Mon psy cause

hieros

Une salle d'attente. Une femme attend en lisant. Un homme entre.

Lui : Bonjour.

Elle (relevant la tête et souriant) : Bonjour.

Lui (il s'assied, prend un magazine, il est très nerveux, il relève la tête très vite) : C'est la première fois que vous venez ici ?

(Il se lève et fait trois tours de la table basse et se rassied)

Elle : Non, ça, on ne peut pas dire. Disons que je viens ici depuis que le cabinet de consultation a ouvert. Il y a trois ans maintenant, je crois. Et vous ?

(Il se lève et fait trois tours de la table basse et se rassied, essoufflé)

Lui : Moi, ça fait six mois environ. (Il se penche et parle à voix plus basse) Et, sans indiscrétion, vous venez pour quoi ?

Elle : Ben, je vous en prie, vous n'êtes pas docteur. Et vous, vous venez pour quoi ?

Lui : Ah, ben puisque vous me posez la question, je réponds. J'ai un souci. Un gros souci avec ma femme.

Elle : Votre femme ? Mais c'est vous ou elle qui consultez ?
Lui : Non, je sais, ça peut paraître bizarre.

(Il se lève et fait trois tours de la table basse et se rassied, encore plus essoufflé).

Elle : Y a pas que ça qui peut paraître bizarre !

Lui : Hein, quoi ? Oh ! Oui, je sais, c'est pour me détendre, je fais toujours ça quand je viens ici. Mais ça va mieux déjà : la première fois que je suis venu, je n'ai pas réussi à me rasseoir et j'ai trempé ma chemise !

Elle (mi-intéressée, mi-inquiète) : Mais vous consultez pour quoi exactement ?

Lui (prenant des airs de conspirateurs) : Ma femme, vous dis-je !

Elle : Quoi, votre femme, qu'est-ce qu'elle a votre femme, c'est quoi, son problème ?

Lui : Je la bats.

Elle (choquée) : pardon ?

Lui : Oui, je la bats. Enfin, je la corrige, je la frappe, je la redresse, c'est comme vous voulez.

Elle : Mais je ne veux rien du tout, vous êtes effectivement complètement malade ! Vous avez de la chance qu'elle ne vous ait pas déjà quitté, salaud !

(Il se lève et fait trois tours de la table basse).

Lui : Vous vous méprenez. C'est justement pour qu'elle reste avec moi que je suis obligé de la battre.

(Il se rassied, épuisé)

Elle (de plus en plus pâle) : pardon ? Vous êtes vraiment fou ou vous en faîtes exprès ?

Lui : Pas fou du tout. Enfin, pas plus qu'elle. Si je suis fou, c'est fou d'amour, c'est l'avis du docteur. Je vous explique : ma femme est maso. Attention, pas maso d'opérette, genre bobos en mal d'exotisme sexuel. Non, une vraie maso : une femelle qui a besoin d'avoir mal pour aimer son mâle. Ne me regardez pas avec cet air ahuri : je vous assure, c'est comme une droguée. Trois jours sans être battue et elle part en vrille, elle s'angoisse pour tout, c'est la crise à tous les étages. Une bonne séance de rectification et le sourire lui revient, elle est apaisée et redevient câline avec moi.

Elle : Ca paraît totalement impossible à croire !

Lui (se levant pour refaire trois tours de table) : Pourtant, je vous assure, c'est l'entière vérité, la pauvre condition sublime de mon existence quotidienne.

Elle : Et vous aimez la frapper ?

Lui : Vous rigolez ? J'ai horreur de la douleur, je ne supporte pas la vue d'une aiguille. C'est bien le problème, d'ailleurs : au début, c'est elle qui consultait. Mais rien n'y a fait. Son besoin d'être battue n'a pas bougé d'un pouce. Elle ne pouvait pas se rapprocher de moi alors je suis allé vers elle…

Elle : c'est-à-dire ?

Lui (il sort de sa sacoche une bouteille d'un litre d'eau, commence à boire et… finit la bouteille sans s'arrêter) : Ahhhhhh ! Ca me donne toujours soif de parler ici. Ben, c'est-à-dire que j'ai pris des leçons et je m'y suis mis.

Elle : Des leçons ?

Lui : Oui. Il y a des malades masochistes et puis, il y a des malades sadiques. Prise femelle, prise mâle, sans jeu de mots ! Ca se complète, ça s'équilibre. Alors j'ai rencontré des vrais sadiques, j'ai observé, j'ai discuté, j'ai essayé de comprendre et j'ai imité. Au début, c'était pas terrible. Elle me regardait toujours avec un air de pitié genre : toi, tu sais pas et tu sauras jamais y faire. Mais si, c'est venu : aujourd'hui, je vous mets au défi de faire la différence entre moi et un vrai sadique !

Elle : Je vous crois sur parole ! En somme, vous êtes devenu un vrai malade pour aider une malade !

Lui : Bien sûr, on peut voir ça comme ça. Mais je l'aime, vous savez. Plus que tout au monde. J'aurais déplacé l'Everest pour elle : alors, pensez, faire un peu glisser mon inconscient vers les noirs tréfonds du SM, c'était pas si difficile !

Elle (étonnée) : Mais donc, ça se passe bien avec votre femme, maintenant ?

Lui : En fait, oui. C'est juste que je ne m'habitue pas tout à fait. A chaque fois que je la bats, c'est moi qui en prend plein la tronche. Ca me rend malade. Mais attention : je ne montre rien et j'en suis fier ! Encore une fois, il y a beaucoup de vrais sadiques à qui je pourrais en remontrer facilement !

Elle : Mais je n'ai toujours pas compris pourquoi vous consultiez ?

Lui : Pour expier. Comprenez-moi : je ne peux évidemment dire à personne que je suis obligé de battre ma femme pour la rendre heureuse. Alors, à chaque fois, je viens ici.

Elle : Mais ça doit vous coûter une fortune !

Lui (sortant son portefeuille, réunissant trois billets et les tendant à la femme) : Ca, faut reconnaître, Docteur, que vous me coûtez très cher. Mais bravo. Encore une fois, je me sens mieux.

Elle : Je vous l'avais dit. Je savais que la répétition de cette petite mise en scène vous conviendrait bien.

Lui : C'est vrai. Je me dépense, je dépense : en fait, c'est un peu sur moi que je tape quand je viens vous voir !

Elle : Transfert, contre-transfert, laissez tomber, c'est trop compliqué pour vous et vous avez déjà bien assez de votre femme.

Lui : La dernière fois, vous m'avez demandé si je n'étais pas un peu maso, moi aussi. Vous le pensiez vraiment ?

Elle : Notre demi-heure est terminée. (Elle se lève et le raccompagne à la porte). A lundi prochain, cher Monsieur. Et mes meilleures insultes à votre femme.

Lui : Merci pour elle, elle adore ça. A lundi, Docteur.

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