Moravagine, nouvelle génération
Dorian Leto
- La vérité, c'est que vos options sont relativement réduites : vous avez le choix entre m'entendre mentir docilement ou des sarcasmes insolents. Je suis généreux, je vous laisse décider, pour aujourd'hui.
Il soupire.
- Dean. C'est votre dixième séance. Contrainte, je l'admets, on peut mieux faire. Mais tout de même la dixième. Et vous savez que personne ne vous laissera sortir de cet hôpital sans mon accord.
L'autre se redresse, un sourire moqueur tailladant son visage, les yeux brillants.
- Oh vraiment ? Attendez… Mais oui, c'est vrai ! Ce n'est que la quarante-septième fois que vous me le dites ! Ça m'était sorti de l'esprit, pardonnez-moi.
Il se recouche, les mains posées sur la poitrine et son visage feint une douleur réelle.
- Ça a commencé lorsque j'étais enfant. Mon père me battait, ma mère le regardait faire sans jamais s'interposer, pourtant je savais que…
Un claquement. Le médecin a refermé violemment son carnet. Il soupire, se lève, se dirige vers son bureau.
- Eh bien docteur, mes malheurs ne vous intéressent pas ?
Le jeune homme feint à nouveau : la candeur, cette fois. Le psychiatre éteint le microphone, reste quelques instants tête baissée, soupire encore, lève les yeux et les plonge dans ceux de son patient.
- Soit. Admettons. Couché sur un canapé, menotté, en chemise blanche et contraint, on croirait à un jeu. Un jeu des esprits assez ridicule, j'en conviens aisément : il nécessite une forme de… plainterie, si je peux utiliser ce terme. Bien. Commençons-en un nouveau, de jeu, et cette fois, les règles ne seront pas à mon avantage, qu'en dites-vous ?
Malgré des traits tirés par la fatigue, il revient à lui-même : laisse au placard l'autre, la façade, la construction nécessaire à l'exercice de sa profession. Il se frotte longuement les mains. Le jeune se redresse et adresse son premier sourire franc depuis deux mois.
[…]
- C'est mon tour aujourd'hui, Dean.
- Oui, oui. Il faut bien. C'était convenu.
- Bon… Je vous rappelle que l'honnêteté est de rigueur.
- Évidemment. Sinon, tout perd son intérêt.
Le regard du médecin est suspicieux. Le jeune lève les yeux au ciel et une main devant lui.
- Je jure de ne pas tricher, devant Dieu.
- Vous ne croyez pas en Dieu.
Il baisse les yeux et un petit rire s'échappe.
- Je le jure, tout court.
- Bien.
Il n'a droit qu'à un thème par séance, un seul. Il faut ratisser large.
- « No pain no gain. »
- Vous avez une drôle de façon de jouer.
Et il lève ses immenses yeux verts, lourds et pénétrants. Charismatique. Le médecin laisse échapper un sourire.
- Vous verrez. Allons de l'avant. Racontez-moi la plus intense de vos douleurs.
Il rechigne, il déteste ça. L'autre commence trop fort, trop subitement.
- J'ai attrapé un couteau et j'ai tranché mes avant-bras dans le sens de la longueur, l'un après l'autre.
- Ce n'est pas ça dont je parle…
Il soupire.
- Je vais mourir.
- … mais bien de ça.
[…]
Le médecin est allongé sur le canapé, l'homme debout. Parodie.
- « Pro jure, contra legem. » lance le thérapeute improvisé.
- Victor Hugo?
- Himself.
- Et… ?
- Vous n'êtes pas vous.
- Développez, Dean.
- Docteur… C'est à moi de diriger cet entretien, nous nous étions entendus.
- Soit. Pardonnez-moi. La force de l'habitude.
- Vous jouez. Pourquoi jouez-vous? C'est interdit. Vous les libérez, vous les entretenez, vos patients, alors qu'on vous demande de les effacer.
- C'est la seule chose qui les fait avancer. Les anormaux.
- Qui les soigne, vous voulez dire ?
- Non. Ce n'est pas une maladie : la folie.
- Alors quoi ?
- C'est une forme d'expression de l'entité naturelle, celle qui inculque toujours plus de conscience dans sa création, celle qui libère, l'élan vital.
- Vous êtes parfait.
[…]
- Vous n'avez peur de rien. Vous êtes un chasseur. Un excellent chasseur. Polyvalent. Vous êtes seul. Pourtant, la mort vous fait souffrir. Vous n'avez aucun sens.
- Vous déclarez déjà forfait ?
Petit rire du patient.
- « Fais toujours ce qui te fait peur. »
Un instant de silence.
- Vous me décevez, lâche le médecin. Enfin bon, c'est un livre jeunesse, je peux comprendre. Lockhart, dans nous, les menteurs.
- Bien.
- Alors ?
- Vous l'avez.
- Vous craignez la mort, Dean ?
- Je crains l'enfer, docteur. Et l'éternité.
[…]
- « All work and no play make Jack a dull boy. »
- Excellent choix, Dean.
- Toujours, docteur. Il ne vous en faut pas plus, je suppose. Exposez-vous.
- Inversons la chose. Je n'ai jamais été normal. Mon travail, quand je peux l'exercer comme je l'entends, me fascine.
- Quand allez-vous cesser de vous définir par votre profession? Parlez-moi de vous en tant qu'être.
-Il n'y a presque que ça.
- Visiblement, il y a les livres, aussi. Et vous ne devez pas être aussi sain que vous le prétendez.
- Je joue, comme vous. Mais mieux. Tous les jours. Pas de faux pas.
- Vous croyez que c'en était un, n'est-ce pas ? Vous croyez que je suis ici par accident ?
Le ton est ironique. Le médecin hoche la tête gravement.
- Vous chassez, il lance.
- Toujours.
[…]
- « Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »
Une hésitation du patient.
- Sam. Mon frère, Sam.
- Perdu ?
- Du moins jamais retrouvé, du jour au lendemain. Plus aucune nouvelle. Et la naissance de l'indifférence, les sentiments immédiats qui priment sur ce qui est supposé être le fondement de l'humanité : l'amour, la conscience du futur et les figures morbides de la religion, comme aurait dit l'autre –regrets, remords et autres. Affaiblissement de la conscience morale. Le tout sans volonté distincte. Comme si tout s'était éteint.
- Vous êtes bien bavard.
- Je joue le jeu.
[…]
- « Si les juges se mettent à donner gain de cause à tous les gens qui ont raison, on ne sait plus où l'on va, sinon à la dislocation d'un système qui ne tient debout que parce qu'il a pris l'habitude. »
- Vous comparez les médecins à des juges ?
- Je n'ai rien trouvé à propos de bourreaux tout-puissants.
- Je suis celui qui donne potentiellement raison ?
- A vous de voir.
- Et vous êtes le psychopathe ?
- C'est quelque chose qui m'appartient.
- Mmm… Et alors quoi ? Les corps mutilés, les larmes, le sang, ça vous soulage ?
- Je pose les questions, aujourd'hui.
- Faisons une exception, j'ai trop besoin de savoir.
- Soit. Mais je veux quelque chose en retour.
- Bien.
Dean se retourne, lance un long regard à travers la vitre.
- Ça me rapproche de l'enfer.
- Vous êtes contradictoire.
- Il paraît.
- Et les petites filles ? Pourquoi elles ?
- Parce que c'est pire, évidemment.
- A mon tour.
Et il se retourne brusquement.
- Vous allez me laissez partir, n'est-ce pas ?
[…]
Le médecin jubile, avant même de commencer. Il sait qu'il a mis le doigt sur le bon détail. Il le sent.
- « J'ai posé la question à tous mes amis : êtes-vous prêts à mourir à l'instant même ? Aucun ne m'a jamais répondu. Moi, je suis prêt ; mais je suis également prêt à vivre cent mille ans. N'est-ce pas le même truc ? »
- On monte d'un cran.
- Tout dépend de vos goûts.
Et le médecin rit. Ils se sont compris, au moins.
- Moravagine est une perle, quelques soient les goûts du lecteur, si tant est qu'il le comprend.
- Admettons. Eh bien ?
- Qui l'eut cru ? Si tôt… Vous avez été rapide.
Le sexagénaire frotte lentement ses mains l'une contre l'autre, cligne des yeux, et attend. Le jeune se tend un peu.
- Oui et non. La mort, peu importe en soi. Dieu, peu importe. Le paradis, peu importe. L'enfer, c'est une autre paire de manche.
- Vous ne croyez qu'en l'enfer ?
- Il me suffit d'ouvrir ma fenêtre le matin.
[…]
Le vieux médecin se frotte les mains. Il se frotte toujours les mains quand il prend une décision importante. Il regarde sa montre. Dean sera là dans quelques minutes. Il revérifie tout. Il doit être sûr. Il n'aura droit qu'à un essai. Mais c'est lui. Son objet d'étude tant attendu. Quand les vipères même fuient les portes de l'enfer, que toutes les bêtes souterraines affrontent la lumière car la nuit leur fait trop peur, alors l'heure est arrivée. L'heure est venue, en l'occurrence. Il sourit quand le jeune fou passe la porte. Il sourit encore quand il tue le gardien, enfile ses vêtements et sort, les mains dans les poches. Le contrat était clair : le garçon a gagné. Il a mérité son ticket de sortie. Le médecin le suit, le médecin attend, détendu, que sa chose agisse, le médecin ne fait qu'observer. Il étudie. Le nouveau Moravagine, ou quelque chose du genre. Trop de similitudes. Trop. Trop, trop. Dean. Dean. Dean.
[…]
- Allons, ne me regardez pas de la sorte, commissaire, je déteste ces yeux. Vous jugez.
- Il a tué seulement cinq minutes après sa sortie. Vous ne vous sentez pas, ne serait-ce qu'on tout petit peu coupable, responsable de ces vies volées ?
Elle s'emporte.
- Si, je l'admets, mon sujet d'étude m'a échappé, j'ai agi comme un débutant. Trop d'impatience. Et je me suis fait avoir, en plus. Vraiment, trop d'impatience. Mais les dommages collatéraux… restent des dommages collatéraux.
- Vous êtes un monstre.
- Ne vous énervez pas de la sorte, ces yeux vous rendent effrayante, commissaire.
- C'est vous, qui avez besoin d'un psychiatre, ma parole.
- Si vous le dites.
- Où est-il ?
- Puisque je vous dis que je n'en ai aucune idée.
- Vous êtes un trou du cul. Je vais vous démolir. Vous allez passer le reste de votre vie derrière les barreaux.
- J'aurai de quoi jouer, là-bas. Mais Dean me manquera, tout de même. Il était particulier.
- Je vous le renverrai, comptez sur moi.
Le docteur ricane. Mais face au sérieux de cette femme à la carrure droite et sévère, il hésite.
- Vous y croyez vraiment ?incrédule.
Les mains sur les hanches, la commissaire le fixe sans sourciller. Et il balance sa tête en arrière et hurle de rire.
Super ! Quel rythme.
· Il y a plus de 7 ans ·le-droit-dhauteur