Monstres Magnifiques - Piégé dans la poussière
Laurent Buscail
Je me souviens de ma première mort, à y réfléchir elle n’avait pas était si douloureuse que ça. Enfin bien moins que la seconde qui le fut surtout par sa longueur, j’espère que je n’aurai pas à mourir une troisième fois. Je n’ose y penser.
La première fois, je cherchais de la nourriture pour ma famille, une supérette semblait n’avoir encore subi aucun dommage. Le soleil allait bientôt se coucher et l’endroit aller très prochainement grouiller de créatures plus répugnantes les unes que les autres. Il fallait me dépêcher, de plus mes défenses étaient beaucoup trop réduites pour supporter une attaque massive. J’arpentais les rayons à la recherche de conserves lorsqu’un grognement m’interpella. J’avançais avec prudence, je tenais fermement ma fourche légèrement rétrécie et dont j’avais aiguisé le trident. Je vérifiai rapidement mon revolver, seules trois balles restaient dans le chargeur puis me mis en quête de trouver la provenance de ce gémissement animal. Au détour d’une allée, une odeur de décomposition très avancée traversa mon épais cache-nez et me prit à la gorge. Je vis quelques mouches traverser les étagères parcourant les boîtes de céréales périmées depuis bien longtemps déjà. Je me reculai d’un pas et à l’aide de ma fourche entrepris de dégager lentement l’étagère afin d’apercevoir le monstre qui devait jouxter mon allé. Deux grandes cavités orbitaires vides me fixaient entre les étagères, les larves et les mouches avaient déjà bien ravagé le corps de ce qui devait être une femme il y a de cela seulement quelques mois. L’odeur des divers produits avariés qui l’entourait cachait apparemment la mienne, car aucune réaction à mon égard ne vint perturber sa recherche obsessionnelle de viande rouge. Sur la pointe des pieds, je passai de son côté de l’allée et me positionnai courageusement devant ce corps vert tout décrépit et dont les peaux pendaient par endroits. Je pris ma fourche à deux mains et après avoir pris un peu d’élan je tentai de la lui planter en plein dans le front de sorte à neutraliser son système nerveux net. Seulement la peau sur son crâne était devenue aussi dure que du cuir et ma première tentative se solda par un échec. La créature réalisa ma présence et d’un bond vigoureux elle me sauta dessus. Elle s’embrocha l’abdomen sur ma fourche et tous deux nous basculâmes en arrière. Je ne pouvais pratiquement plus bouger bloqué par ce monstre qui s’agitait violemment au bout de mon arme juste à quelques centimètres au dessus de moi. Seule sa salive m’importait à cet instant, son corps entier s’était desséché, il ne restait plus que deux glandes salivaires toujours dangereusement actives. Ses bras s’agitaient frénétiquement devant ma figure et je luttais pour me pas être griffé de ses ongles longs encore fermement accrochés à ses doigts. Le corps de la créature descendait lentement le long du trident et s’approchait de plus en plus du mien. Soudain, je sentis son souffle sur mon oreille gauche suivie d’une grande douleur. Je rassemblai mes forces et parvins à repousser la fureur devant moi. Je la regardai se repaitre de mon oreille, debout dans l’allée, la fourche pendait de son ventre. Je m’emparai du manche, fit valser le monstre contre un rayon et sortis la tête de fourche de son abdomen. Armé de ma colère je brandis mon arme au dessus de ma tête et lançai toutes mes forces en direction de son front. Le trident s’enfonça dans la boîte crânienne du corps décomposé et transperça le dernier élément encore en vie. Je pendais lamentablement au bout du manche, cherchant à retrouver mon souffle, le sang coulait de mon oreille, il ne fallait pas trop traîner cela risquait d’attirer d’autres morts vagabonds. Je me précipitai sur l’allée des conserves et remplis mes deux grands sacs de voyage sans faire le tri.
Quelques minutes plus tard, j’étais à la sortie de secours du magasin, les sacs chargés sur mes épaules et je scrutai la ruelle à la recherche d’éventuels assaillants. Les rues étaient pratiquement vides, mais les derniers rayons de soleil allongeaient déjà les ombres à leurs limites. La ville allait bientôt grouiller de ces horribles cadavres en putréfaction. Je regagnai rapidement ma forteresse où m’attendait ma famille, le sang s’était arrêté de s’écouler de mon oreille et les créatures ne me remarquaient pratiquement déjà plus lorsque j’arrivai devant mon immeuble. La seule façon d’entrer consistait à passer par le coffre d’un van qui s’était encastré à l’arrière de l’édifice, nous avions condamné tous les autres accès. Les multiples contorsions que je dus effectuer pour m’extraire du véhicule avec les sacs me donnèrent une grande suée et c’est en nage que j’apparus dans le couloir du rez-de-chaussée devant ma fille qui me menaçait d’une arbalète tremblotante. En reprenant mon souffle je lui demandai de m’aider à porter un sac, mais elle restait là comme pétrifié et approcha son œil de la butée de visé. J’avais de plus en plus chaud, la fièvre me gagnait et ma fille le voyait. Elle m’interrogea sur mon oreille et alors que je tentai de m’avancer, elle m’intima l’ordre de reculer. La peur faisait trembler sa voix. Mes yeux commençaient à se brouiller, je compris qu’il ne s’agissait plus que de quelques minutes maintenant. Une migraine me lançait des coups de poignard dans le crâne. Je jetai les sacs vers ma fille ainsi que ma fourche. Les larmes aux yeux, elle me demanda de m’en aller vite avant qu’elle ne me tue. Je lui fis mes adieux et repartis vers le van. Pendant que j’avais le dos tourné à ma fille, je sentais sa flèche pointée sur ma tête et savais en l’entendant pleurer qu’elle n’arrivait pas à la décocher. Elle prit les sacs et partit à toute vitesse dans les couloirs de l’immeuble en criant qu’elle m’aimait.
Mon corps était brulant à présent que je m’extirpais de l’arrière du van. Le soleil n’était plus qu’une rumeur rougeâtre à l’horizon et les morts arpentaient en masse les rues de la ville. J’avais oublié de rendre mon revolver à ma fille, les trois balles m’appelaient depuis le barillet. Je pris l’arme dans ma main et lança un coup d’œil aux fenêtres de l’étage de ma famille. Une légère ombre apparut et me fixait, j’imaginais, ma femme et ma fille en pleure, spectatrices impuissantes de mes derniers instants en tant qu’être humain. Le ciel était entièrement rouge au dessus de moi, ma peau me démangeait atrocement. Tous mes membres se mirent à trembler et m’obligèrent à m’agenouiller. Je portai avec grande peine le canon à ma tempe tout en gardant les yeux rivés sur l’ombre qui me pleurait perdue dans l’immense tour. Tout autour de moi, les créatures s’étaient amassées en nombre et restaient patiemment attendant de m’accueillir parmi elles. Je ne voyais plus rien, mon corps était complètement figé, le revolver sur ma tête. Je voulais appuyer sur la gâchette, mais il était trop tard, mon cœur était en train de s’arrêter. Ma blessure devint aussi froide qu’un glaçon et puis se propagea partout en moi. Je m’écroulai sur le sol, le revolver toujours à la main, les trois balles à leur place. Les morts se remirent à marcher et ne faisaient plus attention à moi. Je n’étais plus vivant, mais je n’étais pas mort.
Je restai allongé sur le sol pendant la moitié de la nuit, les mouches volaient au-dessus de moi ainsi que les corbeaux. Je ne pouvais plus bouger, mais une autre activité me tint occupé. Je me battais à l’intérieur de ma tête contre un instinct primal, bestial qui tentait de prendre le dessus et qui essayait de m’expulser hors de mon corps. Il m’arrive encore aujourd’hui de penser ce qu’il se serait passé si je ne m’étais pas autant accroché à ce corps sans vie. Mais à ce moment-là, je ne pensais qu’à ma famille, au monde hostile dans lequel je les abandonnais. Je devais rester et me battre pour elles. Soudain, après être resté plusieurs heures couché sur le sol, mes yeux s’ouvrirent et je sentis mon corps retrouver sa mobilité. Quelques articulations restaient figées et je me retrouvai debout à la suite d’une improbable chorégraphie. Ma nuque restait désespérément figée collant ma tête contre mon épaule. Je ne commandais aucun de ces mouvements maintenant que je déambulais parmi mes semblables sentant chaque fibre de mon corps à la recherche de chair fraîche, de sang, d’être vivant. Mes pas me ramenaient étrangement vers mon immeuble, le monstre en moi se souvenait de ma famille et je ne pouvais rien faire pour l’empêcher. Cette course folle complètement désarticulée ralentit à mesure que j’approchais de l’épave, mes jambes devenaient de plus en plus raides puis ce fut autour de ma colonne vertébrale de perdre totalement sa flexibilité. Ma démarche ressemblait plus à une mauvaise imitation de Boris Karloff dans la momie qu’à la démarche d’un être humain. J’arrivais contre la voiture péniblement, je désespérais de me retrouver de nouveau face à ma fille ou à ma femme, mais mon corps avançait inexorablement vers elles lorsque je sentis tout à coup tous mes membres se figer. Je restai bloqué, la tête collée contre le hayon de l’épave.
Le jour allait maintenant se lever, ma fille allait sortir faire sa ronde. La panique grandissait au fur et à mesure que les ombres rétrécissaient. Le monstre en moi était en sommeil, attendant le retour de ses capacités motrices. Je devais faire quelques choses, les autres pourraient poursuivre mon effort et découvrir la cachette de ma famille. Mon corps était dur comme la pierre, le soleil apparaissait derrière les immeubles et ma fille allait bientôt se retrouver face au cadavre de son père. Je me concentrai sur mon centre de gravité, je pensais que si j’arrivais à basculer en arrière je pourrai me dégager du chemin de ma fille et peut-être me cacher. Mon bassin restait fixe, je baignais à présent dans le soleil. Soudain, une vibration se propagea dans les murs jusqu’à l’épave, elle traversa mon corps et mon bassin se décala de quelques millimètres. Ce devait être ma fille qui claquait la porte de l’appartement, il lui restait quinze étages à descendre à pied. Un mouvement de balancier se mit en marche, tout d’abord très léger puis de plus en plus rapide. Mon buste tapait contre la carrosserie, le mouvement ralentit alors que j’approchais du point de rupture. Une vibration plus franche finit de me faire basculer en arrière. La porte de la cage d’escalier ! Mon corps s’écrasa contre le sol, la porte de l’appartement dans lequel était encastrée la voiture s’ouvrit. Il me fallait me trainer contre l’immeuble pour espérer ne pas me faire remarquer par ma fille. Je ne pouvais rien espérer de mes mains, ni de mes pieds. Ayant retrouvé un peu de mobilité dans le bassin je m’en servis pour me retourner face contre terre. En s’écrasant sur le sol, mes bras reprirent une flexibilité inespérée. Ma fille devait être tout près, juste en train de rentrer dans le véhicule accidenté. Je décidais de pousser sur mes mains pour glisser en arrière. L’épave s’éloignait doucement alors que je la voyais s’agiter sous les efforts de ma fille. Je glissais encore, lorsque je vis le hayon se soulever. Je stoppai net ma progression et je vis les longues boucles blondes s’extirper de la voiture.
À la vue de ma fille, le monstre en moi se réveilla et je me mis à ramper dans sa direction sans le vouloir. Je tentai de toutes mes forces de ralentir, mais il était plus fort que moi. Ma fille était bien trop occupée par un petit groupe de l’autre côté de la rue beaucoup plus mobile. Elle resta un instant figée, l’œil collé à la mire de son arbalète tandis que je m’avançais lentement vers sa cheville. Mes mains ne se trouvaient plus qu’à quelques centimètres lorsqu’elle partit à grandes enjambées à la recherche quotidienne de médicaments pour sa mère ainsi que d’éventuels survivants. Un profond râle sortit de ma bouche alors qu’elle tournait derrière l’immeuble et posait un œil distrait sur moi avant de disparaître. Loin devant, je vis un asticot se promener sur ma main, des centaines devait déjà être à l’ouvrage sur mon corps. La bête en moi continuait d’avancer vers la dernière position connue de ma fille. Je ne luttais plus pour l’instant et laissais mon corps ramper maladroitement le long du mur. La rage qui animait mes membres parvenait à faire progresser mon cadavre pourtant pratiquement entièrement rigide. La décomposition inexorable continuait néanmoins son long et lent processus et mon corps stoppa à mi-chemin du coin de l’immeuble. Les larves me semblaient plus nombreuses à présent. Je les imaginais grouiller sur moi me dévorant lentement. Le monstre se tue à nouveau et je pouvais réfléchir au moyen de prendre le contrôle de mon cadavre en putréfaction. D’abord il me fallait patienter, que la rigidité cadavérique disparaisse et ensuite vaincre ce monstre assoiffé de chair.
Je retrouvais peu à peu les sensations de mon corps et bientôt je sentais la plus petite bactérie me dévorer. Mes intestins me faisaient un mal de chien, je souffrais de retrouver la perception de cette chair en putréfaction. Les mouches colonisaient chacun de mes orifices, certains œufs avaient déjà éclos et des centaines de larves malmenaient les régions externes de mon corps. Mon corps se desséchait et le soleil cuisant sous lequel je gisais ne faisait qu’accélérer le processus. La pression de ma peau sur mon alliance s’estompait lentement, je devais la garder avec moi le plus longtemps possible, son touché pourrait être la clé de ma victoire sur l’autre. La journée passa ainsi, aussi lentement que la nuit, à abandonner ma dépouille aux insectes nécrophages et autres bactéries minéralisantes. Mon esprit restait désespérément actif et ne pouvait trouver le repos, mes idées se mélangeaient, devenaient de plus en plus confuses. Je ne pouvais plus réfléchir normalement, je m’épuisais constamment à en retrouver le fil, mais c’était peine perdue tout était atrocement mélangé dans ma tête. Mon être conscient se cannibalisait au même rythme que mon corps. Le jour descendait derrière moi, ma fille avait due revenir, je ne l’avais pas remarquée trop occupé que j’étais à détailler chaque millimètre de mon cadavre qui s’évanouissait. Les morts repeuplaient poussivement les rues à l’entour. Puis le ciel se couvrit et la pluie accompagna une nuit noire sans étoiles. Les asticots me laissèrent un peu de répits tombant sous l’intensité de la pluie qui augmentait.
Des bruits de pas courant sous l’averse attirèrent mon attention, mon corps se réveilla soudainement animé par mon hôte enragé. Tout le congé qu’il m’avait laissé semblait l’avoir revigoré et mes membres se remirent en action avec une vivacité étonnante. Tous les efforts que j’avais effectués pour combattre les atroces douleurs de la journée m’avaient épuisé et je laissais encore une fois libre cours à cette fureur infernale. Je me relevais brusquement et vis ma fille aux prises avec une dizaine de mes semblables, elle décochait flèche sur flèche. Qu’est-ce qui l’avait autant retardée ? Mon démon se mit à courir dans sa direction, elle se retrouvait à court de flèches et le nombre de morts-vivants ne faisait que s’agrandir autour d’elle. Elle sortit une pipe-bomb de son sac et après avoir allumé la mèche la jeta sur le groupe le plus compact. L’explosion répandit des morceaux de cadavres dans toutes les directions et souffla une grande partie de ses poursuivants, dont moi. Le souffle brisa la vitre arrière de l’épave et elle profita de la confusion pour se jeter à travers le hayon de la voiture.
Je me relevai péniblement, certains de mes acolytes s’empressaient déjà de pénétrer dans l’épave de voiture à la suite de la fuyarde. La bête se déchaina en moi et se jeta sur le véhicule accidenté avec une grande vivacité, je traversai l’amoncèlement de cadavres en déchiquetant de la chair et des os. À ce moment-là, j’agissais à l’unisson avec mon démon intime. La brèche jusqu’à ma famille était enfoncée, je devais les protéger. Je parvins à m’extraire escorté par quelques compagnons, nous arrivâmes dans le couloir menant aux escaliers et j’aperçus ma fille la main sur un détonateur. Elle resta un moment à me dévisager, elle me cherchait derrière l’horrible résidu d’humain. À peine eu-je plongé mes yeux dans les siens que mon corps partit à sa rencontre à toute allure. En me voyant foncer sur elle, ma fille rassembla ses esprits et appuya sur le détonateur avant de partir en courant dans les escaliers. L’explosion détruisit entièrement la pièce de l’épave et des flammes parcoururent le couloir en carbonisant les quelques cadavres qui me suivaient. Mon corps fut projeté à travers la porte de la cage d’escalier et je me retrouvais éparpillé sur les premières marches.
Ma fille montait aussi vite qu’elle pouvait les étages qui la séparaient de sa mère. Il ne restait plus que moi comme poursuivant. Mon dos me brûlait, mon bras gauche était fracturé et pendait lamentablement. Je continuais d’avancer, qu’est-ce qui pouvait bien animer ce corps, mon sang stagné depuis bien longtemps dans des lividités cadavériques, mon cœur ne battait plus. Pourtant ce monstre courait vers ma famille. Soudain, je repensais à mon alliance, elle gigotait toujours le long de ma phalange. Je me concentrais sur sa texture, sur ses sensations jusque dans les petites gravures à l’intérieur. Mon corps ralentit, et je repris le contrôle du bras gauche. La fracture m’empêchait d’en faire une quelconque utilité, mais je persévérai et à l’approche des derniers étages je commençais à sentir mes jambes. L’impact de mes pieds sur les marches, le fléchissement des genoux, l’appui sur les cuisses. Ma fille n’était plus dans la cage d’escalier lorsque je réussis à décaler de quelques centimètres mon pied, suffisamment pour me faire trébucher et tomber à quelques marches de l’étage de ma famille. La fureur diabolique ne se laissait pas aisément dompter et je continuai à ramper pour finir l’ascension. Je me concentrai sur un seul membre et alors qu’il essayait de me relever je bloquai ma jambe gauche. Sa progression chancelante ne s’arrêtait pas et c’est la bave aux lèvres que mon cadavre se présenta dans mon appartement.
Le salon semblait vide, je paniquai, je ne savais plus quoi faire. J’espérais que ma fille me trouve vite et me tire une balle dans la tête. Le revolver ! Je l’avais toujours sur moi, je devais me concentrer pour m’en emparer. Subitement, un bruit attira mon attention ainsi que celle de mon démon. Quelqu’un était enfoncé dans le canapé, un cadre photo dans les bras. Ma femme contemplait notre portrait, la maladie marquait son visage et avait encore plus creusé ses joues depuis la dernière fois que je l’avais vue. Elle semblait respirer très mal. Une carabine trainait près d’elle sur la table basse. Elle tourna doucement la tête vers moi et eut un magnifique sourire avant de fermer les yeux. J’entendis une profonde expiration alors que mon corps sautait sur elle sauvagement.
Je voulais crier d’horreur de toutes mes forces pendant que mes dents déchiquetaient ce corps sur lequel j’avais l’habitude de poser des baisers. Puis toutes les douleurs que m’infligeait ma décomposition s’évaporèrent dans le sang et la chair de mon amour. Je ne pouvais ignorer l’extase que me procurait ce festin malgré mon alliance que je sentais souillée par le sang. Ma fille surgit, les bras pleins de sacs de voyage et me trouva la tête plongée dans les entrailles de sa mère. Sa réaction fut de vomir lorsqu’elle vit mon visage pleinement satisfait de ce carnage. Quand je découvris son masque d’horreur, je ne pus continuer et réussis à me dégager du cadavre de ma femme d’un bond en arrière. Les larmes coulaient à flots sur les joues de ma fille, un hurlement inhumain sortit du plus profond de sa gorge. Non ! Tout mon corps résonna de cette souffrance. Le monstre en moi semblait repu de son festin et me laissa négligemment tout loisir de mon corps. Ma fille s’empara du fusil près de sa mère et le pointa sur moi. Mon regard avait du changer car elle me dévisagea longuement tout en me gardant en joug. La sensation du sang de ma femme sur mon corps me faisait trembler à présent. Ma fille me cria de me barrer. Barre-toi, bordel ! BARRE-TOI ! Je ne l’avais jamais entendu crier comme ça. Cela me déchirait d’être la cause de sa torture. Je partis en courant vers la porte d’entrée. Ne cherche plus à me retrouver ! Me cria-t-elle tout en tirant des coups de fusil qui me frôlaient au passage. Dans le couloir, je repris mes esprits adossé contre le mur, je pensais à une sortie, il n’y en avait plus. J’avais toujours le contrôle de mon corps et je devais en profiter. Je revins dans l’appartement et le traversai en courant, ma fille me vit passer à toute allure devant elle. Je traversai la fenêtre les bras les premiers, mon corps suivit rapidement. Le vent caressait mon visage, la pluie avait cessé. Je collai mes bras le long du corps de sorte à percuter le sol la tête la première, les jambes tendues au dessus de moi. Je filais comme une flèche vers ma seconde mort, ma fille s’en sortirait bien mieux sans moi, sans ce faux moi. Mes jambes basculèrent en avant et je me retrouvai sur le dos lorsque mon cadavre rencontra le sol. À aucun moment ma tête ne toucha le goudron, ma seconde mort attendra.
Je restai de longues minutes allongé, au milieu de la rue, la colonne en bouillie. Mon bras gauche avait fini de se dessouder. Je ne sentais plus mon alliance que dans mon souvenir. Il me fallut un instant avant de ressentir à nouveau mon cadavre ravagé. Je voulais hurler, mais je n’y arrivais pas, je voulais pleurer, mais je ne le pouvais plus. Je voulais mourir encore. Je devais me reprendre vite, garder le contrôle, garder la bête éloignée. Je roulai vers le reste de mon bras et en retirai mon alliance. Je la pris entre mes dents et l’insérai à ma main droite. Mon soulagement fut de courte durée, la nuit et les affrontements récents avaient surpeuplé les environs. Tout autour de moi se pressaient des cadavres plus ou moins décomposés. Une nuée de corbeaux envahissait le ciel, leurs croassements étaient assourdissants et accompagnait un gigantesque bourdonnement strident que produisaient des milliers de mouches volant de dépouille en dépouille. Pris d’une peur panique, je partis à travers la ville, la démarche instable, je voulais fuir mes semblables. Partout où je posais les yeux, je découvrais des corps en putréfaction. La nuit sombre accentuait mon angoisse. L’éclairage public ne fonctionnait que dans de rares avenues, dans les boutiques les luminaires avaient été détruits lors de divers pillages et les quelques survivants faisaient bien attention à ne pas laisser de lumière allumée la nuit. Je marchai toute la nuit, le visage de ma fille me hantait, son horreur devant mon cadavre dévorant sa mère. Son innocence déjà bien entamée par les événements de ses dernières années s’était décomposée devant mes yeux. Elle était seule à présent, tout ça à cause de moi. Je ne pouvais la laisser et pourtant je le devais. Alors que les immeubles se faisaient de plus en plus rares, je décidai de retourner vers elle pour la suivre de loin, veiller sur elle en retrait.
Le soleil se levait déjà, les cadavres suivaient les ombres jusque dans les caves et les égouts. Ses rayons accéléraient notre putréfaction, mais il me fallait la retrouver, tant que ma mobilité me permettait encore quelques actions. Les mouches et les vermines me colonisaient sans relâche, mes yeux me faisaient mal et je voyais de plus en plus trouble. Tout mon corps tombait en miettes, j’apprivoisais lentement cette nouvelle situation et désormais je me moquais de cette tache verte qui grandissait sur mon ventre. Je me disais que j’allais peut-être me transformer en Hulk. Soudain au détour d’une rue je tombai sur un père et son enfant aux prises avec des morts, ils s’étaient réfugiés sur le toit d’un énorme pick-up et tentaient de les repousser à l’aide de pieu et de machette. Je me précipitai vers le groupe, trainant la jambe droite qui ne semblait plus tenir à grand-chose depuis la nuit dernière. Je pensai à mon revolver toujours dans ma poche et ses trois balles, assez pour rendre le nombre de poursuivants supportable pour ce père. Je sortis mon revolver et m’approchai des cinq cadavres belliqueux. Lentement, je plaçai le canon derrière la tête de l’un d’eux et appuyai sur la gâchette. Le coup de feu retentit et sa cervelle explosa, les quatre autres monstres se détournèrent de la famille et se regroupèrent autour de moi à la recherche d’une quelconque vie dans ce corps qui les menaçait. Mes yeux me trahissaient et je mettais du temps à faire le point. Je mis le revolver sur le front d’un autre qui se dispersa en un millier de morceaux tout autour de moi après la détonation. Il ne me restait plus qu’une seule balle. Je regardai le père de famille qui avait du mal à comprendre ce qu’il se passait. Mes semblables s’agitaient autour de moi sans pour autant me faire de mal. Je tirai ma dernière balle dans la tête du cadavre le plus proche. Je levai la main en l’air en regardant le père et tirai à vide dans le ciel. Il comprit et se concentra pour planter sa machette dans le crâne de l’un d’eux. Il profita de l’intérêt que me portaient les morts. Son arme s’abattit droit sur la tête du plus grand, il restait un dernier, plutôt bien conservé, petit, mais athlétique. Le père s’aida de son pied pour dégager sa machette de la tête du cadavre. Les coups de feu avaient attiré l’attention de quelques monstres cachés dans les parages. Mon œil droit se liquéfia, bientôt je ne verrais plus rien du tout. Le père et son fils devaient se dépêcher, je me jetai sur le dernier tentant de le maintenir à l’aide de mon bras encore attaché à mon buste, mais il était bien plus puissant que moi. La famille descendit du toit de la voiture et y pénétra, au loin j’aperçus la chevelure dorée de ma fille. Les coups de feu avaient dû aussi l’alerter. Elle fonça dans notre direction et à mi-distance s’arrêta pour décocher une flèche dans la tête du mort que je tentais de retenir de monter dans la voiture. À l’intérieur, le père maltraitait le démarreur pendant que son fils effrayé brandissait son pieu devant moi, je reculai de la vue du petit et me retrouvai face à ma fille. Le souffle court elle me dévisageait sans rien dire, le 4x4 démarra derrière nous. Le père l’interpella pour lui demander si elle voulait monter. Les monstres commençaient à envahir la rue, la petite famille s’impatientait. Je ne voyais pratiquement plus que des formes générales. Ma fille décocha quelques flèches dans les morts les plus proches et resta près de moi. Je sentais qu’elle hésitait et je posai ma main sur son épaule tendrement. Elle s’arrêta brusquement, le père continuait de crier dans notre direction. Je dessinai un cœur entre ses omoplates puis la poussai en direction du pick-up en prenant un de ses couteaux accrochés à ses cuisses. Elle se retourna vers moi, et je me concentrai sur son regard. Je voyais dans ses yeux qu’elle était complètement désemparée. Je partis aussi vite que je pouvais en direction du nouveau groupe de morts qui s’amenait vers la voiture. Je sentais le regard de ma fille me transcender alors que je transperçais les têtes de ces malheureux. Ils me submergeaient toujours plus nombreux. Je vis la voiture s’évanouir par delà les immeubles, des cheveux blonds ondulant dans le vent. Ma vue se troubla et tout devint noir.
Je sentais des dizaines de corps se presser contre le mien. Mon état s’aggravait, je me pensais inutile. Je m’abandonnai parmi mes nouveaux compagnons, la bête revint me bousculer. Elle voulait me chasser de ce cadavre, mais je ne savais pas comment en partir. Je décidai de l’écouter, d’essayer de la comprendre. Je perdais mes sens un à un, mon touché s’estompait en suivant la plaque verte qui recouvrait lentement mon corps. Mon odorat était constamment perturbé par les odeurs pestilentielles qui émanaient de ma putréfaction. Le gout conservait encore le souvenir douloureux de ma femme. Mon ouïe restait quant à elle étonnamment active, peut-être même plus performante qu’auparavant. Je pouvais entendre le plus insignifiant des frottements, une brise sur un vêtement, le grouillement des vers sur nos cadavres. Après de longues heures d’entraînement, je parvins à me faire une représentation satisfaisante des environs et de ses occupants. Une sensibilité accrue des changements de température m’aida à affiner l’image que je me faisais du monde qui m’entourait et je pus ainsi déterminer que le soleil se retirait. J’avais passé la journée à me mettre en accord avec mon nouveau moi. Je profitais de la baisse significative de la température ambiante pour arpenter les rues, l’atténuation de la voracité des vermines laissa libre cours à mes questionnements fondamentaux actuels. Accepter sans retenue le monstre en moi, me repaitre des survivants pour prolonger ma longévité, et ce jusqu’à leur extinction finale, ou embrasser ma différence, ma conscience et aider d’éventuels survivants tant que mes capacités me le permettraient. M’abandonner à la bestialité était le seul moyen de survivre. La survie, mais pas à n’importe quel prix et j’étais déjà mort. Soudain, une idée me vint, pourquoi serais-je si exceptionnel, pourquoi n’y aurait-il pas d’autres esprits comme moi piégés dans des cadavres et même pourquoi mon cas ne serait-il pas général. Tous ces morts-vivants pouvaient très bien abriter des consciences se battant contre leurs barbaries. J’employai le reste de la nuit à trouver un moyen de communiquer et décidai de suivre au petit matin un groupe dans les souterrains leur servant d’abris la journée.
Il s’agissait d’un parking sous terrain, des restes d’humains et d’animaux tapissaient les sols et les murs. Rien qu’à l’entrée il faisait déjà très frais. Je commençai mon rite d’éveil comme je m’étais amusé à l’appeler, le parking était plein de morts-vivants. J’entourai mon bras autour du premier et me pressai tout contre lui, la tête collée contre son épaule, je ne pensais plus à rien. Je continuai, ainsi de suite passant de cadavre décomposé à un autre en les serrant simplement contre moi jusqu’au plus profond du sous terrain. Je m’arrêtai tout près du fond subitement attiré par une sensation étrange, la même qui m’envahissait à l’approche de mon appartement. Je suivis cette sensation, tout mon corps frémissait. Quelques morts semblaient garder une porte, j’avançai la main tendue vers la poignée, mais l’un d’eux s’interposa. Visiblement agacé par mon insistance il m’ouvrit tout en me maintenant à l’entrée. Ce que je vis dépassa tout ce que je pouvais imaginer, des vivants étaient enchaînés dans une salle exiguë. La plupart étaient amputés d’un ou plusieurs membres. Mon corps se mit à vibrer en présence de toute cette chair fraîche. Le garde referma la porte violemment et me repoussa en arrière. J’avais entre temps récupéré les clés qui pendaient négligemment de la ceinture du mort-vivant « intelligent ». De toute évidence, d’autres avaient réussi comme moi à prendre le contrôle de leurs corps, mais s’étaient abandonnés à la bestialité et avait créé un véritable garde-manger. Le parking commençait à se vider, le soleil se couchait. Je profitai de l’agitation générale pour sortir mon couteau de mon ceinturon et le plantai directement dans le front du plus grand. L’autre eut à peine le temps de s’en apercevoir que je lui transperçai la cervelle. Les deux cadavres s’écroulèrent dans l’indifférence générale. J’ouvris la porte et fut à nouveau submergé par cette sensation intense et luttai contre cette furieuse envie de tous les dépecer. Tous s’agitèrent en ma présence, implorèrent la pitié. Je trouvai le plus robuste d’entre eux, celui à qui il restait tous ses membres et lui lançai les clés de leur chaîne. Je restai devant la porte surveillant les cadavres trop curieux pendant que les vivants se libéraient de leurs entraves. Plusieurs dizaines de mètres nous séparaient des premiers monstres. Un bus était garé tous près de là, je fis signe au costaud que c’était peut-être leur chance. Le petit groupe de vivants monta discrètement à bord du bus, je restais à mi-distance entre les morts et les vivants. Quelques morts s’avançaient lentement vers moi, je regardai inquiet vers le bus qui restait désespérément immobile lorsqu’un murmure m’interpella. Je me retournai face à un mort qui me prit dans ses bras et j’entendis à nouveau ce murmure qui se faisait de plus en plus assourdissant. À l’aide… à l’aide ! À L’AIDE ! Un autre mort me dégagea violemment du suppliant et j’entendis le bus démarrer suivi des pensées de cette autre mort-vivant. C’est lui ! Il a libéré la bouffe ! Je me débâtai et me mis à courir derrière le bus. Les morts se précipitaient vers moi certains cherchaient juste à me toucher, d’autres à entraver ma fuite. Sur mon passage, les pensées volaient autour de moi. Aide-moi. Au secours. J’ai mal. Attrapez-le ! Pourquoi ? Tue-moi. À l’aide. Ahhhhh ! J’en peux plus ! Qu’est-ce que je fais encore là ? AU SECOURS !
Je me mis à courir de plus en plus vite, je ne savais plus quoi faire, je rattrapais presque le bus et ma jambe droite se détacha subitement de mon corps juste à la sortie du parking. La douleur était terrible, je restais là le ventre sur le sol à regardais le bus s’en aller poursuivit par quelques cadavres maladroits. Je ne pouvais plus beaucoup bouger, les morts ne faisaient plus attention à moi et tous s’éloignaient dans la nuit errant sans but pour la plupart. Je me retournai sur le dos et sentis le vent me parcourir le corps et continuer sa course en caressant les immeubles au-dessus de moi, je sentais les pierres qui m’entouraient, le goudron sous mon corps, les flaques d’eau dans les caniveaux. J’imaginais le reste, les nuages, le ciel, les étoiles. Je me dis que je devais finir par accepter la réalité, j’étais mort depuis plus de quatre-vingts heures. Mes membres se détachaient un à un, j’étais décidé à attendre ma nouvelle mort. Et cette attente fut longue, très longue et la souffrance croissante. Mon ventre explosa, mes chairs se firent dévorer lentement pendant toute une année, parfois la bête revenait et tentai de reprendre le contrôle. Elle ne voulait pas mourir, mais j’arrivais à la contenir. Puis je devins qu’un tas d’os, je ne m’intéressais plus aux va et viens des autres qu’ils soient morts ou vivants. Même lorsque l’un d’eux écrasait l’un de mes os. Non, je restais là tentant désespérément de percevoir les étoiles. Ma perception du monde ne se faisait plus par les sens habituels, mais par des flashs de couleur, des auras et de la lumière, beaucoup de lumière.
Après des dizaines et des dizaines d’années, mon corps devenait poussière et un matin, un petit grain se détacha de mon squelette. Je décidai de partir avec et me concentrai sur ce microscopique petit bout de moi. Je sentis le vent me soulever dans les airs. Ça y était je parcourrais à nouveau les rues de la ville. Les lumières filaient à toute vitesse sous moi et je volais de plus en plus haut. Les vents chauds m’emmenèrent par delà les nuages et enfin je tutoyais les étoiles. Là-haut, j’étais enfin libre.
Mourir, une troisième fois, non merci.