Monsieur de Notre-Dame
ex-lux-tenebris
Salon-de-Provence, 1565
« Du plus profond de l'Occident de l'Europe,
Un jeune enfant naîtra de pauvres gens,
Celui qui par sa langue séduira une grande troupe ;
Sa renommée augmentera vers le royaume de l'Orient. »
« A quoi ressemblait cet enfant d'Allemagne ? me demanda mon disciple, intrigué.
- Cela importe bien peu, Chavigny… répondis-je dans un soupir. »
Mes mains soutenaient ma tête, lourde et douloureuse. Ces visions. Ces cauchemars… La nuit était tombée sur Paris, veillant sur le sommeil des inconscients. Mais il y avait bien longtemps que le repos m'avait quitté… Ma tête, ma pauvre tête, ne pouvait se défaire de sa clairvoyance. Si je fermais les yeux, défilaient alors les catastrophes et les cataclysmes. Navire de guerres, avions, obus, char d'assauts, armes, colonnes d'hommes marchant au pas ou le bras droit tendu avec rectitude vers le ciel… Et au milieu le visage de cet Allemand qui ferrait basculer le destin du monde. Voilà ce que me réservait le mirage de cette nuit.
« Par ses paroles, il sèmera la haine entre les nations, et plongera toute l'humanité dans la plus sanglante des guerres. Des milliers de personnes seront déportées, torturées… exterminées. Il sera le mal absolu. »
Je tentai de me relever, mais mes vieilles jambes ne me portaient plus. Mon corps était aussi fatigué que mon âme. Je rêvais de retrouver la paix.
« Maître, lança Chavigny en se précipitant pour me soutenir, je vous en prie, restez assis ! Vous êtes épuisé… Je vous ai dit des milliers de fois que vous ne dormiez pas assez… »
Je me rassis au coin du feu. C'était le seul endroit de la pièce où il ne faisait pas noir. J'avais peur des ténèbres. Comment la cruauté et la haine s'était-elle emparée du monde ? Était-elle venue d'elle-même ou avions-nous, pauvres humains, chercher à l'embrasser ? Catholiques et protestants se détestaient un peu plus chaque jour. La Peste Noire, que l'on avait cru maîtrisée, se réveillait. Le roi Henri II était mort comme je l'avais prédit, et tout advenait sans cesse comme je le disais. L'humanité était… dévorée par les ombres. Avalée par l'obscurité. Pour la plupart des gens, j'étais l'origine de toutes ces malédictions et de toutes ces souffrances. Était-ce vrai ? Les ténèbres portaient-elles mon nom ?
« Je ne saisis pas toujours ce désir et cette détermination à vous rappeler de vos visions et de les consigner à l'écrit… » souffla mon disciple.
Je ne répondis rien. Chavigny était un homme de bien, mais il lui restait encore à découvrir le monde ; il devait encore apprendre par lui-même que les êtres humains étaient des créatures bien compliquées. Qu'ils étaient capables de grands élans de générosité comme de la plus ignoble des trahisons. Qu'une bataille permanente faisait rage à l'intérieur de nous : elle opposait notre nature angélique à nos tendances démoniaques. Et, parfois, la seule façon de résister à nos démons intérieurs c'était encore d'allumer la flamme de la compassion. Je voulais que les hommes sachent de quelles horreurs ils étaient capables, et où leur folie pouvait les mener. Qu'ils puissent apprendre. Qu'ils puissent éviter cela.
Ah, changer les choses… C'était ce vœu qui m'avait amené ici, en ce temps. Vous ne me croiriez pas, mais j'étais né il y a bien longtemps… ou pour choisir des mots plus exact dans bien longtemps. Le vingt-et-unième siècle... Si je demandais à Chavigny, l'homme le plus ouvert d'esprit que je connaisse, il me dirait de ce temps que ce n'est qu'une lointaine chimère. Pourtant je l'ai connu ! Pourtant je l'ai vécu… Comment pourriez-vous me croire, femmes et hommes du seizième siècle ? Vous les incrédules, les suspicieux ! Vous qui me croyiez magicien, sorcier ou maudit ! Vous qui courrez les rues de Paris sans pensez qu'un jour ses toits et sa Tour pourraient toucher le ciel ! Paris… C'est là que tout a basculé.
⁂
Paris, nuit du 13 novembre 2015
« Michel ? Tu as entendu ? On dirait qu'il y a un feu d'artifices dehors…
- Profite du spectacle, ma chérie… »
J'embrassai ma petite amie avant de reposer mes yeux sur la scène… mais pas pour longtemps. Des hommes entrèrent d'un coup en hurlant « Allah akbar » dans la salle de théâtre, et des coups de feu plurent sur les paisibles spectateurs. Je me jetai sur Alice pour la faire se coucher, et nous rampions comme les autres jusqu'à une des sorties. Nous étions prêts de la scène, une cage d'escalier n'était pas très loin de nous. Chacun tentait de sauver sa vie, quand moi je voulais sauver non seulement mon petit être, mais aussi ma raison de vivre, Alice. Dans la panique, des gens nous piétinaient, nous piétinions des gens. Des coups de feu. Des hurlements. De la peur et de la douleur.
« Courage, Alice, on y est presque ! » soufflai-je pour ma mie.
Une vive douleur à l'épaule me saisit soudain. Je lâchai un cri de douleur. Alice me dévisagea avec effroi, regarda mon épaule puis par-dessus la sienne. Ses yeux s'exorbitèrent. Nouveau regard inquiet. Elle me fit signe de continuer. Et avant que je ne puisse refuser, elle se resta en arrière et lança une de ses chaussures à talons – ses préférées – sur un des terroristes. Je continuai de ramper, persuadé qu'elle me suivait. Mais j'entendis ses cris de douleurs, comme si on la torturait, puis l'aboiement de la kalachnikov.
La douleur morale et physique m'empêcha de hurler. Mes idées se brouillèrent, je n'avais aucune idée de ce que je devais faire ou même de ce que je faisais. Une nouvelle douleur, sur le côté de la tête. Le noir.
Région parisienne, fin novembre 2015
Alice… Alice était morte. Ma vie n'avait plus de sens. J'avais arrêté mes études de pharmacie. Je ne mangeais plus. Je n'étais qu'un être amorphe et sans volonté.
Mes amis m'obligeaient à sortir, mais c'était sans aucun désir ni passion que je les suivais. Ils essayaient de me faire rire, mais je ne riais pas. Ils essayaient de me faire vivre, mais ils n'y arrivaient pas.
Clément nous avait tous invité dans sa piscine couverte et chauffée. Il faisait plutôt chaud, pour la saison. Encore un dérèglement dû au réchauffement climatique… Je n'en avais aucune envie, mais j'étais venu. Pour la forme. Pour essayer de leur faire croire que tout allait bien. Mais rien n'allait : Alice était morte, la balle qui m'avait frôlé la tempe m'avait arraché la moitié de mes souvenirs, mon épaule était toujours douloureuse… mais surtout le monde était sombre, trop sombre. Si Alice n'avait pas donné sa vie pour que je vive, je me serais déjà tué. C'était la seule chose qui me faisait encore me lever le matin.
« Je donnerai n'importe quoi pour changer le monde, le prévenir de la cruauté des hommes. N'importe quoi, même ma vie... » murmurai-je pour moi-même.
On m'invitait à plonger. Je pris un peu d'élan, sautai du plongeoir. Sûrement le plus beau plongeon de toute ma vie. Mais la piscine n'avait pas de fond. Et me voilà attiré par les eaux sombres qui m'encerclaient !
Quand je sortis la tête de l'eau, j'étais au beau milieu d'un fleuve. Des gens avec des vêtements d'un autre âge me regardaient, intrigué. Ils ne parlaient pas français, du moins pas tout à fait celui que je connaissais.
Paris, 1529
J'étais nu comme un ver, et abasourdi. Incapable de dire où j'étais, quel jour on était ni même pourquoi et comment j'étais ici. Un homme me désigna un grand bâtiment, un peu plus haut sur les rives du fleuve : Notre-Dame. Paris, était-ce bien toi ? Toi qui m'avait vu grandir ? Toi la ville que j'aimais ? Tu ne ressemblais en rien à la cité que je connaissais. Mais je reconnaissais ta cathédrale, ô Paris, et j'y voyais mon salut.
Je fus accueilli, restauré et vêtu à la cathédrale. On m'interrogea sur ce qui m'était arrivé. Ma récente commotion cérébrale – qui n'arriverait que dans quelques siècles – m'en empêcha, autant que le miracle qui m'avait fait venir ici. Puisqu'on ne me connaissait pas de famille, ni rien d'autre en dehors du prénom que je leur avais donné, on me nomma Michel de Nostredame. Mais bien vite, fatigué de ce titre, les gens m'appelèrent Nostradamus.
⁂
Salon-de-Provence, 1565
On toquait à ma porte.
« Père ? C'est moi, Père. J'ai trouvé ce que vous m'aviez demandé.
- Entre César… Entre mon petit. »
Mon fils ouvrit la porte et entra dans la pièce. La vie m'avait donné une chance de me reconstruire. Une raison de vivre avec la mission de prophétie que je m'étais fixé, et une famille – une femme incroyable et six enfants – qui m'aimait, quoi que je ne sois plus qu'alors un vieil apothicaire passionné de sciences occultes que le sommeil avait toujours délaissé. J'avais été heureux. Les ennuis m'avaient certes frappé, mais j'avais été heureux.
« Vous vous sentez bien, Père ? s'enquit César en voyant Chavigny auprès de moi pour me soutenir.
- Je me sens vieux César, et c'est une maladie dont on ne peut rien… souris-je à mon fils.
- J'ai ce que vous m'avez demandé, Père. J'ai tout pris dans votre boutique d'apothicaire, j'y ai tout trouvé, comme vous me l'aviez dit !
- C'est bien, César… »
Je fis signe à mon fils de s'approcher. Il s'exécuta, et je le pris sur mes genoux.
« Tu sais garder les secrets, n'est-ce pas César ?
- Bien sûr Père, répondit l'enfant avec enthousiasme et innocence, je n'ai jamais dit à personne que c'était Madeleine qui avait renversé l'encrier de Chavigny, elle m'avait dit que c'était un secret !
- Alors je peux te confier un des miens sans crainte ! ris-je un instant, laissant juste le temps à Chavigny de s'éclipser. Tu sais César, un jour il faudra que je retourne chez moi.
- Je ne comprends pas, Père… C'est ici chez vous !
- Je viens d'un endroit où il y a des maisons qui peuvent toucher le ciel. Il y a des machines volantes et on peut parler à quelqu'un qui est à l'autre bout du monde sans se déplacer.
- Je pourrais venir avec vous ? C'est si excitant !
- Ce n'est pas un voyage que l'on peut faire à cheval, César.
- C'est pour cela que vous aviez besoin de toutes ces choses, dans la boutique ?
- Oui César.
- Je peux quand-même venir ?
- Non. Tu dois rester pour prendre soin de notre famille.
- Vous reviendrez, n'est-ce pas ?
- César… »
L'enfant avait bien compris. Des larmes lui montèrent dans les yeux, il explosa en larmes. Je le serrai contre mon cœur. Cela me brisait de le voir ainsi, et de devoir le laisser derrière moi...
« Vous allez nous abandonner…
- Non, César… Je serai toujours là – je montrai du doigt son cœur. C'est juste que…
- Que ? Père, vous êtes sûr que vous vous sentez bien ?
- Oui… Non… Je ne sais pas. Je me fais vieux, César, et je ne veux pas que vous me voyez mourir. Ne dis rien, je sais ce que tu penses. Mais c'est la vie ; les années passent, et chaque seconde me rapproche de ma fin… Mais j'ai encore du temps, César, j'ai encore du temps ! Je dois terminer mes prophéties, et surtout, surtout, je dois prendre soin de vous tous. Vous êtes ma famille…
- Alors vous n'allez pas vraiment renter chez vous, Père, c'est cela ? Vous allez mourir ?
- Si, je rentrerai, mais je mourrai peu après avoir revu là d'où je viens. Tu seras quelqu'un de très bien, mon fils, je le sais.
- Parce que vous voyiez l'avenir ?
- Non ! ris-je. Parce que tu es mon fils et que je crois en toi. Parce que je t'aime. »
⁂
Salon-de-Provence, 1566
Michel de Nostredame, Nostradamus, est mort aujourd'hui, d'un arrêt cardiaque. César raconte que je suis retourné à mes origines, et c'est vrai. Mes proches déplorent l'absence de mon corps. Mais César sait que j'ai fait le rituel qui me permettrait de rentrer à mon époque. Que des ingrédients rares – une plume d'ange, une aile de fée, la corne d'un veau mort dans le désert d'Égypte, un diamant, une dent de loup alpha, l'os d'un saint… et j'en passe ! – mais le jeu en valait la chandelle.
Paris, 2018
Un vieil homme est apparu sur un banc, avec des vêtements d'un autre âge. C'est là qu'il est tombé amoureux – deux fois. C'est là qu'il rejoindra celles qu'il aimait, car aujourd'hui elles sont au ciel, toutes les deux. C'est là qu'il rejoindra ses enfants. C'est chez lui. Il a revu sa belle Paris une dernière fois, ses maisons qui touchaient le ciel, sa Tour et ses machines volantes. Il ferme les yeux. C'et si paisible de se laisser partir…
J'ai toujours voulu voir Paris, je l'ai vu deux fois.
· Il y a presque 6 ans ·La deuxième fois, j'y étais avec Benjamine pour aller voir un YouTubeur, qui parle anglais, au Bataclan, je ne parle pas cette langue.
C'était le 16 février 2018.
A la même date deux ans plutôt je passais devant le juge pour la conciliation suite à ma demande en divorce.
Le 13 novembre 2015, je dormais pendant l'horreur.
Le 13 novembre 2017, j’assistais au lever du soleil, seule.
Le ciel était magnifiquement bleu parce que c'était l'heure bleu.
Lady Etaine Eire