Mon Zèbre - Petit traité de la Douance V

sadnezz

Posté le: 29 Déc 2018 17:47 Sujet du message:   

"We took a walk to the summit at night, you and I 
Nous avons fait une balade au cœur de la nuit, toi et moi 
To burn a hole in the old grip of the familiar, you and I 
Pour brûler un trou dans l'ancienne emprise du quotidien, toi et moi 
And the dark was opening wide, do or die 
Et l'obscurité était grande ouverte, marche ou crève"


Une fracture. 

Voilà ce à quoi ressemblait Nicolas. 

Une grande fracture ouverte, plaie béante humaine, calcification morcelée et silencieuse. 

Le choc de cette infernale nuit de la Saint Noel, coup de canif décisif, l'avait laissé infiniment morcelé, terrassé par la douleur et le chagrin , dont le poids l'avait fait se recroqueviller plus encore que les jours passés sur lui même. Caillou. Calcul. Chose informe et dure qui n'a plus ni d'envers ni d'endroit. 

Au bout de cinq jours, Nicolas n'eut plus de larmes à donner. La crue avait cessé, défoulant toutes ses forces, refoulant toutes ses vagues. Toute l'eau de son corps, dernière litrée vitale migrée dans son estomac qui ne supportait plus rien. Et comme après tout ras de marée, comme après toute dépression climatique sévère, un long silence de mort s'installa, un de ceux que l'on prend pour un prémices du renouveau mais qui n'appelle qu'un écho sinistre. Le vide stérile de l'Après, le paysage du plus-rien-comme-avant. Les sillons secs et taris de ses joues cédèrent la place à d'intenses cernes bleus. Un Bleu Aconitien. 

L'épi blond et fade avait pris la forme de l'oreiller. Ce matin là, la cloche de Saint Front de nouveau ne sonna pas. Ce matin là il ne se pressa pas pour aller rejoindre Eugène et Loucas. Ce matin là, une fois de plus, Nicolas n'eut aucune raison de se lever. Et resta au lit. Ce matin n'était que la suite sans fin d'une immense nuit dans laquelle il s'était laissé glisser, submergé, Evêque sans paroisse et sans soutane. Enlevée hagard à l'aide d'un domestique, pliée au pied du lit comme un suaire de mauvais augure. Homme sans progéniture. Substance vide et bleue. Du Bleu. Toujours du bleu. 

Saint Noel - Saint Jean funeste avait avalé son église d'un grand feu, ses enfants de choeur, ses soeurs, sa foi. Saint Nicolas amis des petits enfants n'était plus. Tout avait volé en cendre, poussières racornies voletant dans un ciel noir et rouge, lucioles carmines. Passé le choc trop violent, caillou s'était fossilisé sur une montagne de questions. Des questions insolubles insupportables au pragmatique qu'il était. Zèbre à pois dérouté. Arbre sauvagement déraciné. Vésone s'était parée de Noir, et Nicolas gisait volets fermés dedans. Du Noir. Du Noir. Toujours du Noir. 

Lettres se succédaient au chevet de qui ne les ouvrait pas. Ou parfois pour les refermer immédiatement. Sentant le vertige stomacal venir l'étrangler de nouveau. Se sentir dépeuplé parmi les siens. Dépossédé. Dénaturé. Désolidarisé du commun. Il n'y avait pas de mots. Ne restaient que les gestes. Ceux d'Alphonse qui, parfois, venaient le tirer de sa léthargie. Venaient en prière tenter de le ranimer de quelque chose. Car ceux qui restent prennent double peine. 

Il n'y aurait plus de mots avant longtemps. Parler de ses peines, c'était se consoler. Nicolas n'était pas capable d'être consolé'. La mort avait ponctué son année comme une pierre tombée dans un étang : d'abord, éclaboussures, affolements dans les buissons, battements d'ailes et fuites en tout sens, le Déni. Ensuite, grands cercles sur l'eau, de plus en plus larges. Enfin le calme à nouveau, mais plus tout à fait le même silence qu'auparavant, un silence, comment dire... 

Assourdissant. 

Qu'avait-il perdu au terme de cette année, lui qui avait pourtant gagné Alphonse? Une soeur. Un Père. Saint Front. Les enfants. Ses derniers repères. Plus rien ne serait pareil désormais. Au terme d'une année et de cinq nuits, Nicolas était un nouvel homme. Un homme brisé, raide et froid dans sa couche. Un homme persécuté de ses propres questions, auxquelles réponses tentaient de se fabriquer de toute pièce pour camisoler ce jeune dejà vieux agité de ses cauchemars. Si Nicolas avait tout perdu, ce ne pouvait être que la réponse de Dieu. Un châtiment impitoyable. Oui. C'était cela, n'est-ce pas? Ne répondait-on pas " Dieu" pour toutes questions irrésolues? Si L'église avait brûlé, si Alphonse et le village avait été empoisonné, si son Père était mort, si sa soeur ne lui inspirait plus que le dégoût comme son Page qu'il avait tant aimé... C'était une punition pour ses crimes. Celui d'être un religieux trop approximatif, trop tiré vers des penchants condamnables. Aimer, de corps, de coeur, aimer un homme de surcroît, l'aimer au point d'avoir douté de sa foi, aimer au point de s'apprêter à quitter l'Eglise... Avant de sauter le Pas, Dieu avait donné son châtiment. Abattu ses fléaux sur Faust Nicolas. Quitter oui, mais tout perdre alors. A tout bonheur son revers. Une punition à la hauteur de l'imposture. Plus que les coups de fouets. Plus que les regrets. Un long silence d'Après. 

Sa démonstration de détresse violente, de refus, d'indignation avait été faite loin des yeux des autres. Il n'avait pas mis d'obstacle au mouvement de sa douleur. S'était arraché des poignées de cheveux. Avait flageolé sans souffle, dans une rigole sale de la rue, dans un sanglot de bête agonisante. Et l'avait laissée mûrir. Enfler. Purulente, lui sortant par les yeux et le nez. Longtemps. Jusqu'à ce jour, où, figé et froid, le visage encadré d'une austérité inédite il se présentait à dieu comme déjà mort. Inerte. Fossile dans le lit vide d'une rivière. 

On disait qu'il fallait tout un village pour élever un enfant. Nicolas avait été ces dernières années tout un village pour s'occuper des siens. Désormais le toit fumant de son église avait l'odeur âcre de l'abjecte vérité: Il n'y avait plus rien que lui. 

On disait en Bretagne que 'nul ne peut atteindre l'aube sans passer par le chemin de la nuit'. C'était vrai. Faust stagnait là, dans une nuit perpétuelle, sous une lune aussi blafarde que lui et immense qui semblait le suivre partout, le dévorer des yeux. L'étranglant d'angoisses muettes. D'apathies terribles. De colères démentielles et subites réservée aux pauvres gens de sa maison. Nicolas était l'ombre de lui-même, et personne le vit jusqu'à ce qu'une main bienveillante et désolée ne le tire de sa tombe de draps pour l'emmener retrouver la lumière du dehors. 

Et l'aider à remplir des malles d'Adieu, sans promesse ni date de retour.

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