Yeux au plafond

raphaeld

Samedi après-midi, mon plafond blanc pris en étau entre les poutres noueuses continue de soupirer. Il se répand en poussière qui danse, inconsciente, ne réalisant pas sa lente et inéluctable chute. Les grains de poussière valsent sous les rayons du soleil, ils prennent des allures de paillettes.

J'ai déjà vu cette scène. C'était dans la chambre de mes parents. La poussière ne tombait pas ces après-midis-là, non, elle s'élevait au contraire. Propulsée en l'air par mes deux frères et moi qui jouions à la bagarre avec mon père. Nous nous y mettions à trois pour essayer de le contrôler. Il arrivait toujours à attraper l'un d'entre nous, et il plongeait les crocs dans nos petits ventres rebondis. Ci-gît Raphaël. Mort par chatouilles. Mais non, les deux autres faisaient diversion, et on arrivait à se dégager à temps. Et nous finissions par l'avoir à l'usure. Il se levait alors, tout suant, et nous ordonnait d'aller mettre la table.

Le soleil descend dans le ciel, il rase à présent le toit du bâtiment d'en face. La poussière n'en finit pas de tomber. Je serai bientôt enseveli, si je ne bouge pas. Un courant d'air perturbe un instant leur ballet.

J'ai déjà senti ce courant d'air. C'était dans la chambre de mes parents. Le sol était dénudé sur la moitié de la pièce, et au milieu, mon père s'affairait à retirer les lattes du parquet. La maison entière était en état de chantier. Mon père envoyait tout dégager, il repartait à zéro. Nos photos encadrées ? Dans un carton dans la cave. La table extensible, la chaise en osier dont une fibre rebelle me taquinait la cuisse ? Entassées dans le garage. Les tas de paperasse, les livres de ma mère ? Qui sait. Gardien de musée, seul dans cette maison restée la même pendant de longues années, mon père s'était enfin décidé à ranger le passé dans des cartons et à repeindre son intérieur de nouvelles couleurs.

La nuit va bientôt tomber. La poussière, j'ai l'impression qu'elle s'est arrêtée. Mon plafond s'est déjà assoupi. Je ne vais pas tarder à le rejoindre. J'ai vraiment passé une demi-journée allongé à le regarder ?

J'ai déjà passé des après-midis comme ça. C'était dans le salon, j'étais étalé dans le canapé et mon père jouait au piano. Il a toujours été admiratif de ma technique, mais je ne suis qu'un interprète, je répète ce qu'on me dit sur les partitions. Lui, autodidacte, il n'a jamais eu besoin que de trois doigts pour retrouver ou composer des mélodies, avec une facilité que je lui envie. Sa peau donnait aux notes un goût particulier, que je reconnaîtrais entre mille. Sa voix chantait Goodbye yellow brick road, Is there life on Mars. Et parfois, il rejouait certaines de ses propres chansons. Une en particulier. Celle qu'il avait écrite pour ma mère du haut de ses dix-neuf ans, enregistrée sur une cassette audio, et qui avait poussée celle-ci à foncer dans une cabine téléphonique, et à décider de rester, alors que sa famille faisait ses valises pour le grand retour en Algérie.

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