Mon Zèbre - Petit traité de la Douance IV
sadnezz
Posté le: 20 Déc 2018 22:04 Sujet du message:
Où vas-tu? Où vas tu sans moi, dans ton manteau en peau de pluie?
Le col d'Alphonse est saisi, la main s'abat sur son visage pantelant avec force. Une gifle monumentale, qui résonne dans la pièce. Une gifle de rage désespérée. De contrevenant. D'insurgé. Zygomatiques blancs pressant une détente d'ivoire. La voix s'est enrouée d'un sanglot nerveux, d'une incrédulité pugnace. Alors c'était ça? Alors Dieu punissait enfin. Un grand feu ronge les minutes qui partent en cendres. L'Enfer est là.
Je t'interdis de partir ! Hurle le Montfort.
Un cri puissant et épuisé, extirpé des tripes, arraché à son exosquelette insonorisé, un cri dans la nuit interminable qui ne trouve que l'écho d'un souffle tari. Il le retient loin de la géhenne d'un geste qui s'enroule à sa nuque de boucles brunes. Il préférerait la briser que de le laisser partir en le laissant là.
Pas maintenant . Pas ainsi. Je te l'interdis ! Nous avons passé un Pacte toi et moi... Nous avons ...
A deux mains sismiques il secoue cette gorge sans vie. L'a-t-il brisée? Cette nuit durera trois jours comme les feux meurtriers de l'été. Cette nuit ne se terminera pas à l'aurore. C'est une nuit terminale, où ses angoisses posent en vrac tous ses cauchemars éveillés à ses pieds, toutes ses craintes cristallisées . Quelqu'un a voulu tuer Tabouret, et puis Archi, et les Autres. Dans cette fête , dans cette foule, quelqu'un a voulu l'empoisonner. Est-ce lui? Est-ce d'autres? Alphonse s'efface, matière noire inflammable qui s'étiole et se racornit. Il s'en va. A revêtu son pardessus hagard. Il est là et déjà parti à la fois. La nuit s'est morcelée, à Saint front les lits agonisants s'alignent. Faust est une plaque tectonique contrariée.
Putain écoute-moi! Tu ne peux pas partir sans moi. Tu ne peux pas m'abandonner... Tu sais tout ce qui nous a mené jusqu'ici. Jusqu'à Petit Vésone. Tu sais maintenant. Tu sais , quand quelqu'un nous prend dans les bras alors qu'on n'osait pas le faire. Quand quelqu'un a compris notre langage secret sans que l'on ait eu besoin de le lui expliquer. Quand on essuie le stupre sur le ventre de celui qu'on aime, par tendresse, ou respect, ou j'en sais rien parce que c'est tout sauf anodin en fait, parce que c'est un geste qu'on sait ne pas être ce qu'il parait. Quand on couche une personne que l'on désire, qui est ivre, et que l'on se force à tourner les talons pour ne pas profiter de la situation. Quand on rentre tard le soir à deux, et que l'on prépare son corps pour faire l'Amour à celui qu'on aime. Quand quelqu'un caresse du bout d'un doigt, en continu, cette infime parcelle de peau qui fait vibrer et apaise à la fois jusqu'à la moelle. Putain, tu sais ça... Tu sais ce que c'est une année de grande faînée.
Les ongles se crispent sur la peau lisse qui s'écaille, cherchant à retenir Dieu sait quoi, s'enfoncent dedans, tant qu'il est encore tendre, pour lui arracher un sortilège. Pour l'arracher à l'Ankou. Dans la réponse carmine éclatante, Faust creuse dans cette poitrine lasse, qui en a finie de lutter, ça se voit, c'est une fosse dont on ne distingue pas le fond, il y creuse pour y retrouver les hyphes secrets qui les ont connectés comme ils connectent tous les arbres, y trouver le centre névralgique et le dévorer, le garder encore en lui, qu'il vive, qu'il pleure, qu'il pleuve, que Paris redevienne Paris. Que le feu s'éteigne, où qu'il s'éteigne avec Lui.
[Make it rain
Qu'il pleuve
Make it rain down low
Qu'il pleuve vraiment
Just make it rain
Qu'il pleuve simplement
Oh make it rain
Oh qu'il pleuve]*
Que Paris reste à tout jamais Paris.
De bleu et de pluie. L'Aconit se réveille brutalement, dans un sursaut fruste, dans une apnée sinistre, saisit le bras de celui qu'on a ramené à la maison. Y retrouve son air, la poitrine défoncée. Et sans savoir ni avoir envie de les contrôler, les vannes s'ouvrent, la digue cède, et des larmes silencieuses coulent sur le torse retrouvé où s'est logée la joue. L'oreille écoute l'horloge rassurante de la mécanique Faune. Pour se rassurer. Pour apaiser sa nuit dévorée.
Drapé de silence, Tabouret dort enfin. A cessé de fixer cette fenêtre sinistre, a sombré dans un sommeil qu'on lui souhaite meilleur que l'assoupissement exténué du clerc poussé à l'épuisement depuis trois jours, et dehors, sans un bruit,
il pleut.
* Ed Sheeran - Make it rain