unis, acheminer par bateau, puis remonter ici. De la sorte, les visiteurs qui parcouraient l’allée principale à allure modérée, comme il se le devait, n’en voyaient d’abord qu’une tache blanche entre les arbres centenaires, avant de la découvrir entièrement au détour d’un virage. Lorsqu’il était venu assurer le pilotage de la protection de Kormann, le Lieutenant avait été surpris par la beauté presque exotique des lieux. De fait, une fois le lourd portail franchi, on avait l’impression d’être transporté sur un autre continent.

Pour l’heure, le ballet bleuté des gyrophares sur les façades et les tours lambrissées de bois peint en blanc avait un aspect sinistre et rappelait combien aux hommes que le moment n’était pas au faste et à la fête. Ils se garèrent entre deux véhicules de gendarmerie et montèrent quatre à quatre les marches du perron.

A l’intérieur, c’était l’effervescence. La victime était un notable, et le procureur en personne avait fait le déplacement, accompagné du Maire de la Commune et du Sous-préfet. Des hommes en uniforme couraient en tous sens, portant des cartons, des sacs scellés ou des appareils photos. Dès que Louvet fit son entrée, le magistrat lui sauta dessus. Il était au bord de l’explosion.

— Lieutenant ! Vous voilà enfin ! Ce coup-ci, le tueur que vous n’avez pas encore arrêté n’y est pas allé de main morte. On est dans une situation pas croyable. Qu’attendez-vous pour le coincer ?

— Monsieur, l’enquête avance difficilement. L’individu est malin et laisse peu d’indices derrière lui.

— Je me moque de vos excuses, Louvet ! J’ai eu le Ministre au téléphone ce matin, et ma secrétaire croule sous des appels de journalistes ! Ce n’est pas vous qui calmez le jeu, c’est moi ! Et d’ailleurs, bon Dieu ! Qui est le crétin qui a été balancé ça à la presse ?

Le gendarme commençait à en avoir assez. Il se contenait pour ne pas exploser à son tour, même s’il faisait appel à tout le sang froid dont il disposait. Il mésestimait secrètement le Procureur, qu’il jugeait comme carriériste et au final incompétent. Les deux hommes s’étaient déjà accrochés à plusieurs reprises par le passé, mais jamais comme ce jour-là. La tension était si palpable que Fontlieu s’était éloigné discrètement et que le Maire de Montsoury était parti dans une autre pièce avec le sous-préfet. Louvet répondit avec une pointe d’agacement dans le ton.

— Je ne sais pas, Monsieur. Lancez une enquête interne pour trouver l’origine de la fuite, ça occupera les esprits et résoudra bien évidemment notre affaire…

— Ca suffit ! Allez voir votre bordel dans le bureau et trouvez-moi ce malade ! Vous avez vingt-quatre heures ! Je vais maintenant m’occuper de la presse et trouver de quoi détourner les esprits.

Il planta le gendarme dans le vestibule et sortit en fulminant, bientôt suivi comme deux petits chiens par le Maire et le Sous-préfet. Louvet haussa les épaules en le regardant s’éloigner, puis tourna les talons pour rejoindre Fontlieu sur la scène de crime. Il s’agissait d’une petite pièce aménagée en espace de travail. Le cadavre était en train d’être déposé par deux employés de la morgue. Le plus jeune des deux avait le teint verdâtre et avait du mal à se concentrer sur sa tâche. Il réprimait plusieurs haut-le-cœur, la bouche scellée avec difficultés. Il faut dire que le tableau était repoussant et avait de quoi ébranler les hommes les plus aguerris. L’Adjudant-chef contemplait un angle de mur, à côté d’une bibliothèque remplie d’ouvrages professionnels. Sans nul doute Kormann continuait à travailler ici même le soir. Louvet supposait même que l’endroit était le vrai cœur stratégique de Kormann Industries. Il tapa sur l’épaule de son adjoint qui se retourna. Il avait l’air inquiet.

— Ca va, Lieutenant ? Le proc’ avait l’air encore plus hargneux que d’habitude.

— Je m’en remettrai. Ce coup-ci, on a quoi ?

Il avait dédaigné l’évocation du magistrat d’un geste de la main et désignait maintenant l’inscription couleur sang sur le papier peint.

— « Apollyon (16, 10-11) », lut-il à voix haute. Encore une fois, seule la dernière série de nombre change. Qu’a-t-on de nouveau ici, hormis la constante du mode opératoire qui change à chaque fois et le statut de la victime ?

— Eh bien, une chose singulière. J’ai eu le temps de parler un peu avec le légiste. D’après ses premières observations, Kormann n’a pas été tué ici. On a déplacé le cadavre pour l’installer ici. C’est vrai qu’il n’y a presque pas de sang dans la maison. Les collègues ont passé les lieux au révélateur sans en trouver trace ailleurs.

— Je ne comprends pas… Où étaient ses gardes du corps pendant ce temps ?

— Le mieux serait peut-être encore de leur demander. Venez Lieutenant, ils nous attendent dans le séjour.

— Une seconde…

Il se mit à arpenter la pièce à pas lents, une main sur le menton. Après deux circuits, ses sourcils se froncèrent et il planta son regard dans celui de l’Adjudant-chef.

— D’après vous, Fontlieu… Vous êtes l’assassin, ok ? Depuis le début de la série de meurtres, vous prenez un maximum de précautions pour ne pas vous faire choper, et soudainement, alors que la victime est étroitement surveillée, vous la tuez avec ses viscères, et puis vous la chargez pour l’emmener ici. Ce bien sûr, au mépris de toutes vos règles de prudence. Pourquoi ?

— Je ne sais pas… Peut-être par goût morbide ou pour soigner la découverte du cadavre.

— Oui, mais pourquoi dans ce cas et pas dans les autres ? De ce que l’on sait, les autres meurtres ont été commis sur place. Non, je crois que c’est le lieu même qui est important, qu’il représente une importance capitale pour le tueur ou Kormann, voire pour les deux.

— Oui, mais laquelle ?

— C’est un peu toute la question. Pour Kormann, ça devait représenter une part importante de son entreprise, le berceau de décisions primordiales, peut-être… On ne le sait pas, mais il est possible que des têtes soient tombées ici même chez Kormann industries, ou qu’au contraire des nominations ou des promotions y ont été décidées… Que des contrats y ont été disséqués avant de recevoir un avis. C’est peut-être ce que cherchait le tueur.

— Tuer ainsi Kormann en tant qu’homme mais aussi son entreprise, d’une manière virtuelle.

— Exactement. Sauf qu’il n’est pas sûr que ça reste virtuel. Kormann n’a jamais eu d’enfant, et ses deux frères sont morts il y a des années. A mon avis, il ne doit pas y avoir beaucoup d’héritiers pour reprendre les rênes. Quand bien même quand on en trouvera un, parce qu’il y en a toujours, il faudrait aussi qu’il ait les reins assez solides pour tenir une boîte comme celle-ci.

— La fin d’un empire…

— En quelque sorte… Allez, allons voir ces deux cow-boys du dimanche.

Laissant le jeune brancardier ouvrir la croisée compulsivement pour dégobiller sur les plates-bandes extérieures, il quittèrent la pièce en direction de l’entrée. L’accès au séjour se faisait sur leur droite, par un portique en arc de cercle. A leur arrivée, deux hommes aux carrures d’athlète leur faisaient face. Louvet était persuadé qu’ils sortaient du même moule. Sûrement un passé dans l’armée, dans des sections de commandos ou de paras, une carrière végétative après ça dans la sécurité et le gardiennage, avant de se reconvertir dans la protection rapprochée, plus rentable. Ils déclinèrent leurs noms, qu’il ne prit pas la peine de retenir. Ils seraient de toute façon consignés dans les rapports. Pour se les représenter, il surnomma le plus grand « Tintin » à cause de sa coiffure rasée, sur laquelle il avait laissé une mèche plus longue sur le front, et le deuxième « Milou », plus petit et frisottant. De temps à autre, il aimait jouer à rechercher des similitudes entre les gens qu’il croisait et ses héros de bande dessinée préférés. Et ce matin là, il trouvait que ça collait parfaitement. D’ailleurs, « Milou » aboyait plus qu’il ne parlait et « Tintin » se voyait déjà dans la peau d’un reporter un peu fouineur. Si ça se trouve, pensait-il, c’est lui qui a provoqué la fuite aux journaleux. Il attaqua d’un ton péremptoire.

— Messieurs, je suis le Lieutenant Louvet, et voici l’Adjudant-chef Fontlieu, en charge de l’affaire. Pouvez-vous me dire quand vous avez vu votre patron pour la dernière fois et la raison pour laquelle vous l’avez laissé seul ?

« Tintin » était vraisemblablement le supérieur de son collègue puisqu’il prit la parole presque uniquement à partir de ce moment. « Milou » se contentait d’approuver de temps à autre d’un son qui aurait pu passer pour un grognement.

— Nous avons vu Monsieur Kormann pour la dernière fois hier soir vers 22 heures 30, après avoir quitté l’usine. Il nous a demandés de le déposer en ville puis de rentrer chez nous. Nous sommes arrivés vers 7 heures 30, conformément à ses instructions. La police était déjà sur place quand nous sommes entrés.

— C’est une habitude de le laisser sans surveillance ? Je croyais qu’il devait être protégé vingt-quatre heures vingt-quatre. Il n’y avait pas de fonctionnaires de police pour rester avec lui ?

— Non, parce qu’il ne voulait pas être à la charge de l’Etat en permanence, comme il disait. Donc, les policiers d’escorte avaient pour consigne de le laisser à 21 heures. Et là, nous prenions le relais jusqu’au lendemain 10 heures où on était relevés. Nous dormions ici la plupart du temps, dans un petit studio qu’il avait aménagé. Et de temps à autre, il exigeait qu’on le laisse seul…

— Pour certaines activités, compléta « Milou » sous le regard désapprobateur de « Tintin ».

— Quelles genres d’activités ?

— Lieutenant, on ne veut pas d’ennuis, répondit « Tintin » en fusillant encore son acolyte des yeux. Le maître mot de notre boulot, c’est la discrétion, quoi que fasse le client.

— Pour la discrétion, c’est râpé, les gars ! Quand on voit comment a fini votre client, c’est à se demander si vous êtes si efficaces que ça.

« Milou » se dandinait sur place, les yeux rivés sur ses chaussures, en proie à la honte. « Tintin » soutenait le regard du gendarme avant de se relâcher et de soupirer.

— Bon, ok. Après tout, il y a meurtre, et ça peut vous être utile. J’ai fouiné un peu de mon côté pour être sûr qu’il n’y avait pas d’embrouille quand il a commencé à nous demander ça. A chaque fois, on devait le déposer à cette adresse et repartir. Ces soirs là, on devait dormir ailleurs. Les fréquences ne sont pas toujours régulières, mais c’était au minimum deux à trois fois par semaine. Je compte sur vous pour ne pas en parler à qui ce soit, ni mentionner mon nom où que ce soit. Si ça doit un jour sortir devant un tribunal, je nierai être au courant ou avoir parlé de ça avec vous, ok ?

— On verra bien d’ici là, accouchez ! Sinon, c’est moi qui vous garantis que vous parlerez quand je vais vous boucler pour obstruction et que je crierai partout à votre incompétence.

— On peut pas dire que vous soyez compréhensif, se renfrogna « Tintin ». Je n’ai pas trop le choix, si j’ai bien compris… En fait, un soir, je suis retourné à l’adresse en question, et j’ai découvert l’appartement où il se rendait pour passer la nuit. Il allait chez un jeune homme. Un étudiant sans le sou du nom de Ravier. En faisant marcher quelques relations, j’ai appris que son compte en banque était régulièrement alimenté depuis quelques mois, à partir du moment où le patron commençait à le fréquenter.

— Bref, il se tapait le gamin et l’entretenait en parallèle, intervint Fontlieu.

— Oui, et c’est pour ça qu’il ne voulait personne avec lui pendant ces moments. Ne le dites à personne, s’il vous plait. Maintenant il ne risque plus rien, certes, mais c’est pas la peine de le salir plus qu’il ne l’est.

— En parlant de discrétion, qui était au courant à part vous deux ?

— Personne. Enfin, à ce que j’en sais…

— Si, il reste une personne.

— Ravier ? demanda « Milou ».

— Oui, bien sûr… Mais aussi le tueur… Ses visites étaient régulières ou improvisées ?

— Improvisées la plupart du temps. J’avais souvent l’impression qu’il se décidait à la dernière minute.

— Ca veut donc dire qu’il était suivi depuis quelques temps par l’assassin. Quand celui-ci a voulu passer à l’action, il suffisait juste d’attendre le moment propice. C’est quoi l’adresse de ce Ravier ?

Fontlieu notait les renseignements sur son carnet quand le portable du Lieutenant se mit à sonner. Un coup d’œil sur l’écran lui permit de voir que c’était Pierre qui tentait de le joindre. Il s’éloigna sans un mot, abandonnant les trois hommes dans le séjour. Il décrocha et sortit rapidement à l’extérieur pour pouvoir parler au calme.

— Franck ? C’est Pierre !

Son ami avait une voix surexcitée. Le Lieutenant réprimait avec difficultés une vague de frissons qui tentait de l’envahir. A tous les coups, Pierre avait trouvé un truc, il le sentait. Il entrevoyait l’espoir d’une nouvelle piste. Ne l’entendant pas répondre, celui-ci insista.

— Oh, Franck ! Tu m’entends ?

— Oui, oui, je t’entends. Evite de me gueuler dans les oreilles si tu veux que je puisse t’entendre jusqu’à la retraite.

Ne relevant pas le sarcasme, Pierre enchaîna.

— Ok ! Bon écoute ça… J’ai entendu la radio, et je parie que sûr que tu es chez ce Kormann. Ils ont parlé d’un signe sur le mur…

— Oui, en effet… Mais que…

— Chut ! Crois-moi qu’ils n’ont pas dit de quelle inscription il s’agissait. Mais je ne serai pas surpris du tout si tu as pu lire le nom habituel, avec cette fois les nombres 16, 10-11 à la suite.

La curiosité de Louvet était piquée à vif. Il pressentait que Pierre avait mis le doigt sur un truc de solide. Il répondit d’une voix blanche.

— Oui, mais comment diable as-tu pu ?…

— Viens chez moi, je t’explique.

Il entendait une voix étouffée derrière celle de son ami. A un moment, Pierre s’éloigna même du combiné pour répondre à ce mystérieux interlocuteur. Louvet tendait l’oreille, mais n’arrivait pas à saisir un traître mot de leur conversation. Quand Pierre revint, le gendarme était assailli d’interrogations, mais il n’eut pas le loisir de les exprimer.

— Essaie d’être là d’ici une demi-heure. Fais vite.

Puis, il raccrocha. Le Lieutenant était curieux, excité, mais aussi furieux contre son ami de le laisser ainsi mariner dans son jus. Il avait passé l’âge de jouer aux devinettes et c’était un trait de caractère qui l’agaçait chez les autres. Il retournait dans la maison en essayant de percer à son tour le sens de ces inscriptions. Il y avait une certaine suite logique dans les derniers nombres, bien sûr, mais il n’aurait su dire de laquelle il s’agissait. Fontlieu l’attendait sur le seuil. Il lui donna quelques vagues explications sur une vérification urgente à traiter, avant de lui demander de se rencarder sur Ravier. L’étudiant en savait peut-être un peu plus sur ce qui était arrivé à Kormann. Puis, de là, il prit la voiture pour avaler d’un trait les quelques kilomètres qui le séparaient du domicile de Pierre.

Celui-ci l’accueillit sans ostentation puis l’invita dans le salon. Il faisait si noir à cause de l’orage que Pierre avait dû allumer l’éclairage électrique. Un homme qu’il n’avait jamais vu était déjà installé. Louvet l’observait avec circonspection. Plutôt d’une taille moyenne, il semblait âgé d’une soixantaine d’années, voire un peu plus. Lorsqu’il se leva du fauteuil pour le saluer, il semblait faire un effort douloureux. Arthrose, pensait le gendarme. Nullement impressionné par l’uniforme, le visiteur lui offrit un sourire franc en même temps que sa main tendue. C’est alors que Louvet vit la tenue de l’homme. Noire et de bonne facture, elle était ornée uniquement d’une petite croix en argent sur la poitrine, et seule une petite tâche blanche émergeait sous le col. Un curé, pensa-t-il soudain. Mais que ?

— Franck, je te présente le Père Simon, dit Pierre quelque part dans son dos.

Surpris, Louvet se retourna, le regard planté dans celui de son ami.

— Tu comptes m’expliquer ?…

— Ne vous inquiétez pas, mon fils, entendit-il dans son dos. Nous avons un peu de temps devant nous pour vous dire de quoi il retourne. Je suppose que Pierre a encore un peu de cet excellent café.

Nouvelle rotation de la tête. L’ecclésiastique avait quelque chose d’apaisant sur son visage. Conquis, Louvet s’installa sur le canapé pendant que Pierre allait chercher une tasse qu’il partit remplir avant de revenir. Il se plaça à son tour et prit la parole.

— Bon voilà… Tu sais que je sèche depuis plusieurs jours sur tes photos…

— Oui, continue…

— A un moment donné, je commençais presque à jeter l’éponge quand je me suis demandé si les codes que je croyais avoir sous les yeux n’étaient pas en réalité des références à prendre telles quelles. Un peu à la manière des articles de loi. A tout hasard, j’ai appelé le Père Simon ici présent, qui a de suite compris de quoi il retournait. Nous sommes amis de longue date et je lui fais entièrement confiance. Je croyais que la mention Apollyon donnait la clé pour casser le code, mais je me suis trompé. J’ai passé plusieurs heures à le triturer dans tous les sens, à le réécrire différemment, à le passer à travers tous les systèmes de cryptage connus, et tout ça pour rien.

— Je t’en veux un peu d’en avoir parlé à un civil sans me demander mon accord, j’ai déjà pris des risques en le faisant moi-même. Mais si vous avez la solution, je vous écoute, mon Père.

Invité à continuer, le prêtre toussota pour se racler la gorge et posa cérémonieusement sa tasse sur la table basse. Louvet était aussi sur les nerfs que ce dernier était empli d’une sagesse et d’une sérénité presque communicatives. Lorsqu’il ouvrit la bouche, l’air se fit plus léger, et les deux amis auraient juré que la violence de l’orage à l’extérieur s’atténuait. Quoiqu’il en soit, ils y accordèrent moins d’attention.

— Pardonnez Pierre, mon fils. Il a cru bien faire en m’évoquant votre enquête. Soyez assuré que rien ne transpirera de ce que j’ai vu ou entendu ici. Quoiqu’il en soit, je suis en mesure de vous révéler ce que vous cherchez. Pour un profane, je reconnais que tout ceci peut prêter à confusion, mais vous verrez que l’homme que vous traquez vous a laissé des indications tout ce qu’il y a de plus limpides.

— Bien mon Père, se ravisa le Lieutenant. Je vous écoute…

— Ca risque de prendre un peu de temps. En tout premier lieu, avez-vous fait votre catéchisme, ou bien croyez-vous en Dieu ?

— Non, je le crains. J’en suis désolé…

— Ne le soyez pas… L’Eglise est consciente de traverser une période troublée, où la foi des hommes cherche des réponses ailleurs que dans la Bible. Année après année, le nombre de fidèles ne cesse de chuter dans ma paroisse, à mon plus grand regret. Mais que voulez-vous ? Nous n’avons plus la même crédibilité que par le passé, et je crains que nous ne soyons à terme condamnés à disparaître. Et d’ailleurs, avec les horreurs que vous devez observer dans votre métier, je pense qu’il n’en irait pas autrement pour moi que pour vous si je me trouvais à votre place. Pardonnez-moi cette vision pessimiste, je m’égare du sujet. Je vous disais donc que si vous aviez reçu les enseignements catholiques, vous auriez pu vous apercevoir vous-même avec un peu de chance que la signification de ces inscriptions est claire à comprendre. Que savez-vous  de l’Apocalypse qui précède le Jugement Dernier chez les Chrétiens ?

— Pas grand chose, je le crains…

— Hé bien, l’Apocalypse selon Jean, dont s’inspire votre tueur, est le dernier livre de la Bible. En substance, il décrit la fin du monde, avant l’avènement du Royaume de Dieu. Au cours du livre est décrit le passé, le présent, puis le futur. Le chapitre qui nous intéresse dans votre cas est le seizième. Il décrit les sept plaies infligées à Rome et à Néron, par sept anges envoyés par Dieu et chacun muni d’une coupe contenant un fléau.

Il attrapa sur la table basse l’une des photos que le gendarme avait confiées à son ami. Louvet ne les avait même pas remarquées jusque là. Le curé continuait l’exposé de sa voix douce.

— Ainsi, le premier meurtre était apparenté aux deux premiers versets qui décrivait l’arrivée du premier ange en ces termes : « Et j’entendis une grande voix, sortant du sanctuaire, disant aux sept anges : « Allez et répandez les sept coupes de la colère de Dieu sur la terre ». Et il s’en alla, le premier, répandre sa coupe sur la terre ; et survint une blessure mauvaise et pernicieuse sur les hommes qui portaient la marque de la bête, et ceux qui se prosternaient devant son image ».

Le Père Simon avait récité le texte de mémoire. Il but une gorgée de café en silence, le temps pour Louvet de digérer la portée de ce qu’il venait d’apprendre. Il n’avait pas évoqué devant Pierre la façon dont étaient mortes les victimes. Mal à l’aise, il se dandina dans le fauteuil et réagit soudain.

— Mon Père ?! Savez-vous comment a été tué la première ?

— Non, je l’ignore…

— On l’a retrouvée couverte de pustules et de plaies affreuses. Elle a succombé à un virus ou un produit inconnu qu’on lui a administré.

— Ce qui n’est guère étonnant, étant donné les circonstances, répondit l’ecclésiastique. Sachez aussi qu’une poignée de ces fléaux est comparable aux dix plaies d’Egypte décrites dans l’Exode. Ici, ce serait la sixième, qui parle en effet d’ulcères bourgeonnant en pustules sur les hommes et les bêtes. Mais dites-moi, comment a été tuée la deuxième victime ?

— Egorgée dans son bain. L’assassin avait rempli avant cela la baignoire d’eau de mer et il avait ajouté du sable et des coquillages.

— Oui, ça concorde… Le deuxième fléau apporté par l’ange suivant est le changement des eaux de mer en sang. Là aussi, on peut voir un parallèle avec les plaies d’Egypte, où il s’agissait des fleuves. Le verset auquel il se rapporte est clair… « Et le deuxième répandit sa coupe sur la mer ; alors ce fut du sang, comme d’un meurtre, et toute âme de vie mourut, qui est dans la mer. » Vous savez, jeune homme, il y a de quoi effrayer le plus endurci des guerriers face à l’imagination meurtrière de celui qui a commis ces crimes.

— Il y a de quoi devenir fou, en effet. Pour le suivant, on suppose que la victime a été empoisonnée. Le tueur lui aurait fait ingérer du sang provenant du crime précédent, mélangé à une substance toxique et mortelle à forte dose.

Le Père se signa, les yeux exprimant l’horreur. Louvet se souvint soudainement qu’il devait adapter son discours et abandonner son exposé clinique s’il voulait que le vieil homme puisse écouter jusqu’au bout. Il lui laissait le temps de digérer ce qu’il venait de révéler. Pierre ne bougeait pas d’un millimètre et avait les sourcils froncés. Il avait le menton en appui sur une main, le coude sur les genoux. Le gendarme savait que c’était signe chez lui d’une profonde réflexion et d’une attention entière à ce qui se passait. Louvet rompit le silence, une main sur l’épaule du prêtre.

— Mon Père ? Vous allez bien ? On peut arrêter si vous voulez…

— Non, Non… se défendit-il. Je vais bien… C’est juste que… Juste que c’est horrible… Il y a de quoi se convaincre que l’âme humaine est vraiment en perdition quand on voit autour de soi des choses pareilles… Je vais continuer… Les textes concernant la coupe suivante sont plus obscurs. Je peux juste en dire qu’il est question d’eau transformée en sang là aussi, mais dans les fleuves. Certains théologiens pensent que le sang de Pierre, Paul et d’autres Apôtres ayant coulé dans le Tibre, il était juste que la colère divine s’abatte sur les riverains, puisqu’ils s’abreuvaient avec l’eau du fleuve, cela revient à dire qu’ils ont absorbé celui des compagnons de Jesus. Puisqu’ils ont été châtiés pour cela, on peut en effet supposer que le sang revenait à être empoisonné.

— Ca correspond, en effet… Pour le suivant, l’homme a choisi…

— Ne me dites rien, et surtout pas les détails, le coupa-t-il. En plus, le texte est plus facile à comprendre. Confirmez-moi juste qu’une personne a été brûlée vive, ça me suffira… Le verset 8 raconte que « le quatrième répandit sa coupe sur le soleil ; et il lui fut donné de brûler les hommes dans le feu », ce n’est pas trop difficile de deviner de quoi il s’agit…

— Oui, c’est cela… Je ne vous en dirai pas plus… Et le suivant, le dernier en date, c’est celui de ce matin, Kormann. On l’a trouvé pendu avec ses viscères. J’ai du mal à y voir une inspiration biblique, sauf si l’auteur était lui-même un sadique.

— En fait, le passage évoque la fin d’un règne, avec la chute du Roi, dans ces termes : « Et le cinquième répandit sa coupe sur le trône de la bête, et sa royauté devint ténébreuse, et ils se mordirent la langue de douleur » En réalité, dans l’histoire, c’est la chute de Néron amorcée par la révolte de Judée en 66 qui est racontée, de manière métaphorique. On y évoque même son suicide. Dans l’esprit de votre tueur, la mort de Kormann doit condamner son entreprise. On disait aux informations qu’il était lui aussi un tyran avec son personnel. L’amalgame est possible.

— D’autant qu’on l’a retrouvé dans son bureau privé. Il y a fort à parier qu’il dirigeait une bonne part de ses activités dans cette pièce. Ce qui expliquerait aussi qu’on ait déplacé le corps pour l’installer à la bonne place, sur son « trône ». Vous avez raison sur un point… Avec la mort de Kormann, c’est son empire qui risque de le suivre dans la tombe. Il n’a aucun héritier, et les repreneurs ne se manifesteront pas si vite. Peut-être sera-t-il alors trop tard pour sauver l’entreprise… Ce qui m’effraie, c’est la violence qu’il a déployée cette fois-ci. Bien qu’il suive un schéma logique, ce que nous venons de dire, il vient de franchir un cap.

— Que vas-tu faire ? Intervint Pierre, soudain sorti de sa léthargie.

— Je ne sais pas encore… Déjà, mon Père, à combien de cadavres dois-je encore m’attendre ?

— A encore deux, si j’en crois les Saintes Ecritures… Le passage concernant la sixième coupe dit : « Et le sixième répandit sa coupe sur le grand fleuve Euphrate ; ses eaux tarirent, ouvrant la voie aux rois qui viennent du côté du soleil levant. Et je vis sortir de la bouche du dragon, de la bouche de la bête et de la bouche du faux prophète trois esprits impurs, comme des grenouilles : En effet, ce sont des esprits de démons faisant des signes, qui sortent pour rassembler les rois de toute la terre habitée, pour le combat du grand jour de Dieu, le tout-puissant. » Le septième et dernier ange verse sa coupe dans l’air, libérant la colère de Dieu, sous forme d’éclairs et de séismes.

— Bon sang… Que va-t-il nous inventer encore ? Pour le premier, j’imagine qu’il va assoiffer quelqu’un mais pour le deuxième ?…

Louvet se mit à réfléchir. Son profil se dessinait peu à peu, et il commençait à cerner le personnage. Il reprit la parole, pendant que Pierre allait chercher du café.

— Mon Père, je vous fais confiance… Interrogez discrètement vos collègues pour voir s’ils reconnaissent le profil que je vais vous décrire… Notre homme connaît par cœur ces textes, il doit fréquenter assidûment l’église. Il est intelligent, célibataire… Peut-être vit-il encore chez ses parents… Il a des notions élevées de chimie ou de chimie organique, et il a un physique tout à fait quelconque. Il se noie dans la masse pour éviter d’attirer l’attention sur lui, mais il s’est très sûrement opposé plus d’une fois à la position officielle du Vatican. Peut-être a-t-il manifesté un extrémisme religieux… Vérifiez en particulier auprès des enseignants volontaires du Catéchisme qui ont été écartés récemment et essayez de savoir pourquoi… Ses opinions en marge de la communauté l’auront trahi. N’oubliez pas qu’en apparence il a l’apparence d’un homme irréprochable, lisse… Voire un peu ennuyeux. Ca ira ?

— Oui, ça ira Lieutenant… On cherche un ange qui cache le pire des démons : Appolyon, le destructeur…

— D’où ça vient, ça, par ailleurs ?

— Du grec… Son nom hébreu est Abaddôn, l’ange de l’abîme. Les racines de ce nom signifient tout à fait justement « destruction » ou « abîme ». C’est le nom qui désigne l’ange exterminateur de l’abîme dans l’Apocalypse de Jean…

Alors que le Père Simon prononçait ces mots, un éclair puissant vint éclairer son visage d’un halo bleuté. Louvet et Mangin sursautèrent de concert quand le tonnerre vint gronder presque instantanément. Le vieil homme ne semblait pas s’en être aperçu. Refoulant ces peurs infantiles, Louvet continua.

— Et après que les anges ont répandu ces sept fléaux, que se passe-t-il ?

— l’Armageddon et la fin du Monde…

Avant que le gendarme ait pu répondre, un autre éclair, plus violent que le précédent ébranla la maison. Le salon était désormais plongé dans le noir, et Pierre se leva sans bruit pour aller contrôler le tableau électrique et retrouver des bougies. Une série d’éclairs offrait un éclairage stroboscopique sur la scène, mais Louvet ne voyait que leur reflet dans les lunettes du prêtre. Entre deux coups de tonnerre, celui-ci enchaîna d’une voix sinistre. Pendant tout l’orage, il n’avait pas eu un battement de cil.

— Lieutenant, soyez prudent… C’est un démon que vous poursuivez, il vous faudra être puissant pour le vaincre…

Pierre poussa à ce moment un cri de triomphe quand l’action sur le disjoncteur fit revivre les ampoules. Il remontait le couloir en direction du séjour en criant de joie.

— Et la lumière fut ! Bon, où en étions-nous ?…

La fin de sa phrase tomba à plat et il arrêta net sa course sur le palier. Sans sembler avoir remarqué son retour, les deux hommes avaient l’air grave et s’affrontaient du regard. Mangin sentait une décharge d’électricité statique traverser la pièce et il était à deux doigts de battre en retraite quand le téléphone de Louvet se mit à sonner. Après trois sonneries, n’y tenant plus, il brisa le silence.

— Franck, ton téléphone. Tu ne réponds pas ?

Dans la voiture qui le conduisait à la gendarmerie sous des trombes d’eau, Louvet pestait contre lui-même. Il ne parvenait pas à croire qu’il était tombé dans le jeu de la peur du fantastique, comme des ados qui veulent s’effrayer dans un grenier ou une cave à appeler les esprits. En son for intérieur, il s’avouait que le Père Simon était malgré cela un personnage suffisamment mystérieux et charismatique pour impressionner le vieux routard qu’il pensait être. Heureusement, si l’on pouvait dire, que ce coup de fil de Labat l’avait tiré de cette situation embarrassante. Même si c’était pour annoncer la découverte d’un nouveau cadavre dans un village proche. Un démon, se disait-il, et pourquoi pas la bête du Gévaudan. Il se prit à sourire avec ironie à sa réaction face aux certitudes de l’homme de foi. Il avait beaucoup de respect pour les religions, quelles qu’elles soient, mais il ne pouvait pas s’empêcher de penser à la chasse aux sorcières d’une autre époque quand on essayait de le convaincre de la réalité des forces occultes. Ce qu’il traquait était un homme fait de chair et de sang, il le savait. Si l’on voulait donner un caractère démoniaque aux meurtres, il faudrait chercher dans l’esprit dérangé du meurtrier, jugeait-il. Il n’avait pas osé rétorquer que c’est justement la religion qui avait engendré cette série de meurtres. Si le sadique qu’il cherchait ne s’était pas cru investi d’une mission divine, peut-être que sa folie serait restée au stade de germe dans son cerveau.

Perdu dans ses pensées, il faillit partir en embardée quand il relâcha un instant son attention sur la route. La pluie avait créé devant lui des ruisseaux qui traversaient la voie. Lorsque la voiture partit en aquaplaning, il eut heureusement les bons réflexes pour la maintenir sur sa trajectoire. Malgré la pénombre, il réussissait à deviner entre les gouttes d’eau et le ballet incessant des essuie-glaces l’empreinte du ruban noir de l’asphalte. Ce temps exécrable commençait à le fatiguer. Il rendait les gens nerveux et renfermés depuis plusieurs jours, et il avait hâte que le soleil refasse son apparition, à peu près autant qu’il était pressé de coincer le tueur de l’Apocalypse, surnom qu’il venait de trouver et digne d’un journaliste en mal de sensations.

Il arriva sans autres encombres aux locaux de la Gendarmerie, garant sa voiture sur l’emplacement réservé du Commandant de la caserne et courant à toute vitesse jusqu’à l’accueil, où le Gendarme Labat l’attendait. Il entourait de ses bras une dame âgée, visiblement sous le choc. Louvet l’interpella sans ambages.

— Je suis là. Que se passe-t-il ?

— La dame que voici a découvert un cadavre dans la petite salle des fêtes de son village qui devait être inaugurée dans trois jours. Le maire l’avait chargée de vérifier que tout était clean après les derniers travaux. De ce que j’en sais, elle lui file un coup de main pour les affaires courantes de la commune. Après sa visite, elle est venue ici aussi vite qu’elle l’a pu pour nous informer. D’après ce qu’elle m’a dit, elle a faillit y rester aussi. Elle a commencé à se sentir mal en approchant du corps. On pense à une intoxication au monoxyde de carbone.

— Dans ce cas, c’est un accident. Le rapport avec mon enquête ?

— Les inscriptions dont elle m’a parlé, Lieutenant. Et c’est bien un meurtre, à priori. La sortie des gaz brûlés de la chaudière ont été bouchées avec des chiffons. Le type n’avait aucune chance. L’Adjudant-chef Fontlieu est déjà sur place. Il a quitté la villa Kormann il y a à peine une heure. Dure journée pour les braves, n’est-ce pas ?

— Et bénéfique pour les salauds. Deux meurtres dans la même demi-journée, il va de plus en plus vite. Je vais dans mon bureau, appelez une ambulance pour cette dame et prévenez l’hôpital. Je l’interrogerai plus tard, elle n’a pas l’air en état.

— C’est déjà fait, mon Lieutenant. J’attends aussi sa famille. Oh, Lieutenant ! On ne sait pas encore qui est le mort, Fontlieu y travaille.

Contrarié, Louvet tourna les talons pour foncer dans son bureau. Quelque chose clochait dans cette dernière histoire. Il ouvrit la porte en trombe et s’installa derrière son PC pour se connecter sur internet. Il tapa « Apocalypse selon St-Jean fléaux » sur Google et observa les résultats. Il n’en était pas sûr, mais il lui semblait encore entendre les paroles du Père Simon. Sur Wikipédia, il trouva ce qu’il cherchait, un bref résumé de l’épisode des fléaux et des anges envoyés par Dieu. Fébrilement, il parcourut les lignes jusqu’à trouver ce qu’il cherchait. Et là, il claqua des doigts, le tueur avait enfin commis une erreur. Depuis le début de l’enquête, Louvet piétinait, soumis au rythme de l’assassin, mais la découverte du corps dans la salle des fêtes avait changé la donne. Cette victime a été découverte par hasard, grâce à l’arrivée inopinée de l’envoyée du maire. Sûr qu’il allait être furieux que la chronologie n’ait pas été respectée. En effet, il avait sous les yeux la liste des fléaux, tels qu’ils sont décrits dans la Bible. Pas besoin d’être devin pour savoir ce qu’il y avait d’inscrit sur le mur. Il relisait encore une fois avec délectation le texte annonçant le septième et dernier fléau : « Et le septième répandit sa coupe dans l’air ». Il attrapa son portable dans sa poche et appela Fontieu. 

— Fontlieu ? Ici, Louvet ! Vous êtes sur place ?

— Oui, mon Lieutenant. Les pompiers viennent juste de partir. Ils ont débouché les sorties de la chaudière et ouvert les fenêtres en grand pour aérer.

Apparemment, le gendarme n’était pas surpris outre mesure que son supérieur soit déjà au courant.

— Laissez-moi deviner les chiffres de l’inscription… Il s’agit de 16, suivi de 17 et 21. Non ?

— …

— Fontlieu ? C’est ça, ou pas ? s’énerva le Lieutenant.

— Oui… Mais… Comment avez-vous deviné ?

— C’est une longue histoire, je vous expliquerai plus tard. C’est dans quel patelin, au fait ? Labat ne m’en a pas dit beaucoup plus.

— Saint-Remy, dans la salle des fêtes toute neuve, à la sortie de la rue principale.

— Ne bougez pas, j’arrive ! Bouclez-moi le secteur avant que je sois là, le tueur est probablement dans le coin !

— Lieu… Pluie… Réseau satu… Plus…

— Saloperies de portable et saloperie de pluie ! hurla Louvet dans son bureau.

Sous l’emprise de la colère, il se leva avec violence et sortit de la pièce sans attendre. Il courait dans le couloir à perdre haleine sous les regards ébahis des autres militaires. Il faillit fracasser la porte vitrée de l’accueil au passage et il sauta littéralement sur sa voiture. Pourvu que je n’arrive pas trop tard, ne cessait-il pas de se répéter. Mettant en route le gyrophare et la sirène, il fit rugir le moteur de sa Peugeot, manquant de défoncer le portail de la caserne et d’emboutir un fourgon de patrouille. La route était presque noyée, et c’est à contrecœur que le Lieutenant consentit à lever le pied.

A Saint-Remy, à l’abri d’une fougère, protégé par une pelisse verte kaki imperméable et doublée de fourrure, un homme observait le va-et-vient des officiers de gendarmerie autour de la salle des fêtes. Il s’était dissimulé à une distance d’à peine cent mètres mais il ne manquait aucun détail. Sa rage s’intensifiait au fil des minutes. Il avait eu l’intention de venir constater que son œuvre était bien entamée et que la mort s’était saisie de l’homme impur qu’il avait mené en ces lieux. Comme le lui avait enseigné les Saintes Ecritures, il avait purifié son âme grâce au septième fléau. Mais alors que tout se déroulait à merveille, en conformité avec la volonté divine, un grain de sable était venu ruiner toute l’entreprise. A présent, il allait devoir changer une partie de ses plans et prendre plus de risques. Le temps lui manquait désormais. Arriva soudain dans une voiture bleue l’homme qu’il détestait le plus au monde, celui qui représentait le mieux la fange hérétique de cette société qu’il feignait d’adorer. Personne n’avait idée des efforts qu’il avait dû déployer pour faire semblant d’en accepter les codes, de tenter de se noyer dans la masse. Même ceux qui auraient dû être ses alliés l’avaient rejeté comme un malpropre. Il entendait encore les cris d’effrois qu’ils avaient poussés lorsqu’il leur avait exposé ses théories. L’Eglise elle-même s’était pervertie à la cause des ennemis de Dieu. Dieu dont le règne allait bientôt renaître de ses cendres, grâce à lui. Soudain, l’homme sembla regarder dans sa direction en sortant de la voiture, il se coucha sur le sol en silence, embrassant la terre, cette terre qui l’avait vu naitre et qui avait vu tant de sang de fidèles couler en Son Nom. D’ici peu, il vengerait ses frères de ces hommes. Il était temps d’agir, désormais. A l’abri des fougères, sur la butte, il surplombait son ennemi à qui il allait ravir ce qu’il avait de plus cher, représentant aussi son talon d’Achille. C’était la seule brèche possible autour de la muraille et il avait mis du temps à la trouver. Fier de sa découverte et impatient de mener à bien son projet, un sourire sur des dents avides se dessina sur son visage. Il se releva, essuya la boue sur ses jambes et repartit sous la pluie en direction de son utilitaire, garé un peu plus haut. D’ici quelques heures, plus rien ne se dresserait entre lui, Dieu et le Jugement Dernier. L’Apocalypse était en marche pour balayer ce monde qui ne croyait plus en rien et ne reconnaissait plus l’autorité divine. Il accorda un dernier regard à l’homme qu’il abhorrait. Celui-ci semblait agité et donnait des ordres en tout sens.

— Profite bien de tes derniers moments heureux, que Dieu ait pitié de ton âme, murmura-t-il pour lui-même.

Alors qu’il continuait à remonter, un éclair vint frapper un arbre deux cent mètres derrière la salle des fêtes, le coupant en deux avec fracas. Instinctivement, les gendarmes en bas se protégèrent la tête avec les mains, alors qu’il s’engouffra dans sa voiture.

Arrivé sur place, Louvet donnait des ordres à ses hommes pour délimiter le secteur de recherches. Il était persuadé que le tueur reviendrait sur les lieux pour organiser la découverte du corps. Le Procureur Cousin était depuis peu sur les lieux, et il avait le teint et l’allure de l’homme au bord de l’apoplexie. Lorsqu’il aperçut le Lieutenant, il se rua sur lui, en le désignant d’un index menaçant.

— Louvet ! Vous tombez à pic, mais toujours avec un train de retard ! Et le prochain mort, c’est dans une heure que l’on va le trouver ? Vous allez finir par le coincer, j’en suis sûr, parce bientôt, il n’y aura plus qu’un seul survivant, et par déduction ça sera lui l’assassin ! Je vais intervenir pour que l’on vous confie uniquement les enquêtes de vols de pain au chocolat dans les boulangeries ! Et croyez-moi que ça ne va pas tarder !

— Monsieur le Procureur, je…

— Quoi, Louvet ? Vous allez encore me servir une de vos éternelles excuses à la noix ? Comme je vous le disais il y a quelques heures à peine, je commence à être fatigué de vous, de votre amateurisme, de…

Une sonnerie de téléphone interrompit la diatribe du Procureur. Sans aucune gêne, ni même s’excuser, le gendarme s’empara de son portable et répondit à Pierre.

— Franck ? Je te dérange ?

— Mouais… On peut dire ça, mais va-y…

— Je suis encore avec le Père Simon. On a passé plusieurs coups de fil à ses collègues depuis ton départ, et l’un d’eux a réagi lorsqu’on lui a donné ta description.

Obstruant son oreille libre avec sa main pour tenter d’étouffer les reproches du Procureur, Louvet se détourna de lui pour retrouver un peu de confidentialité. Pas la peine d’ajouter une louche à sa colère, se disait-il. Si en plus, il apprend que j’ai confié le dossier à des civils, il me tue. Quand il estima la distance suffisante, il reprit sa conversation.

— Que dis-tu ?

— Oui, c’est vrai ! Le curé de Montsoury, où Kormann a été tué, est formel. Il connait le type que tu cherches. Fabien Toussaint ou un truc du genre. Le gars a été viré des activités de la paroisse suite aux plaintes de plusieurs parents. Exactement comme tu le disais.

— Et il a dit où on peut le trouver ?

— Oui, il habite une baraque dans une résidence d’une trentaine d’années. Il vit un peu reclus, et les voisins se méfient de lui. Il se serait même fait virer de son boulot il y a quelques mois. Et c’est là que c’est le plus drôle…

— Comment ça ?

— Il travaillait comme ingénieur dans un labo de chimie spécialisé. Ca pourrait coller avec ce que tu disais sur les manipulations de produits chimiques dangereux ou inconnus. Peut-être avait-il accès à des trucs qu’on ne verra que dans dix ans…

— C’est lui ! Merci Pierre ! Je te revaudrai ça…

Fontlieu sortit de la salle des fêtes alors qu’il raccrochait. Sans plus attendre, il le rejoignit et lui demanda de l’accompagner sur-le-champ. A peine prit-il garde aux cris du Procureur derrière son dos. Ils étaient peu à peu étouffés par la pluie qui gagnait encore en violence depuis quelques minutes, à cause des rafales de vent qui la faisait tourbillonner en tous sens autour d’eux.

— Louvet !!! J’exige de savoir où vous allez ! Vous m’entendez ? Je vous ferai virer ! Revenez ici !

Fontlieu le regardait par-dessus son épaule, vaguement inquiet. Le Lieutenant ne l’avait pas encore mis au parfum sur leur destination, ni sur ce qu’ils allaient faire. Tout ce qu’il pouvait imaginer, c’était que la situation ne sentait pas bon et que Louvet jouait gros sur cette affaire. Ce qu’il confirma aussitôt installé derrière le volant.

— Adjudant, je sais où habite l’assassin.

— Vrai ? Mais comment ? C’est votre ami qui a réussi à décrypter le sens des inscriptions ?

— Oui. Je vous expliquerai tout sur la route. La question est : « Voulez-vous m’accompagner ? ». Je n’ai pas envie de mouiller quelqu’un d’autre avec moi. Parce que j’ai bien l’intention qu’on y aille en duo. Le type est dangereux, je crois qu’il nous l’a démontré. Mais le revers, c’est qu’en cas d’échec, ça peut nous valoir de sacrés ennuis. On ne respecte pas du tout la procédure, et le Proc’ n’est pas au courant de mes intentions. Vous me suivez ?

Fontlieu avait l’air grave de celui qui se place devant un choix cornélien. Les sourcils froncés, il ne quittait pas Louvet des yeux, qui commençait à craindre un refus. Il fondait ses espoirs sur le jeune Adjudant, et le moindre signe de dénégation l’aurait déçu. Cela faisait déjà plus de cinq ans qu’ils travaillaient ensemble. Mais ses doutes se dissipèrent quand un sourire mutin apparut sur les lèvres de son adjoint.

— Les règlements sont faits pour être parfois contournés, non ?… Je vous suis Lieutenant, j’ai autant envie qu’il ne tombe pas entre les mains d’un collègue qui se vantera partout de l’avoir chopé lui-même.

— Je n’en attendais pas moins, c’est parti ! Allons lui donner un avant-goût de l’apocalypse version gendarmerie.

Comme lorsqu’il était arrivé, Louvet démarra en trombe en direction de Montsoury. Le trajet se déroula sans accroc jusqu’à leur arrivée dans la résidence de Toussaint, dont le nom était inscrit sur un papier terni par le soleil sur la boîte aux lettres. Le nom d’une femme était également noté, mais rayé avec fureur plus récemment. Louvet cherchait un déclencheur à la folie du tueur. Une séparation ou un divorce et une perte d’emploi pouvaient justifier un traumatisme assez violent pour ouvrir des vannes sur des fantasmes inavouables. Avec la religion comme refuge ou comme justification, le cocktail était détonnant.

Tout semblait calme dans le quartier, et aucune voiture n’était garée aux abords de la maison. Louvet remarquait malgré la pluie abondante des traces assez fraîches de passage d’un véhicule depuis le garage. Il les désigna du doigt à Louvet en silence.

— L’oiseau n’est pas son nid, murmura-t-il.

Après un regard circulaire sur les environs, il poussa la barrière permettant d’entrer dans le jardin, avant de la refermer après le passage de Fontlieu. A pas mesurés, la main sur la crosse de leurs armes, les deux hommes approchaient de la porte d’entrée de la maison. Aucun bruit ne transpirait de l’intérieur, mais l’orage gênait la perception et aurait pu étouffer un cri ou une chute d’objet. Seul signe fiable : l’absence d’éclairage malgré la pénombre. Louvet essaya d’ouvrir la porte en actionnant la poignée.

— Fermée, grogna-t-il. J’aurai dû m’en douter.

— On entre, Lieutenant ? Parce qu’on n’a aucune autorisation officielle tout de même… Et si jamais on se plante, le citoyen qui habite ici va devenir furax.

— Je ne sais pas encore… Une seconde…

Contournant la terrasse sur laquelle ils se trouvaient, Louvet fit le tour de la maison, regardant à travers les fenêtres, les mains en porte-voix pour distinguer l’intérieur. De ce qu’il pouvait en voir, les pièces étaient propres et rangées consciencieusement, presque avec maniaquerie. Ce qui lui frappait l’œil était le nombre d’icônes religieuses accrochées au mur, la multitude de croix et d’images pieuses qui habillaient les meubles, ainsi qu’une statue en plâtre de la Vierge Marie qui trônait au cœur du salon. Son rythme cardiaque s’accélérait sous l’excitation. Il était convaincu de taper dans le mille, son instinct lui hurlait de pénétrer à l’intérieur et de faire une fouille rapide. Il avait encore une victime potentielle à sauver, s’il en croyait les textes, et il était résolu à faire en sorte qu’elle ait la vie sauve. La découverte anticipée du cadavre un peu plus tôt dans la journée avait dû plonger le tueur dans une fureur sourde. En passant devant une lucarne donnant sur une petite buanderie, il eut soudain confirmation de ses soupçons. Une blouse blanche de scientifique était pendue à une patère derrière la porte et plusieurs produits chimiques étaient stockés sur une étagère. Le détail qui le confortait dans ce sens était la petite tâche de sang sur une des poches du vêtement. En courant les genoux fléchis, comme sous le tir d’un ennemi, il rejoignait Fontlieu à qui il fit part de ses découvertes. Sans même prononcer un mot, les deux hommes s’approchèrent d’une porte-fenêtre donnant sur le séjour. Ils jouaient avec l’un des vantaux, cherchant à déjouer les ancrages. Membres et forces de l’ordre le savent, rien n’est plus facile que de pénétrer à l’intérieur d’une maison. Surtout quand le secteur est aussi isolé et calme que cette résidence. Ajoutez à ça une pluie diluvienne qui fait se terrer à l’abri les rares habitants restés chez eux et les conditions sont idéales. Ils auraient brisé une vitre que personne n’y aurait prêté attention. A force de secouer avec habileté le vitrage, les butées finirent enfin par céder, ouvrant avec violence la fenêtre qui partit frapper le mur avec fracas. Avant de faire quoi que ce soit, Louvet se mit aux aguets quelques secondes pour s’assurer de l’absence de réaction dans la rue. Comme il s’y attendait, personne ne sortait de chez soi pour donner l’alerte. D’un signe de tête, il invita Fontlieu à entrer le premier.

Tous deux avaient sorti leur automatique au cas où on les attendrait, malgré leurs précautions. Le tueur s’était montré rusé, il leur semblait nécessaire de rester sur le qui-vive. Ils firent très vite le tour de la maison de plain-pied et se réunirent dans l’entrée où ils rengainèrent leurs armes.

— RAS, dit Louvet. Il s’est vraiment tiré. Cherchons des preuves maintenant et des pistes pour trouver un endroit isolé, un bâtiment lui appartenant où il peut tuer ses victimes tranquillement.

Pendant les trente minutes qui suivaient, ils avaient fouillé la villa sans trouver quoi que ce soit, en dehors de cette blouse tâchée. Pour ajouter à leur frustration, ce que Louvet avait pris pour du sang semblait être en réalité de la teinture ou quelque chose s’en approchant. Ils n’avaient rien qui s’approchait de près ou de loin à leur enquête, hormis cette omniprésence de la religion dans la vie de Toussaint. Ils se trouvaient dans le garage attenant à la maison, communiquant avec la cuisine par une porte en chêne massif. Chose inhabituelle, une fosse pour mécanicien était creusée sur le sol. Plusieurs planches de bois ternies par le temps et les vapeurs automobiles en fermait l’accès. Louvet la considérait pensivement.

— Vous avez regardé là-dessous ? demanda-t-il à Fontlieu.

— Non. Ce n’est qu’une fosse à vidange… J’ai juste soulevé un ou deux de ces morceaux de bois pour jeter un œil rapide. Il n’y a rien, à part un vieux bidon d’huile, un phare rouillé et la crasse que l’on peut trouver dans ce genre de truc.

Le Lieutenant s’en approchait en parlant et ôtait déjà quelques planches qu’il reposait sur le côté. Lorsque l’espace fût suffisamment dégagé, il trouva un interrupteur qu’il actionna. Deux larges néons posés en applique sur les côtés s’illuminèrent après deux éclairs blancs. L’endroit était effectivement couvert de cambouis, et d’objets divers, tel que l’avait décrit Fontlieu. Le sol était en terre battue. Un détail le perturbait, sans qu’il parvienne à mettre la main dessus. L’Adjudant se rendait compte du trouble de son chef.

— Tout va bien Lieutenant ?

— Oui, c’est juste que…

— Attention ! Ne posez pas la main ici, vous allez bousiller votre uniforme, le coupa Fontlieu.

Loin de s’en émouvoir, Louvet considérait pensivement sa main couverte d’une couche de suie noire. Et là, il comprit ce qui clochait.

— Fontlieu, vous ne remarquez rien ici ?

— A part que c’est crade, non… Quand on voit le reste de la maison, briquée par un maniaque, ça fait désordre. Il doit pas y descendre souvent…

— Justement, c’est ça qui me dérange ! Filez-moi un coup de main, on descend !

Les deux gendarmes s’engouffrèrent dans le trou béant. Louvet était affairé près du sol où il semblait chercher quelque chose. Contrarié par l’ignorance dans laquelle le laissait son supérieur, Fontlieu l’interpella.

— Que cherche-t-on, Lieutenant ?

— Une trappe, un bouton, un truc dans ce genre.

— Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il est là ?

— Regardez autour de vous. Toute la baraque est astiquée sauf cette fosse…

— Comme je vous le disais, il doit pas y descendre souvent.

— Sauf qu’il n’y a aucune toile d’araignée ici, alors qu’elles raffolent de ce genre d’endroit et qu’on aurait dû en trouver dès l’entrée. Et regardez au-dessus des néons. Il n’y a pas de poussière. Là aussi, il aurait dû y en avoir une sacrée couche. Ce qui m’amène à dire que cette saleté et ce bazar apparents sont des mises en scène pour faire croire à l’abandon de cette fosse. Et, je suis…

Louvet s’interrompit brutalement. Sous ses pieds, il avait senti la semelle de ses chaussures s’enfoncer légèrement. Fébrile, il creusa le sol meuble de ses doigts, bientôt imité par l’Adjudant, qui venait de comprendre à son tour. La terre avait été déplacée tant de fois qu’elle avait la consistance du sable. Après quelques centimètres, ils faillirent s’arracher les ongles sur du bois massif. De plus en plus impatients, ils utilisèrent leurs deux mains pour aller plus vite, jusqu’à dégager une trappe carrée d’environ soixante-dix centimètres de côté. Quand elle fut complètement découverte, Louvet s’empara du bord et souleva le lourd panneau jusqu’à le rejeter sur une paroi de la fosse, où il s’écrasa avec fracas. Fontlieu était parti chercher la lampe torche qu’il avait aperçue sur l’établi du garage. Pendant ce temps, le Lieutenant examinait l’ouverture chichement éclairée par les maigres reflets des néons. Il apercevait deux marches en béton qui s’enfonçaient dans le sol. Quand son adjoint revint, il avait déjà descendu trois marches dans l’obscurité. Il empoigna la torche des mains de l’Adjudant et poursuivit sa descente. Après un haussement d’épaule, Fontlieu le suivit dans le boyau. Sur les deux parois, le pinceau de lumière révélait des murs creusés dans la pierre et le calcaire du sous-sol de la région. Leurs nez étaient assaillis par une odeur de moisi et d’humidité. Leurs pas sur le sol en terre battue faisaient voleter des petits nuages de poussière qui retombaient mollement en volutes silencieuses. Le couloir faisait à peine dix mètres, au bout desquels il finissait par une épaisse porte en métal qui n’était pas verrouillée. Un frisson s’empara de Louvet lorsqu’il posa la main sur la poignée, froide et immaculée. L’endroit suintait la peur et le sang par tous les interstices. L’atmosphère était pesante autour des deux hommes inquiets par la perspective de ce qu’ils allaient trouver derrière le rideau d’acier.

Le panneau coulissa sur ses gonds sans faire le moindre bruit. C’est d’ailleurs l’absence de son dans ce souterrain qui leur donnait le plus la chair de poule. Louvet aurait tant voulu qu’elle grince comme dans un film d’horreur pour donner un côté plus cauchemardesque à leur visite. En parlant de film, il eut un flash en se souvenant de la scène de la cave dans Le silence des Agneaux. Celle où Clarice Starling se fait pourchasser dans une cave plongée dans le noir par le sinistre Buffalo Bill équipé, lui, de lunettes de vision nocturne. Et si Toussaint les avait entendus et s’était terré ici avec le même matériel, pensait-il. Dans ce cas, ils faisaient des cibles faciles. Il eut le reflexe de reculer d’un pas, mais il buta dans Fontlieu qui jura à mi-voix. Le Gendarme se ressaisit et passa le seuil. Après tout, le suspect aurait eu tout le temps de les descendre après ses multiples hésitations, se dit-il in petto. Avant même qu’il se donne la peine de balayer le faisceau de la lampe à l’intérieur, l’appel d’air provoqué par le mouvement de la porte lui suggéra une pièce plus vaste que le corridor.  Il promenait le rayon sur les alentours ce qui lui confirma ce dernier point, en plus de leur appréhension mutuelle. En stroboscopie, la lumière révélait des images d’horreur : instruments de torture, table chirurgicale sous un scialytique au milieu de la pièce, étagère sur laquelle était posée une multitude de bocaux contenant des substances chimiques, petit chariot en inox à roulettes sur lequel étaient disposés divers outils tranchants, et même une caméra vidéo montée sur trépied. Sans nul doute, ils avaient touché au but, ce qu’ils regrettaient déjà tant ils auraient voulu ne jamais découvrir une pièce comme celle-ci. Ils avancèrent de quelques pas comme des robots, saisis d’effroi.

— C’est quoi sur le sol ? demanda Fontlieu.

Louvet regarda de quoi il parlait, soupira, et répondit d’une voix blanche.

— De la sciure, pour éponger le sang.

— Quelle merde… Ils les a tous tués ici ?

— Non, je ne pense pas. Mais Dieu sait combien il en a tués sur cette table pour s’entrainer… Regardez ça.

Le Lieutenant désignait des sangles qui pendaient de part et d’autre de la table, terminés par des entraves en cuir où apparaissaient encore des lambeaux de peau. Les victimes avaient dû mener une lutte inégale pour leur survie. Il sursauta quand Fontlieu alluma le scialytique. Sous la lumière blanche et crue de son ensemble de lampes, la scène leur paraissait encore plus cruelle et insoutenable. Chaque détail était désormais montré au grand jour, chaque zone d’ombre disparaissait en dévoilant ses mystères. Les deux hommes furent pris de nausées en imaginant la destination de chacun des instruments étalés devant leur humanité. En tournant sur lui-même, Louvet remarqua une autre étagère qu’il n’avait pas vue auparavant. Toussaint y avait aligné plusieurs boitiers en plastique noir, contenant des DVD. En s’y attardant, il vit les câbles sortir de l’arrière de la caméra jusqu’à un ordinateur portable posé un peu plus loin. Curieux, il s’approcha de la vidéothèque et consulta les étiquettes fixées sur les tranches indiquant les contenus. Ap. selon St-Jean (16, 1-2), Ap. selon St-Jean (16, 3), et ainsi de suite jusqu’à la fin de la série mise en œuvre par le tueur. Son sang se glaça lorsqu’il ne trouva pas celui censé clore le schéma et que la suite reprenait du début un plus loin. Il compta ainsi trois disques consacrés à chacun des meurtres sur lesquels il avait enquêté. Fontlieu regardait par-dessus son épaule et parla d’une voix étranglée par l’horreur.

— Vous pensez que ce cinglé a tué…

— Oui, environ 21 personnes. Pour s’entraîner peut-être… Les vidéos doivent servir à revivre la jouissance de la mise à mort ou à peaufiner sa technique. Pour ne pas se faire remarquer, il doit s’agir de sans-abri ou de personnes isolées comme des prostituées ou des vieillards sans famille.

— Le salaud…

— Comme vous dites… Remontons, cet endroit me file la chair de poule. On va le laisser aux scientifiques, je n’ai pas envie de mater sa filmographie. J’ai déjà bien assez de cauchemars comme ça… On va essayer de trouver où il se cache.

— Bien d’accord avec vous… Je vais vomir si je reste ici…

Parler leur faisait du bien, chacun cherchant une trace de vie dans l’autre. Comme si l’être humain n’avait plus droit de cité dans cette cave puante. Alors qu’ils débouchaient à l’air libre avec un soulagement évident, les mots du Père Simon revinrent comme une litanie dans la tête de Louvet : Un démon, c’est un démon que vous poursuivez. Pour couper court rapidement à une nouvelle divagation de ses pensées, le Lieutenant attrapa son téléphone portable pour appeler Labat à la Brigade. Avant qu’il puisse composer le numéro, un message d’alerte clignota sur l’écran. Lorsqu’ils étaient en bas, il n’y avait pas de couverture du réseau, et quelqu’un avait cherché à le joindre à dix-huit reprises. Par acquis de conscience, il consulta le journal pour voir qui insistait à ce point. Il soupira d’agacement, sous les sourcils froncés de Fontlieu.

— Cousin, lui dit-il. Il doit être encore furax pour ce matin. Je le sonne après…

Après deux sonneries, la voix claire du Gendarme Labat le réconforta. Avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, le Lieutenant lui donna ses consignes d’une traite.

— Labat, c’est Louvet. J’ai besoin de tout ce que vous pouvez trouver sur un dénommé Fabien Toussaint qui vit à Montsoury où on a trouvé Kormann: relevés de compte, endroits où il utilise sa carte de crédit, relais activés par son téléphone portable, le pédigrée de sa bagnole, où je peux trouver sa petite amie, quelle marque de slips il préfère. Bref, tout ce qu’il y a à grappiller, donnez-le-moi. C’est mon candidat le plus sérieux pour la série de meurtres et il faut que je le trouve avant ce soir. Exécution ! J’appelle dans vingt minutes maxi. Je suis chez lui… Tant que vous y êtes, envoyez-moi une équipe de techniciens qui les ont bien accrochées parce que ce n’est pas beau à voir.

— A vos ordres ! Euh… Lieutenant…

— Oui, dépêchez-vous, je dois continuer à fouiller ici !

— Le Procureur Cousin a appelé plusieurs fois, et…

— Oui, je sais, le coupa Louvet. Il a essayé aussi plusieurs fois sur mon portable. Je le rappelle de suite, à bientôt Labat !

— Mais Lieutenant, je…

Sans plus écouter, Louvet coupa la communication d’un geste rageur et cherchait déjà dans la mémoire le numéro de Cousin. Il commençait à être fatigué du ton avec lequel le magistrat lui parlait et de ses manières autoritaires. Stoïque, Fontlieu attendait à côté que son supérieur fasse passer l’orage sous son crâne, qu’il savait pouvoir être aussi terrible que ceux qui sévissaient à l’extérieur depuis plusieurs jours. Louvet colla l’appareil à son oreille, la mine renfrognée.

— Bureau du Procureur Cousin, répondit une voix sensuelle.

— Je veux parler à votre patron.

Une pause de l’autre côté du combiné, suivie d’un murmure interrogatif auquel quelqu’un répondit à voix basse. Puis la femme revint.

— De la part de Monsieur ?...

— Pas Monsieur… Lieutenant ! Le Lieutenant Louvet de la Gendarmerie Nationale. C’est urgent !

Cette fois-ci, les murmures firent place à des voix exaspérées et déçues en fond. Louvet plissa le front. Quelque chose clochait là-bas. Il avait déjà eu l’occasion à plusieurs reprises d’avoir le Procureur au téléphone, mais ne se souvenait pas de la voix qui venait de l’accueillir, ni d’une ambiance aussi inhabituelle dans son bureau. Il entendit soudain les sons hachés d’un combiné qui change de main brutalement.

— Louvet ! Ici Cousin ! Que foutiez-vous, bon Dieu ?

Quelque chose dans le ton du magistrat dissipa immédiatement la colère de Louvet. Au-delà de son aigreur coutumière, le gendarme sentait que quelque chose n’allait pas et que l’homme subissait une épreuve difficile. Avant même qu’il ne réponde, la voix de Cousin se mit à retentir dans le portable, plus alarmante que jamais.

— Louvet, vous êtes là ?

— Oui, que se passe-t-il ?...

— Ma fille, Juliette… Le tueur l’a enlevée… Je suis avec vos collègues de la Section de Recherche. On croyait que c’était lui qui appelait pour une rançon.

— QUOI ? Mais comment est-ce arrivé ?

Un quart d’heure plus tard, les deux militaires fouillaient la maison de fond en comble, sans prendre de pincettes. L’heure n’était plus à la minauderie, et ils devaient coûte que coûte dénicher un indice. Louvet avait tout expliqué à Fontlieu. La sortie des classes à onze heures et demie, la nourrice retrouvée ligotée et mal en point dans sa voiture et la gamine disparue avec un homme correspondant à la description de Toussaint dans un utilitaire blanc. Les deux hommes en avaient déduis que le tueur avait monté son plan de longue date, et que le dernier meurtre était assez difficile à mettre en œuvre ou qu’il revêtait une valeur bien particulière pour Toussaint pour qu’ils n’en trouvent pas trace dans les vidéos. C’était le seul qui n’avait pas nécessité pour lui une préparation et un coup d’essai. Le lieu de la mise à mort devait avoir son importance dans l’histoire. Aussi, ils avaient mis à sac les placards, vidés de leur contenu les tiroirs, renversé les meubles, éventré les coussins du canapé pour trouver le moindre renseignement sur son emplacement. Le Lieutenant avait tout raconté de ses découvertes au Procureur, sans insister sur le coup de main de Pierre. L’urgent était de retrouver la gosse, les explications viendraient après. Pour une fois, les deux hommes étaient tombés d’accords sur une question de procédure. Lorsqu’ils entendirent les véhicules d’intervention piler dans la rue, Louvet et Fontlieu passèrent le relais aux membres des services scientifiques et techniques en leur donnant des indications, en particulier sur la manière de descendre dans la pièce secrète. Encore plus aguerris et enragés qu’eux, les gendarmes d’élite se ruaient dans toute la maison comme une meute déchainée.  Cousin avait lancé une opération de grande envergure. Le signalement de Toussaint était envoyé partout, relayé par l’Alerte Enlèvement. A la faveur de l’arrivée des renforts, ils prirent une pause pour faire le point, Louvet attrapant déjà son portable pour appeler une nouvelle fois Labat.

— Labat, du neuf ?

— Je pense, Lieutenant… J’épluche les comptes de Toussaint avec un collègue depuis votre dernier coup de fil. Il envoie pas mal de fric à des œuvres religieuses d’après ce que j’ai sous les yeux.

— Ca correspond bien au personnage, et alors ?

— Alors, la majorité de ses dons vont à une seule et unique association. Rien que pour cette année, il a claqué pour eux plus de dix-mille euros. L’Association pour la Sauvegarde de l’Eglise Sainte-Clothilde.

— C’est quoi, ça ?

— J’ai consulté leur site internet. Ils récoltent des fonds pour une église qui tombe en ruine dans un petit village du coin, Sartenay. Ils expliquent avoir besoin d’un million d’euros pour la remettre en état.

— Et vous pensez que c’est là qu’il se cache ?

— Il y a des chances, Lieutenant… Elle est fermée depuis deux ans pour insalubrité. Personne ne peut y pénétrer par arrêté préfectoral. Comme l’Etat et la Mairie de Sartenay ne veut pas subventionner l’intégralité des travaux, l’association s’est créée pour chercher des fonds privés pour faire la différence. Une recherche un peu plus poussée m’a permis de vérifier que c’est dans cette église que Toussaint s’est fait baptiser et qu’il a fait sa communion. Son père était le gardien du cimetière attenant.

— Elle doit être très importante pour lui, donc…

— Je veux ! Et ce doit être là-bas qu’il a pris conscience de sa Foi…

— C’est loin d’ici ?

— Pas plus de six kilomètres…

— Très bien, j’y fonce avec l’Adjudant-chef ! N’en parlez à personne pour le moment. Si la cavalerie débarque, il est capable de tuer la petite. Bon boulot, Labat !

Fontlieu s’était approché de lui. Il posait sur le Lieutenant un regard interrogatif. Celui-ci lui donna les derniers développements. Lorsque ce dernier lui parla de l’église abandonnée, les yeux de Fontlieu s’animèrent.

— Quoi ? l’interrogea Louvet.

— Putain ! On est passé devant à plusieurs reprises et on n’y a même pas fait gaffe. Je l’avais pris pour une de ces cartes postales de plus… Ou encore une icône à la gloire du Christ…

Il entraîna le Lieutenant à travers les pièces jusqu’à l’entrée ou un cadre était encore accroché, bien qu’il soit de travers. L’un des hommes l’avait probablement basculé pour vérifier qu’il ne dissimulait rien d’intéressant avant de le reposer maladroitement sur son clou. Fontlieu le décrocha sans un mot avant de le retourner et de le démonter pour en sortir le papier qu’il contenait. Il s’attarda sur le dos du document, avant de s’animer et de le tendre au Lieutenant. Fier de sa trouvaille, il dardait sur lui un sourire impénétrable. Louvet prit le papier glacé qui était une photo sépia montrant une vielle église. On distinguait sur le parvis une poignée de fidèle répondant à l’appel des cloches pour la messe. Le cliché avait dû être pris juste après la guerre si Louvet croyait à la justesse de son appréciation des vêtements portés par les gens. D’autant qu’un éclat d’obus entachait la façade. Quand il tourna le carton usé par les ans, il sursauta. Trois lignes donnaient l’adresse du photographe et le titre de la vue. Ce qu’il lit lui fit l’effet d’une bombe : Jour de Messe en l’Eglise Sainte-Clothilde de Sartenay. Il enrageait d’avoir eu la réponse sous les yeux, d’être passé devant plusieurs fois sans avoir eu le reflexe de la regarder de plus près. Il tenait dans les mains la dernière preuve de l’endroit où dénicher Toussaint. En prenant Fontlieu par le bras pour le précipiter dehors jusqu’à la voiture, il espérait juste qu’il ne soit pas trop tard.

La route jusqu’à Sartenay leur parut longue. Des trombes d’eau s’abattaient autour d’eux, atteignant un paroxysme qu’ils n’avaient pas connus depuis le début du déluge. Le déluge ? pensa subitement Louvet. Il s’interdisait toute référence à la religion et aux textes bibliques, mais il fit le parallèle avec le déluge décrit dans la bible et l’Arche de Noé. Et si tout ceci avait une réalité ? Si ces événements étaient le fruit d’un processus pour punir les hommes de leurs excès. Entre planète mourante, guerres incessantes, extrémismes, et avidité toujours croissante, Dieu, s’Il existe, a de quoi entrer dans une fureur noire. Perdu dans sa dérive théologique, le Lieutenant rattrapa de justesse la Peugeot qui partit en aquaplaning. Il s’en fallut de peu qu’il n’en perde le contrôle et qu’elle parte en tonneaux dans le champ qui longeait la chaussée. Du coin de l’œil, il aperçut Fontlieu qui s’accrochait à la poignée au-dessus de la portière, livide et tétanisé. Lui aussi avait vu l’accident de près. Jusqu’au village, Louvet se servit de cette leçon pour se concentrer sur la route et ne plus laisser son esprit divaguer vers le paranormal et l’occultisme. Dans le rétroviseur, il observait le ruisseau qui traversait la route et dans lequel il s’était fait piéger. De quoi étayer ses élucubrations. Il secoua la tête et il se concentra sur le trajet sans jamais dévier jusqu’à l’arrivée à Saternay. Les rues étaient désertes, et sombres. De temps à autre, un éclair venait frapper les environs, donnant ainsi des teintes sinistres aux façades détrempées. Louvet gara la voiture sur le parvis de l’église, placée dans un secteur plus isolé du village. Après avoir coupé le moteur, l’habitude de ce genre d’intervention se sentait dans les gestes mécaniques des deux hommes. Sortie des armes de leurs étuis, vérification du nombre de balles dans le magasin, engagement de l’une d’entre elles dans la culasse, neutralisation du cran de sureté. Puis, après un dernier regard et un hochement de tête signifiant que tout était prêt, ils sortirent sous la pluie pour se coller en courant de chaque côté de la porte d’accès. Une feuille décolorée à en-tête de la mairie indiquait que les lieux étaient interdits au public. Ils étaient déjà dégoulinants d’eau mais la tension qui crispait leurs visages ne donnait pas l’impression qu’ils y prenaient gare. Fontlieu mit la main sur la poignée qu’il tenta d’actionner doucement. Il grimaça.

— Fermée, chuchota-t-il.

— On fait le tour. Vous par la gauche, et moi de l’autre côté. On se rejoint derrière, ajouta Louvet sur la même intonation.

Sans plus rien ajouter, ils se séparèrent en courant courbés vers le sol. Arrivé à un vitrail felé, le Lieutenant se redressa pour jeter un œil et écouter. Rien ne lui indiquait que quelqu’un se trouvait à l’intérieur, mais avec le temps, impossible d’en être certain. Pour ne pas laisser son partenaire arriver seul jusqu’à une autre sortie, il reprit sa course. Il sursauta quand il aperçut l’utilitaire blanc que le tueur avait utilisé abandonné un peu plus loin sur un chemin communal. En se cachant fugitivement derrière un pilier, il observait attentivement le véhicule. Il avait l’air vide d’occupants. Il s’en assura en s’en approchant à distance raisonnable, puis retourna à l’arrière de l’église, où Fontlieu le rejoignit. Ils s’adressèrent mutuellement un signe indiquant que tout allait bien. Comme précédemment, les deux hommes se postèrent de part et d’autre de la porte de la sacristie. Louvet craignait par-dessus-tout ces moments, fugaces mais intenses, où tout allait basculer d’ici quelques secondes. Il avait entre ses mains la réussite de l’assaut comme son échec. S’il n’avait pas été suffisamment prudent, Toussaint serait sur ses gardes et menacerait la vie de la gamine de Cousin. Comme à chaque fois au cours de sa carrière, il se força à ne plus y penser pour donner l’ordre à Fontlieu d’intervenir. Louvet ouvrit la porte qui n’était pas verrouillée et repoussa le battant. Ils passèrent le seuil d’une pièce qui servait de stockage de matériaux divers qu’ils enjambèrent pour se diriger vers une autre porte donnant sur la nef. Celle-ci était entrouverte, et dès que Fontlieu l’ouvrit un peu plus, ils braquèrent leurs armes sur la tête de Toussaint qui tenait la petite entre eux et lui, un couteau de plongée sur sa gorge. Juliette Cousin pleurait à chaudes larmes. Il y avait quelque chose de terrible dans le regard de cette enfant qui suppliait en silence les deux hommes de la tirer des griffes de ce monstre.

— Je vous attendais Messieurs, dit Toussaint d’une voix où perçait la satisfaction.

— Posez ce couteau, Toussaint, c’est fini !

— C’est fini ?

Il éclata d’un rire qui fit frissonner les deux gendarmes. Sans nul doute, cet homme était devenu dément. Il se calma rapidement et entama d’un ton cassant un monologue exalté.

— Fini ? Regardez autour de vous, Lieutenant. Son œuvre est en marche. Dieu a décidé de punir les hommes pour leurs péchés. Je suis envoyé par Lui pour parler en Son Nom et déclencher l’apocalypse. Quand j’aurai sacrifié selon Sa Volonté cette enfant impure, Il va lancer sur la Terre ses démons justiciers et le Jugement Dernier pourra enfin punir les âmes noires qui nous entourent. Rejoignez-moi avant qu’il ne soit trop tard. Je pourrai peut-être vous sauver, à défaut de ceux qui L’ont renié. D’ici peu, vous ne pourrez plus prétendre au repos éternel. Vous serez rejoints par ces mécréants qui se disent hommes de foi. Lorsqu’ils m’ont rejeté, ils ont commis une faute irréparable. Le Vatican s’est fourvoyé pour le pouvoir et l’argent. Je les conspue, eux et leurs partisans. La Toute-puissance de notre Seigneur va les frapper de plein fouet, ajouta-t-il en ouvrant les bras vers le ciel.

Il avait ainsi une posture mystique qui rappelait celle de Jésus sur la croix. C’est à ce moment qu’un éclair plus violent que les autres vint frapper le clocher, faisant vibrer la structure. L’intense éclat de lumière découpait les vitraux sur les murs et baignait la silhouette de Toussaint d’une aura irréelle. Louvet avait la chair de poule. Le tueur était sérieusement convaincu qu’il agissait au nom de Dieu. Il comprit aussi qu’il ne le ramènerait pas à la raison et qu’il était inutile de négocier. Il tuerait la petite sans état d’âme, et il évaluait ses maigres chances de l’arrêter sans casse. Juliette croisa son regard à ce moment, ce qui le bouleversa. Il fit deux pas de côté, doucement, puis s’adressa à Toussaint.

— Et vos innocentes victimes, c’est Dieu qui vous a ordonné de les tuer de la sorte ? J’y vois plus l’œuvre d’un sadique qu’autre chose.

Il voulait le provoquer un peu pour le jauger et mesurer son état d’anxieté, et il fût exaucé au-delà de ses espérances. Toussaint baissa les bras et le foudroya du regard. Ses iris étaient brillants comme deux opalines dans l’obscurité. Fontlieu frissonna en voyant la main du tueur se refermer plus durement sur le manche du couteau. Il l’appuya un peu plus fort sur la gorge de la gamine, qui se mit à gémir. S’en servant comme bouclier, Toussaint s’approchait lentement de Louvet, puis se mit à hurler.

— D’innocentes victimes ? Innocentes de quoi ? D’un côté, une étudiante qui monnaye ses faveurs à des hommes lubriques et adultères, de l’autre un homme sous l’emprise permanente de l’alcool, qui passait son temps à se battre dans des rixes avec son ami pédéraste. Un chef d’entreprise odieux qui assimilait ses gens à du bétail, jusqu’à ce procureur qui ose retenir la main de Dieu et combattre ses alliés ! Un homme qui ressemble à s’y méprendre à Néron. Et comme les Anges ont exploité son point faible pour que son règne prenne fin, j’ai trouvé le sien pour servir la volonté de Dieu. Même si son sacrifice me fait peine à accomplir, je suis guidé par Lui, et il ne sera pas vain.

Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Louvet, produit de l’extrême tension qui l’habitait. Il savait qu’il jouait gros, mais il ne pouvait pas se permettre de toucher la petite Cousin. Il fallait qu’il pousse un peu plus loin la provocation pour pousser Toussaint à la faute.

— Vous vous êtes posé la question ? Et si vous vous plantiez ? Si Dieu n’approuvait pas ce que vous faîtes. S’Il avait jugé que l’heure du Jugement Dernier n’est pas encore venue ?

Le visage de Toussaint devint pourpre de rage. Il leur cria dessus, plus menaçant que jamais. Un coup de tonnerre proche vit voler en éclat un vitrail. Tous se figèrent d’effroi sauf le tueur qui était entré dans une rage folle et continuait à insulter les deux gendarmes. Une goutte d’eau vint frapper le front du Lieutenant. Par réflexe, il regarda au plafond et vit plusieurs tâches humides sur l’enduit, et des filets d’eau commencer à descendre jusque sur les dalles épaisses du sol. Un craquement sinistre sur l’arrière lui glaça l’échine. Il était évident que la structure fragilisée de l’église était mise à mal par les conditions climatiques extrêmes de l’extérieur. Le toit avait dû lâcher et bientôt des trombes d’eau s’abattraient à l’intérieur même de la nef. Louvet espérait que le bâtiment ne se refermerait pas sur eux et qu’il ne deviendrait par leur tombeau, sous des tonnes de gravats. Un deuxième craquement retentit soudain, bientôt suivi de gémissements sourds. Louvet échangea un bref regard avec Fontlieu qui partageait ses inquiétudes. Toussaint commençait à baisser sa garde, et Louvet savait qu’il devrait rapidement intervenir. L’homme était toujours dans son délire mystique.

— Pour qui vous prenez-vous ? Vous, qui osez remettre en cause Son pouvoir sur nous, misérables mortels ! Il est temps cette fois-ci de mettre un terme à vos mensonges et de répandre sur la Terre le dernier des sept fléaux pour que la prophétie se réalise. Et que le Tout-puissant m’envoie un signe s’Il estime que je ne suis pas l’un de Ses plus fidèles serviteurs.

— Non ! hurla Juliette en se débattant.

Toussaint avait déjà levé le bras pour brandir le couteau au-dessus de la tête de la gamine. C’est le moment que choisit Louvet pour tirer. La balle vint se figer dans le bras armé de Toussaint, qui recula sous l’impact. Profitant de la diversion, Juliette courut chercher la protection de Fontlieu qui l’emmena aussitôt à l’abri à l’extérieur de l’église. Le Lieutenant gardait son arme braquée sur Toussaint. De la fumée s’échappait encore du canon, et il était envahi de l’odeur âcre de la poudre. Le tueur avait l’air hébété et titubait sur place. Soudain, il leva la tête vers le plafond. Il venait d’entendre un mugissement entre les pierres qui composaient la voûte au-dessus de l’autel. Ses yeux s’exorbitèrent quand il vit des blocs se détacher pour partir en chute libre dans leur direction. Louvet leva le chef à son tour, comprenant en un instant ce qui se passait. Il n’eut que le temps de plonger sous l’autel pour se protéger. Dans la seconde qui suivit, un déluge de gravats et de poussière blanche s’abattit sur lui dans un bruit assourdissant. Il espérait que le tablier de l’autel tiendrait le coup sous l’amas qui lui tombait dessus. La scène se déroulait au ralenti, et il se mit à hurler sans entendre le son produit par sa voix. La pluie de calcaire ne semblait jamais ne vouloir finir quand elle se calma subitement. Il attendit encore une minute avant de passer la tête par le côté et voir les dégâts. Son uniforme était couvert d’une couche de poussière blanche, il avait quelques coupures sur le visage et les mains. Il laissa s’échapper de ses poumons une quinte de toux irrépressible, et s’approcha du vitrail le plus proche pour le casser et laisser un peu d’air frais affluer. Une main en appui sur le mur, il se courba et haleta un peu avant de chercher Toussaint en tournant la tête. Le tueur était méconnaissable. Exsangue sur les rares parties intactes et visibles de son corps, il avait le visage réduit à une bouillie de sang et d’os. Les pierres ne lui avaient laissé aucune chance et lui avait enlevé toute forme humaine. Un bras pendait sur les marches en marbre menant à l’autel dans une position improbable, et ses vêtements étaient déchirés par les frottements avec le calcaire. Ses jambes et son ventre étaient invisible, perdus sous des dizaines de blocs. Malgré la douleur et ses blessures, Louvet se surprit à sourire. Tu l’as ton signe, enfoiré, pensa-t-il, avant de sombrer et de s’évanouir.

Deux heures plus tard, Louvet était assis sur la plancher d’un fourgon de pompiers, emmitouflé dans une couverture. Un infirmier nettoyait ses plaies à l’alcool pendant qu’il repensait à toute l’affaire. Il constata avec plaisir que la pluie avait diminué d’intensité et que l’église ne s’était pas complètement écroulé. De ce qu’on lui en avait dit, le coup de feu qu’il avait tiré avait été le dernier maillon d’une chaîne d’éléments conduisant à la rupture de la voûte. Les infiltrations d’eau, le poids de la toiture sur la charpente, le manque d’entretien et les orages ont créé une situation précaire où la structure n’attendait plus qu’un dernier assaut pour lâcher. Celui-ci a été lancé par les vibrations de la détonation lorsque Louvet a fait usage de son arme. Il n’y avait donc pas d’intervention divine comme le gendarme s’en persuadait. Il revint au présent en grimaçant quand le soignant lui posa des points de suture sur l’arcade sourcilière. Puis Cousin apparût dans son champ de vision, une main sur l’épaule de sa fille. Les deux hommes se regardaient longuement, puis Louvet congédia l’infirmier. Dans le même moment, le magistrat s’adressa à sa fille qu’il confia à un de ses collaborateurs avant de rejoindre le fourgon. Quand il fut à moins de deux mètres, Louvet l’interrogea d’une voix morne.

— Elle va bien ?

Cousin jeta un bref regard en arrière.

— Oui… Si l’on peut dire… Malgré les circonstances, elle s’en sort plutôt bien. Elle a un moral d’acier depuis qu’elle est toute petite. Quand sa mère est morte il y trois ans, j’ai eu plusieurs fois l’impression que c’était elle qui me soutenait tellement elle avait la rage de s’en sortir. Toussaint m’aurait volé ma vie s’il lui avait fait du mal…

— Je ne savais pas que vous étiez veuf et que vous aviez une fille.

— On n’a jamais eu trop souvent l’occasion de parler ensemble, c’est aussi pour ça…

Un ange passa lentement. Les deux hommes avaient le regard perdu dans le vague, chacun semblant avoir l’air de peser ses mots. Puis Cousin reprit la parole avec beaucoup d’hésitation.

— Louvet… Je… Je veux dire… Je n’ai pas toujours été correct avec vous mais…

— Monsieur le Procureur, le coupa le Lieutenant avec une main levée vers lui en guise de barrage. Je sais… Pareil pour moi.

— Merci, Lieutenant… Merci pour tout.

Ils se sourirent, puis Louvet tendit sa main vers Cousin qui lui rendit la sienne. Ils se les serrèrent longuement, en silence, jusqu’à ce que Juliette appelle en criant, impatiente de retrouver son père. Cousin s’excusa puis courut vers elle avant de la prendre dans ses bras. Emu, Louvet observait la scène. Investi depuis des années dans son métier, il n’avait jamais eu la chance de pouvoir fonder une famille.

— C’est magnifique, n’est-ce pas, Lieutenant ? intervint une voix dans son dos.

Il tourna la tête et découvrit Fontlieu qui semblait aussi touché que lui. Ce dernier enchaîna, sans attendre de réponse.

— Vous savez, c’est pour ça que j’aime ce boulot. Nous arrivons souvent trop tard, mais pour chaque cas comme ça, je me dis que ça vaut le coup de continuer…

Il leva la tête vers le ciel et le regarda pensivement.

— Ca se calme, on dirait. On risque même de voir le soleil avant ce soir… Vous y croyez-vous, Lieutenant ?

— A quoi ?

— A tous ces trucs… L’Apocalypse, le Jugement Dernier, les anges de l’enfer… Tout ce que Toussaint nous a dit à l’intérieur… Parce que depuis qu’il est mort, les orages se sont arrêtés comme ils sont arrivés… Et ces blocs qui tombent au moment où il faut, comme par magie…

— Vous avez entendu ce qu’on nous a dit ? C’est à cause du coup de feu… Toussaint était un déséquilibré qui confondait fantasmes et réalité. C’est tout !

— N’empêche…

— Oubliez ça, on va tous avoir droit à quelques jours de congés après ça…

Aidé de l’Adjudant-chef, il s’extirpa du véhicule et avança un peu en boitant. Une inspiration subite le frappa et il s’arrêta net avant de regarder vers l’horizon. Un rayon de soleil perçait les nuages vers le sol, qu’il frappait à la sortie du village. Il le suivit du regard et sursauta. Un homme habillé comme un ecclésiastique se tenait en plein cœur de la lumière et il savait que celui-ci l’observait avec intensité. De loin, il était sûr qu’il s’agissait du Père Simon. Sans l’entendre réellement, la voix du curé semblait murmurer dans sa tête. Vous avez vaincu le Démon. Bravo, Lieutenant. Louvet était abasourdi, comme si ses convictions étaient terrassées. Il se frotta les yeux puis regarda à nouveau, mais le Père Simon avait disparu. Son trouble n’avait pas échappé à Fontlieu qui s’inquiéta.

— Vous allez bien, Lieutenant ?

— Hm mm ?

— Tout va bien ? Vous êtes tout pâle…

— Euh… Oui, j’ai eu une hallucination, à cause de ces médicaments qu’ils m’ont donnés. Ca va passer… Ramenez-moi chez moi, maintenant.

Sans l’attendre, Louvet prit le chemin vers la voiture sous le regard de Fontlieu. Ce dernier était immobile, et tourna la tête alternativement entre la direction du rayon de soleil et celle de son chef. Puis, il haussa les épaules, et rejoignit la Peugeot. L’un comme l’autre ne virent pas les nuages s’écarter au-dessus d’eux et la lumière illuminer avec force l’église où la mort avait décidé d’épargner une fillette et de se saisir d’un meurtrier.

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