Monsieur Ripet

Franck Pochon

Monsieur Ripet est un homme ordinaire dont il est inutile de raconter l’histoire, ou de la lire d’ailleurs.

Sauf qu’aujourd’hui Monsieur Ripet est en retard. Oh, de quelques minutes seulement. Enfin, d’assez de secondes pour constituer des heures. Bon, d’accord, il y a un jour qu’on ne l’a plus vu. Mais il n’a pas l’air de s’en inquiéter alors pourquoi nous en inquiéterions-nous ? En fait c’est cela qui commence visiblement à l’inquiéter : personne ne semble s’être aperçu qu’il a disparu pendant tout de même un jour. Il ne voulait pas nous alarmer alors il a fait comme si de rien n’était et personne ne l’a remarqué. Et tout d’un coup il se rend compte que son attention était inutile : c’est au contraire en laissant paraître sa fébrilité qu’il aurait tout juste commencé à prendre forme humaine à leurs yeux. Et tout d’un coup il se rend compte que son absence d’un jour l’a fait disparaître depuis toujours. Il était le seul à ne pas le savoir mais tous les autres l’ignoraient. C’est à ce moment où son passé s’effaçait qu’il se rappela qu’il n’avait jamais existé.

Déjà son père avait laissé son obole au tronc velu qui lui servit de mère, avant de fuir aussitôt sa déplaisante quotidienneté. De père en fils la non- parenté continuait. Une longue lignée de sperme parsemée d’ovules qui fleurissaient au hasard d’une rencontre finie avant d’avoir commencé.

Paire inconnue, mère incognito, tout cela lui aussi l’ignorait. Qu’est-ce donc qu’une existence dont l’on ne se rappelle pas la naissance ? Une fin sans début ? Une éternité contrariée ? Sans repère, sans mère ; cette mère, cet incubateur indigne, une comédienne vieillissante qui cacha si bien sa grossesse qu’elle l’oublia même au moment de l’oublier, lorsqu’il quitta son ventre. Les corsets les plus serrés avaient tenté de dissimuler ce que le corps sait mais que la volonté sait miraculeusement ignorer. Combien de fois s’était-elle cachée pour pleurer lorsque ces railleuses adverses s’étaient moqué de son embonpoint alors qu’elle faisait tant d’efforts ! Leur grossièreté rendait l’engrossée grosse et la vieille enceinte ménopausée ! Malheureusement, ces calomnies servaient sa dissimulation tout en en annulant son intérêt. Grosse ou engrossée, on n’en voulait plus. De rôles mineurs en figurations minimales, de castings ratés en dépressions réussies, la seule personne qui la pénétrait encore était une seringue bourrée de mort au cafard, de mort au ras-le-bol. Et à mesure qu’elle croyait en absorber le contenu, la seringue la vidait du sien. La seringue la vidait, la seringue la pénétrait, la seringue la suçait, la seringue la baisait, la seringue la faisait jouir, la seringue l'occupait, la seringue l'anesthésiait, puis la seringue lui prouvait leur existence en lui faisant faire des overdoses. Il y avait déjà longtemps qu’elle avait au sortir de toilettes pudiques laissé barboter son barbot dans la cuvette des WC. Alors qu’il se débattait contre les marées engendrées par la châsse d’eau, elle continuait à ne penser qu’à l'absence d'elle-même. Il aurait tout aussi bien pu pourrir à l’intérieur de son corps, elle ne l’en aurait que plus encore pris pour une infection.

Les services publics étant ce qu’ils sont, il passa dans la plus complète impersonnalité des services de nettoyage des toilettes au service de nettoyage des foyers. Un dossier parmi d’autres nourri au sein de l’assistance publique, ses premiers souvenirs lui rappelèrent que d’autres enfants avaient été jetés par leur mère à la poubelle mais sa mère à lui – c’était la seule chose qu’on lui avait sadiquement confiée - était déjà une poubelle. On ne les traita pourtant pas comme des déchets mais comme des choses à remettre en état puisqu’on les avait remises à l’Etat. Est-ce par esprit de responsabilité ou par préoccupation de retour à l’investissement ? Toujours est-il qu’ils n’étaient au terme de leur parcours avant terme pas en état de fonctionner mais au contraire en état de fonctionnaires. L’Etat a horreur de l’Individu et l’Individu a horreur de l’Etat. Qui a commencé ? Il est plus utile de se demander qui finira. Et lui il finit robot humain à classer toute la journée des fiches individuels ou des individus fichés dont il se fichait individuellement.

Pendant une époque, il assista dans le privé une nymphomane qui pratiquait la masturbation vaginale avec son pénis comme godemiché. Elle cessa de l’utiliser lorsque s’enquérant un jour de la raison pour laquelle il attendait d’introduire son objet, elle s’aperçu qu'il s’était en fait déjà retiré. Le jouet ne marchait plus, il ne lui faisait plus aucun effet ; il fallait passer à autre chose.

Il reprit alors sa vie de solitaire qu’il n’interrompait brièvement que lorsqu’il s’amusait à sauter sur son ombre ou bien lorsqu'il s'amusait à prendre de vitesse son reflet, si récurrent dans le miroir qu’il finit par le prendre pour un élément de décoration récurrent des murs faisant face aux miroirs.

Toute sa vie se déroulait comme au bureau, il ne faisait que remplir des formulaires. Formulaire de salutation, formulaire d’achat, formulaire de santé, formulaire de livraison, formulaire d'imposition, formulaire de sondage, formulaire de location, formulaire de relations. Et il envisagea tout à coup plein d’espoir que si tout le monde remplissait constamment ces formulaires, une bonne part de la population n’avait le temps de rien faire d’autre et qu’il n’était par conséquent pas seul à ne pas être. Une bonne part de la population n’existait donc pas et son absence d’un jour venait maintenant de supprimer tous ses frères, les isolés sans attaches.

Alors, dans un coup de folie, il bondit sur la chaussée en s’écriant « JE SUIS UN GENOCIDE ! » avant de se faire écraser par une voiture juste avant qu'elle ne sache qu’il existait.

C’est du moins ce à quoi il pensait en regagnant son appartement.

Dès qu’il ouvrit la porte, il fut ébloui par la lumière brute d’un vaste studio vide. Il ne restait que des murs, un garage sans voiture. S’il n’était pas, au moins s’accrochait-il à toujours avoir. S’il n’avait plus rien, même les objets l’ignoreraient ! Cette pièce vide lui faisait sentir son inexistence, palpable comme le vide, insaisissable et éternelle comme le néant. Il n’y avait même pas de traces de revêtement enlevé. Juste un chantier individuel achevé de construire, dont l’aboutissement dans les temps était déjà en soi un fait exceptionnel.

Le vent de la porte précéda sa fermeture conclue d’un coup sec. Il la vit définitivement fermée car elle n’avait plus de poignées, ni de serrure, ni de gonds d’ailleurs. Aucun espace ne laissait la lumière s’infiltrer du dehors. C’était juste une fresque sans relief sur le mur. Même la texture du bois s’était cimentée.

Pourtant les fenêtres sans rideaux sont incandescentes de soleil ! Mais la porte a maintenant complètement disparu. Les fenêtres sont toujours blanches, le plafond uni, autant que le plancher, et la porte n’a à présent jamais existé !

Il se refuse à concevoir la situation tant qu’il n’a pas tout examiné. Il se dirige d’un bond vers les fenêtres et s’aperçoit qu’elles n’étaient que des panneaux blancs allumées par son esprit en feu. Travesties comme la porte, qui elle a cependant complètement disparu. Comme les fenêtres maintenant. Il n’y a plus que six grandes étendues de béton qui le rangent comme six grandes planches de sapin – sans capiton.

Il veut se prendre la tête entre les mains pour calmer son esprit resté lui sans doute dérangé mais il n’a plus de main, ni de corps d’ailleurs. Il peut se déplacer aussi vite qu’il veut à la vitesse de la pensée mais il n’a plus de corps. Il n’a plus d’yeux mais il voit, il n’a plus d’oreilles mais il entend ; il sent, il touche. Non il ne touche plus, il n’a plus rien pour toucher et d’ailleurs il n’y a plus rien à toucher, exceptés ces six murs. Il n’y a plus rien à sentir et c’est pourquoi il croit continuer à sentir. Plus rien ne peut produire de son et c’est pourquoi il croit toujours pouvoir entendre. Il voit mais que voit-il ? Six parois dont les arrêtes s’évanouissent un peu plus à chaque fois qu’il se fixe sur la planéité d’un mur.

Il ne faudrait plus bouger mais c’est déjà trop tard, à cause de sa fébrilité, toutes les arrêtes ont à présent disparu. Peut-être bouge-t-il, mais comment le ressentir ? Aucun angle de vision ne diffère d’un autre ; il n’y a plus d’angle, rien d’une infinité de couleur béton dont toutes les aspérités ont été effacées. Et comme il n’y a plus d’angle rejetant les murs à distance les uns des autres, il n’y a plus d’espace intérieur et donc plus de mouvement possible, ni même de position.

Rien ne se passe. Plus de temps, plus d’espace. Il est peut-être à l’intérieur d’un bloc de béton lisse ? Mais qui croirait qu’il se trouve encore dans du béton ! C’est une infinité grise où ses pensées se figent comme du ciment devant l’absence de choses, dans la contemplation du néant. Et s’il a pu penser cela, ce n’est qu’en anticipant son processus d’effacement puisque que maintenant il ne pense plus. Sa matière n’est plus, sa pensée n’est plus.

L’infinité grise existe peut-être d'elle-même mais sans personne pour la contempler. Il faut faire comme si de rien n’était, de peur de la contempler à notre tour, comme le fit cet accidenté de la route, tué sur le coup, par cette voiture qui sait maintenant qu’il a existé, au moment même où il l'avait cessé.

LA VIE EST UN PAS VERS LE PLUS.

  • Merci ! C'est un texte à remanier et surtout à épurer mais je l'ai laissé tel quel ! J'ai le défaut de vouloir explorer toutes les possibilités en même temps, ce qui peut rendre l'écriture "tentaculaire" et la lecture pénible ^^

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    Franck Pochon

  • J'ai beaucoup aimé, surtout le côté glauque et désabusé, qui m'est aussi propre.
    Les jeux de mots sont plaisants et divertissants, mais comme tu l'as toi-même dit, parfois c'est trop recherché au niveau des sons ou jeu de langage, et ça devient lourd ou l'on s'emmêle. La partie finale (après l'accident) partait d'une idée sympathique, mais, même si j'ai du mal à m'expliquer pourquoi, je ne l'aime pas trop. Peut-être un peu lourde ou attendue ? Ce qui amène cela dit à une conclusion que j'aime bien.

    Si j'ai plus parlé de ce que je n'aime pas, c'est parce que parler de ce que j'ai aimé ferait redondant par rapport au texte, tu dois en connaître les points forts, et j'aime le style et l'écriture.

    4,5/5 pour ma part =)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    721309370 orig

    Lucie Baldini

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