"Mon petit chéri"
Camille Salmon
Mon client adoré Robert, 97 ans à propos de son épouse Marie, 98 ans. Amoureux depuis 1938.
" Son Alzheimer ne s'arrange pas. Un coup elle va m'appeler "mon petit chéri" en me caressant la joue, un coup elle va me taper si je propose de la déshabiller, de la laver. Elle dit alors "On n'est que fiancés ! Attends au-moins le mariage pour ce genre de choses ! " En plus de quatre années de biographies pour des particuliers majoritairement très âgés, une seule fois j'avais ravalé des larmes. C'était la seconde aujourd'hui.
Nous avons parlé ensuite de certains de ses enfants qui ne comprennent pas sa démarche d'écriture quasi-fanatique à son âge. Lui reprochent d'y investir "tant d'argent" alors qu'il ne cesse d'en distribuer à sa famille. Lui annoncent qu'à sa mort ils ne sauront que faire de tous ces cartons d'archives retraçant 50 années d'une carrière de médecin exemplaire. "Ils vont s'en débarrasser, Princesse (il m'a appelée ainsi aujourd'hui). Bientôt nous aurons fini ce troisième tome (trilogie médecin de guerre 1940-1945) et sans notre collaboration je n'aurai plus grand-chose à attendre de la vie. Plus rien qui me tienne. Je ne veux pas mourir en dépérissant, mais dans le feu d'une action.
-Où sont ces archives ? On ne les jettera pas. On ne va pas s'arrêter là. Toute votre carrière mérite d'être retracée.
Le sourire revient, l'iris bleu quasi-centenaire frise à nouveau, la voix tonne : " Savez-vous que j'ai tapé à la machine il y a vingt ans un livre intitulé Histoire du syndicalisme médical ?
-Eh bien voilà, je commencerai par le saisir à nouveau."
Je sais bien ce qui m'attend. Il sait aussi. Un jour, lors de ma visite hebdomadaire on m'annoncera, à l'accueil de ce mouroir chic, qu'il n'est plus.
Oui, "la vieillesse est un naufrage" dit la grande phrase. Mais si on ne craint pas de devenir un modeste canot de sauvetage, chacun peut l'embellir.