Mon père, ce héros [CHAPITRE 1]

Léonardo Di Carpaccio

Suivez la jeune Nadège à travers un quotidien sombre mais malgré tout éclairé par l'espoir.

Mon père, ce héros.

/!\ Contenu sensible /!\


Au yeux de toute la ville, Hugo, un ancien militaire à la retraite, est un véritable héros. Pourtant, Cassandre et Nadège, sa femme et sa fille, vivent un véritable calvaire à cause de lui. Violence psychologique, violence physique, viol, chantage affectif... tous les coups son permis pour leur faire subir le pire, avoir le contrôle et se sentir tout puissant !


Chapitre 1.


— Nadège, reste ici un instant.

Comme toujours, à la seconde-même où la sonnerie avait retenti pour annoncer la fin des cours, je m'étais levée hâtivement de ma chaise avec l'intention de me précipiter hors de la classe, mes affaires déjà rangées depuis deux bonnes minutes. J'étais sur le point d'ouvrir la porte de la salle de classe pour sortir, lorsque Monsieur Pichot, mon professeur de mathématiques et professeur principal, m'avait interpellée.

Un bref instant, j'hésite à faire comme si je n'avais rien entendu, mais c'est trop tard : j'ai été surprise et ai marqué un temps d'arrêt. Dans un soupir, je ferme les yeux en priant le ciel pour qu'il ne me retienne pas trop longtemps, puis, en cachant mon agacement et mon angoisse autant que faire se peut, je fais demi-tour et me place, droite comme un i, devant le bureau des professeurs pour lui faire face. Ma vie est réglée comme un coucou, et il ne faut absolument pas que ça change ! Les jours passent et se ressemblent tous, et c'est très bien comme ça...

En attendant que tous mes camarades de classe sortent, je pose mon regard sur les murs jaunis, fissurés et sales. Une fois de plus, j'observe les dessins qui y sont affichés, dans une vaine tentative de rendre l'atmosphère de la pièce plus vivable. Il y a des soleils, des arbres en fleurs, des chevaux, et, ça me saute aux yeux désormais, des couleurs vives partout, encore et toujours. Maintenant, je sais pourquoi j'avais refusé de participer à ce que j'avais qualifié de « mascarade » : qu'aurait-on pensé de moi si j'avais dessiné un dessin terne et triste, alors que mon père est un héros et que je devrais être la fille la plus heureuse de la planète ?

En essayant de fuir toutes ces pensées qui m'assaillent, je me concentre sur les bruits de pas des autres élèves, jusqu'à ce qu'ils s'estompent. Leur lenteur m'exaspère, même si habituellement, je dirais qu'ils sont rapides mais que je le suis mille fois plus. Lorsqu'ils sont tous sortis, je laisse s'écouler quelques secondes, le temps de reprendre contenance et d'être certaine que ma voix ne me trahira pas.

— Un problème, Monsieur ? demandé-je, faisant un effort considérable pour ne pas bégayer malgré tout

Monsieur Pichot ne répond pas immédiatement. Lentement, bien trop à mon goût, il tourne les pages d'un de ses légendaires petits carnets, dans lesquels il note toutes ses remarques et celles de ses collègues concernant ses élèves.

— Nadège, tu risques d'être envoyée en conseil de discipline, c'est grave, tu sais ?

Je déglutis : je risque le renvoi, et même pire si je vais en conseil de discipline. Et sans ça, le résultat serait catastrophique quand-même. Non seulement papa et maman seront en colère contre moi, mais une fois de plus, des messes basses derrière mon dos demanderont comment un héros comme papa peut avoir engendré une fille ingrate et mal éduquée telle que moi.

— Qu'ai-je fait, Monsieur ? demandé-je, mes yeux s'arrondissant de stupeur et de surprise.

Aujourd'hui, j'ai sagement passé les heures de cours à dessiner dans les marges de mes cahiers sans importuner qui que ce soit. Quant aux récréations, je les ai passées à lire un livre, mes écouteurs sur les oreilles, sans avoir mis de musique, pour m'isoler du monde extérieur.

— Tes autres professeurs sont encore venus se plaindre de ton comportement : ça arrive de plus en plus souvent. Ils te surprennent en train de fumer dans les toilettes, tu leur réponds avec insolence, tu n'écoutes rien en cours, tu dors pendant les cours d'anglais et tu ne vas à aucun cours d'EPS. Quant aux retenues, plus aucun professeur ne t'en donne parce que tu ne t'y rends pas. Et pour clore le tout, ton bulletin scolaire est catastrophique. Tu as quatre de moyenne, quatre ! La seule matière à laquelle tu t'intéresses est la mathématique. Ça ne peut plus continuer, Nadège. Si tu ne changes pas rapidement d'attitude, tu vas véritablement passer en conseil de discipline, et ce n'est pas une menace en l'air pour te faire peur. A ton arrivée dans l'établissement, tes professeurs et moi-même avions convenu d'être souples avec toi, jugeant que ce n'est pas facile de vivre un déménagement et de s'intégrer dans une ville inconnue. Mais tout le monde est à bout : Madame Poilu a même les cheveux qui se dressent sur la tête dès que ton nom est cité dans une conversation ! Tu es gentille et intelligente, tout le monde s'accorde à le dire, mais tu ne t'intéresses à rien et ne respectes personne. Même certains élèves commencent eux aussi à se plaindre de toi. C'est vraiment dommage. Si quelque chose ne va pas, tu peux en parler, nous sommes là aussi pour ça, mais les bêtises et l'insolence ne sont pas la réponse à tes problèmes et ne le seront jamais, d'accord ?

A travers ses lunettes, ses yeux me transpercent et me glacent le sang. J'ai l'impression d'être passée aux rayons X. J'ai la sensation que des tic-tacs oppressants d'horloges, pendules et montres en tous genres me vrillent la cervelle. Une seule chose m'obsède pour le moment : je suis en retard et papa attend déjà devant le collège. Je n'ai qu'une hâte : me précipiter à l'extérieur et monter dans la voiture de papa pour partir d'ici, et le plus vite possible.

— Oui Monsieur, me contenté-je de répondre.

S'il m'avait parlé à un autre moment de la journée, je ne me serais pas laissée faire et aurais parlementé, me défendant bec et ongles, mais ma montre indique déjà seize heures six et papa aurait dû démarrer la voiture à seize heures cinq pour rentrer à la maison.

Tout se bouscule dans ma tête : j'ai horreur de mentir, mais j'y suis contrainte sans arrêt, pour le plus grand bien de tous. Cette fois, c'est différent. J'ai beau me remuer les méninges, je n'ai aucune idée de ce que je vais bien pouvoir inventer pour expliquer à papa pourquoi je suis sortie aussi tard de l'enceinte de l'établissement. Il met un point d'honneur à être toujours ponctuel, et sa routine quotidienne doit être la nôtre, à maman et à moi.

— Je ne t'ai pas retenue uniquement pour ça, précise Monsieur Pichot, alors que, tête baissée, je croisais les doigts derrière mon dos pour qu'il me laisse partir maintenant.

Tant bien que mal, je réprime une moue de déception.

— Vraiment, Monsieur ? réponds-je après avoir dégluti.

Malgré ma volonté, ma voix est montée dans les aigus, mais il ne semble pas s'en formaliser.

— Tes parents ne sont pas venus à la réunion parents professeurs, et ils ne répondent à aucun de mes courriers ou appels. J'ai absolument besoin de leur parler.

— Vous pouvez me parler, Monsieur, je passerai le message.

Dans mon langage, ça veut dire « rêve toujours », mais il n'est pas obligé de le savoir. Depuis mon arrivée dans ce collège, je passe mon temps à mentir et à intercepter tous les courriers adressés à mes parents. C'est un miracle absolu qu'il ait téléphoné à chaque fois que papa et maman étaient absents. Je connais leurs habitudes par cœur : à chaque fois j'ai pu effacer les messages laissés sur le répondeur sans me faire surprendre.

— Non, je dois vraiment m'entretenir avec eux en tête à tête. Mais donne-moi ton carnet de correspondance. Je vais leur écrire un mot. Rend-le moi signé et avec une réponse me proposant un horaire de rendez-vous, demain, sans faute, me répond Monsieur Pichot, me sortant ainsi de mes pensées.

— Oui Monsieur, réponds-je.

Maîtrisant tant bien que mal les tremblements de mes mains, je sors mon carnet de correspondance de mon cartable et le tends à mon professeur.

Alors qu'il se penche sur mon carnet pour écrire, j'essaye de lire à l'envers, mais c'est impossible car il est gaucher et sa main cache tout. Finalement, après une attente qui m'a semblé interminable tant je suis angoissée, il ferme mon carnet et me le tend. Cependant, lorsque je veux m'en saisir, sa main reste fermement serrée dessus.

— Demain sans faute, compris ? Et réfléchis à ce que je t'ai dit : on en reparlera demain à la fin de la vie de classe. Amène aussi tes affaires de sport demain, il est hors de question que tu rates ne serait-ce qu'un seul cours jusqu'à la fin de l'année, quelle que soit la matière !

— Oui Monsieur.

Je tire un peu plus sur mon carnet de correspondance, pour faire comprendre que je veux partir. Il le lâche, une moue sceptique sur le visage. Il ne sait pas que c'est la panique qui dirige mes actes : il pense certainement que je ne prends pas au sérieux cette conversation. Comment pourrait-il imaginer une seule seconde que je suis terrifiée, et que ses dernières paroles ne m'ont en rien rassurée ?

— Au revoir, Monsieur, dis-je avec précipitation en me dirigeant vers la sortie de la salle de classe.

Non seulement je dois fuir son regard inquisiteur au plus vite, mais en plus il est quatre heures et quart. Je commence à courir comme si ma vie en dépendait. Règle numéro une : ne jamais faire attendre papa. Malheureusement pour moi, il m'attend, les bras croisés contre son ventre, accoudé au mur de l'entrée de l'établissement. Un groupe de filles le regarde avec admiration, l'idéalisant en rêvant d'avoir un père, ou même un petit ami, comme lui. Les garçons, eux, l'admirent également, mais avec jalousie : non seulement c'est un héros, mais en plus, les femmes et les filles n'ont d'yeux que pour lui.

Papa est un ancien militaire. Il est à la retraite depuis environ un an. Nous avons emménagé dans notre nouvelle ville il y a huit mois. Quelques jours après, les habitants parlaient déjà de lui comme d'un sauveur, avant même qu'il ne décide d'être pompier volontaire. Alors qu'il visitait la ville, il est passé dans une petite rue déserte. Il a entendu des cris d'enfants paniqués. Leur mère s'était endormie avec une cigarette à la main, et leur maison était en train de brûler. Il n'a pas pu sauver la mère, mais les deux enfants, âgés de six et huit ans, sont sains et saufs. Depuis, pas un mois ne se passe sans que papa ne fasse parler de lui avec un nouvel exploit.

— Comment s'est passé ta journée ? me demande-t-il en prenant mon cartable pour le mettre dans le coffre de la voiture.

Sur la banquette arrière, un immense bouquet de fleurs prend toute la place. Exceptionnellement, je vais devoir m'asseoir à l'avant, à côté de papa.

— Très bien, mais Monsieur Pichot m'a retenue à la fin des cours pour me parler. Il veut vous voir, maman et toi.

J'ai dû faire des efforts considérables pour parler normalement, avec une voix enjouée et insouciante, alors que la peur me serre les entrailles : je n'ai pas trouvé de mensonge valable. A la seconde où la voiture a démarré, un silence pesant s'est installé, puis papa, qui gardait les yeux fixés sur la route, les poings serrés de colère sur le volant, a demandé :

— Il nous veut quoi ?

Réfléchissant au meilleur moyen de lui faire signer mon carnet de correspondance, je ne l'entends pas tout de suite. Il klaxonne, me faisant sursauter, avant de répéter :

— Il nous veut quoi ?

Sa voix est glaciale, il a l'air vraiment très en colère. Je m'empresse de répondre, en sueur.

— Je ne sais pas. Il veut un rendez-vous parce que vous n'étiez pas à la réunion parents professeurs.

— J'espère que c'est pour nous dire du bien de toi, Nadège, n'est-ce pas ?

— O... Oui. J... j'espère aussi...

Comme toujours, il n'a pas besoin d'élever la voix pour m'effrayer, et même si je sais pertinemment que j'aggrave les choses en lui mentant, je ne peux pas m'empêcher d'obéir à la peur. Il est évident qu'aucun professeur n'aura dit du bien de moi à Monsieur Pichot, et qu'il va leur parler de mon mauvais comportement.

A nouveau, un silence s'installe, qui dure, cette fois, jusqu'à la fin du trajet jusqu'à la maison. J'en profite pour décider du meilleur moyen de limiter les dégâts : je vais mettre mon carnet de correspondance sur la table basse du salon et me précipiter dans ma chambre pour faire mes devoirs. Avec un peu de chance, il oubliera ma présence jusqu'au repas.

Une fois arrivée à la maison, alors que je me dirige vers la dite table, mon carnet de correspondance à la main, un violent coup de pied dans le dos me projette au sol. Ma tête vient se fracasser contre le bord en briques de la cheminée.

— Ne me fais plus jamais attendre, gronde papa en m'agrippant par le bras pour me relever.

J'ai enfreint la règle numéro une, et je vais le payer très cher... De l'urine chaude s'écoule le long de mes jambes et forme une flaque à nos pieds. Papa éclate de rire, méprisant. Une gifle claque sur ma joue droite. Puis deux. Puis trois... Il m'envoie un coup de genou dans le plexus solaire, et je me plie en deux. Après plusieurs autres coups, il me lâche le bras et je m'écroule, le visage dans ma propre urine, à laquelle se mêle le sang qui s'écoule de ma tête. Mes yeux se ferment sur la vision de papa me rouant de coups de pieds et hurlant la rage qu'il a contenue pendant tout le trajet en voiture. Je perds connaissance.

« Nadège, reste avec moi. »

Une voix douce et claire se fait entendre, se répétant en écho, et une lumière vive m'éblouit, de laquelle sort une main tendue, m'invitant à la saisir.

Je me sens merveilleusement bien, j'ai l'impression d'être sur du coton. Je ressens une immense paix intérieure, et je n'ai mal nulle part, même si j'ai au fond de moi l'intuition que je devrais être un train de souffrir. C'est comme si toutes les émotions négatives n'existaient pas : je ne ressens que bien-être, douceur et amour.

« Qui es-tu ? »

Ma bouche forme un O de surprise : je ne reconnais pas ma propre voix, d'habitude si rauque et si agressive. Fascinée, je l'écoute et me concentre sur ses échos, comme si c'était un chant traditionnel, un chant qui vient de mon âme et que moi-seule peut entendre et comprendre. J'ai l'impression qu'elle rebondit contre des murs invisibles pour former une réverbe obsédante qui me rappelle les berceuses de mon enfance.

« Je me sens si seule, reste avec moi. Je suis ton amie. »

« amie ». Cela fait une éternité que je n'ai pas entendu ce mot. Avant, j'avais plein d'amis : j'étais chaleureuse, avec un côté sarcastique gorgé d'humour et de bons sentiments. J'étais aventureuse et curieuse, j'aimais être au centre de l'attention, mais avec une fausse nonchalance et une insouciance un peu exagérée. J'étais bavarde et ne doutais de rien, quelqu'un de passionné qui ne reculait jamais devant le plaisir d'animer un débat quand j'avais un avis tranché sur un sujet quelconque. Puis je suis devenue morose, agressive, pince-sans rire, et il est désormais très difficile de me tirer un mot. Tout le monde s'est lassé autour de moi, personne n'a compris. J'avais besoin qu'on m'entoure plus que jamais, qu'on me soutienne, mais tout le monde s'est éloigné, et je me suis retrouvée seule avec moi-même. Quand nous avons déménagé, j'ai mis mon ancienne vie aux oubliettes, et n'ai pas gardé le contact avec les rares personnes qui m'adressaient encore la parole. Je n'ai pas cherché non plus à me faire de nouveaux amis. Dès mon premier jour dans mon nouveau collège, j'ai fait comprendre, à ma manière, que je ne voulais pas qu'on s'intéresse à moi, alors qu'en réalité, je ne demande que ça. J'aimerais tellement que quelqu'un aille au-delà de la mauvaise image que je donne, veuille briser les préjugés qu'il a sur moi, et essayer de me connaître vraiment, et pas parce que je suis la fille du héros.

Inconsciemment, je tends ma main vers celle qui m'est tendue. Lorsque les extrémités de nos doigts se touchent, une autre voix hurle :

« NON ! Ne fais pas ça ! »

Cette voix me donne l'impression de tinter comme du verre qui vole en éclats. Un flash angoissant, tellement furtif que je pense l'avoir imaginé, me renvoie l'image de papa et moi dans la voiture.

« Qui est là ? demandé-je, toujours de cette voix douce qui me surprend. »

Je suis toujours merveilleusement sereine, et je comprends pourquoi cette voix me semble inconnue et familière en même temps : c'est la Nadège d'avant qui parle, avec calme et assurance, un brin naïve et très enthousiaste.

« Elle te ment. Tu dois partir, il est trop tôt pour que tu lui prennes la main. »

« Quoi ? Pourquoi ? Ce n'est qu'une main ! »

Je pense ce que je viens de dire, et pourtant, j'ai l'impression qu'un brouillard se lève peu à peu et que je retrouve mes esprits : qu'y a-t-il au bout de cette main ? Qui peut bien être cette soi-disant amie ?

« Regarde. »

« Que... ? »

Soudain, je flotte au-dessus de mon corps et je me vois, baignant dans mon sang, dans le salon, papa continuant de me rouer de coups et de hurler.

« Si tu prends sa main, tu vas mourir, Na'. »

Alors comme ça, c'est celle que l'on appelle la Grande Faucheuse qui me tend la main ? Une main fine et sans imperfections, pâle et satinée ? Je me serais attendue à un squelette de main, sans chair, sans quoi que ce soit qui rappelle la vie ! Cette main est un mensonge à elle toute seule ! La voix aussi ! Pour la mort, j'avais toujours imaginé une voix masculine inhumaine, toujours dénuée de toute émotion, comme dans le film Le Passage. Paradoxalement, je pensais la mort authentique et intègre, ne cachant pas son jeu, mais elle n'est que tromperie...

Lentement, mes doigts s'éloignent de ceux de la main en question. Curieusement, ce n'est pas l'idée de mourir qui m'a empêchée de la saisir, mais ce « Na' » si cher à mon cœur que je n'ai plus entendu depuis des années, ce « Na' » que seul papa avait le droit de prononcer, parfois avec colère, parfois avec fierté, parfois avec inquiétude...

Maintenant, tout est clair dans ma tête, le brouillard s'est entièrement levé. Lorsque Monsieur Pichot m'a retenue après les cours, je me souviens avoir pensé que rien ne devait changer dans ma routine quotidienne, que tout devait continuer à être réglé comme un coucou, non pas selon mes besoins et envies à moi, mais selon ceux de papa et selon ses volontés. Mais en cet instant précis, je suis sûre d'une chose : j'avais entièrement et indéniablement tort. Tout doit changer : papa, maman, moi, notre quotidien, tout ! Je ne veux pas d'un héros dans ma vie, si ça signifie perdre un père, ce père aimant et drôle que je chérissais tant et dont j'ai fait mon deuil. Je veux gratter la surface de son cœur de pierre pour retrouver son cœur en guimauve ! Je veux retrouver cette maman insouciante, naïve et rieuse, avec son regard qui respire l'intelligence et la joie de vivre. Je veux retrouver cette Nadège fière de ses parents, qui adorait aller pêcher et pique-niquer avec eux tous les mercredis et dimanches ! Je veux ne plus jamais avoir peur, pouvoir parler et bouger sans mentir et faire croire que tout va bien, sans avoir à cacher mes plaies, sans la crainte que l'on remarque quoi que ce soit et que l'on me demande des explications. Je veux renouer avec mes anciens amis et m'en faire de nouveaux. Je veux noyer ce silence assourdissant et redevenir la petite bavarde effrontée pleine de bonnes intentions mais pas toujours très diplomate. Je veux que tout redevienne comme avant. Ou que rien ne soit comme avant. Tout dépend de quel « avant » l'on parle... Je veux plonger dans l'oubli, et renaître, nouvelle et éternelle, comme la fleur dans la rosée du matin, magnifique dans ses pétales de solitude qui la rendent droite et fière, imposante dominatrice qui règne sur le monde, non pas grâce au pouvoir, mais grâce à sa douceur, à sa grâce et à sa somptueuse beauté qui attire les autres à elle pour la renifler et s'imprégner un peu d'elle. Je veux balayer ce vent de souffrance qui m'a emmenée si loin de qui je suis réellement, et si loin de ceux que j'aime. Je veux de nouveau me sentir légère, sereine et insouciante. Je veux rire, chanter, pleurer, danser. Je veux vivre, tout simplement !

Maintenant que je suis déterminée à vivre pour réentendre ce « Na' » un jour, et pour tout changer, je ressens de nouveau la douleur, et la lumière que je vois ne me parait plus si vive et attirante : je suis en train de revenir à moi... La mort se pare, elle joue sur l'apparat, elle se grime. La vie, elle, se vêt de simplicité et d'authenticité. Elle ne ment pas : parfois elle joue, parfois elle frappe, parfois elle rit, mais elle se montre telle qu'elle est, ce que la mort n'a pas fait avec moi. Dans leur duel, la mort a caché ma douleur, la vie me l'a dévoilée. Mourir, c'est ne rien ressentir : la paix et la sérénité que j'ai ressenties n'étaient que factice, car la mort, c'est l'absence. La vie, c'est tout ressentir, absolument tout : les joies et les peines, les peurs et les envies, l'enthousiasme et la lassitude. Et je ne suis pas encore prête à abandonner tout ça !

Peut-être que je fais fausse route, que la vie et la mort ne font qu'un et que mon imagination a tout inventé, mais j'ai fait mon choix : je veux vivre. Je prendrai chaque jour comme si c'était le dernier, et je le vivrai pleinement, pour ne rien regretter au moment de ma mort, et être en paix avec mes souvenirs et mes erreurs passées !


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