Morceaux de Choix

Alex Joan

Lisa avait été convoquée dans le bureau de ses supérieurs, Robert et Charles plus tôt dans la matinée. L'objet de cette réunion un peu surprenante (pour elle) concernait le dossier Maillet. Une affaire tout à fait passionnante qui n'avait pas encore défrayée la chronique et qui promettait d'être sensationnelle pour la carrière de Lisa. De fait, ses patrons lui offraient là la possibilité de faire ses preuves et de prouver sa valeur. Peur être sera-t-elle promue associé, allez savoir. Les deux patrons la toisaient du haut de leurs luxueux sièges de bureau rembourrés flanqués d'un épais bois verni. Le regard perçant, pesant, inquisiteur, ils détaillaient chaque mot qu'ils prononçaient afin d'observer avec minutie les réactions de la jeune Maitre. A la fin de l'entretien elle accepta l'affaire. Non sans crainte mais elle accepta. La petite habitude qu'elle avait prise au cours de sa courte mais néanmoins prolifique carrière était de se rendre sur les lieux. Chose qu'elle entreprit de faire dès qu'elle eut le temps de se défaire de sa collante assistante Mme Achu.

Devant la bâtisse elle se posa un moment s'imprégnant de l'atmosphère que la maison imposante dégageait. A la manière d'un enquêteur de police elle commença son investigation munie du dossier de l'affaire avec photos à l'appui, callé sous son coude. Le bruit claquant de ses talons martelaient le sol écrasant au passage quelques puces qui avaient trouvé en ce parquet abandonné, un terrain de vie. A l'étage, le long couloir étriqué n'offrait pour seule décoration que quelques peintures massives d'empreintes digitales à même la tapisserie.

C'était Isabelle Maillet qui d'après les témoignages se chargeait du ménage d'ordinaire. Noble tâche qui la ravissait et dont elle se réjouissait. Non pas parce que c'était son rôle comme pourrait penser certain misogyne, mais parce que durant ces moments d'apparence harassante, elle pouvait laisser libre court à sa folie et se déhancher sur les tubes de l'été, déclaration de Mme Querelle, amie de Mme Maillet figurant au dossier.

L'entrebâillement de la porte droite du fond du couloir brillait. Silence dérangé par la vie au dehors, les brailleries incessantes de gamins ignares qui parcouraient la rue pavillonnaire si calme d'habitude. Des flocons de poussière pollinisés par les hortensias et les orchidées mortes, flottaient d'un filet de soleil à l'autre. Quelques-uns des flocons se réfugièrent dans les narines allergiques de Lisa, la faisant renifler grossièrement. Faute de mouchoir elle se laissa à avaler cette mixture nasale, grimaçant pour ne pas en sentir le goût. Toujours d'une classe impeccable.

Contre le mur de gauche, un lit imposant tête de lit manufacturée. Les draps défaits, d'un blanc autrefois immaculés que leur propriétaire mettait un point d'honneur à faire briller au soleil, étaient dès lors violement déchirés par une traînée rougeâtre à la manière d'un test projectif de Rorschach. Daniel Maillet, le mari d'Isabelle avait su exprimer tout son talent en l'art de la peinture murale. Lisa pouvait sentir sans difficulté les affres rageuses de Daniel Maillet lui traverser l'esprit.

Parsemée de touffes de cheveux éparses, quelque ongles cassés tachetés de ce qui semblait être un vernis primaire, écaillé lui aussi, la toile nuptiale s'organisait en un boules et replis. De chaque côté du lit une table de chevet d'une teinte plus claire. L'une était tout à fait rangée, quant à l'autre elle était dans un état lamentable. Au-dessus de la tête de lit partiellement couverte d'un bordeaux écailleux, le mur porteur se dressait de toute sa hauteur, pleurant des perles pourpres. Deux tâches de café froid et de jus d'orange, accompagnées d'un croisant décomposé, pourrissait gentiment sur le côté du lit. Odeur nauséabonde de pâte feuilletée en lambeau, de café froid et jus d'orange avarié. Isabelle et Daniel avaient laissé leur maison décrépir et se fondre dans une décomposition lente et invasive.

Lisa jeta régulièrement des coups d'œil à l'épais dossier juridique qu'elle avait emporté avec elle. Elle se servait des photos de la police scientifique et des dépositions qu'elle avait réussi à obtenir moyennant services. Le but de toute cette machinerie insoutenable était de faire revivre les évènements qui s'étaient déroulés.



Ce matin-ci, Daniel fit couler  un café serré dans l'espoir de réveiller Isabelle. Un jus d'orange fraîchement pressé était en préparation aussi pour conjurer le goût âpre d'un café colombien. Il disposa le tout sur un plateau repas à pied de bois. Deux croissants nature entouraient la tasse et le verre. Daniel était à cran. Ses mains tremblaient et il avait du mal à garder son esprit focalisé sur la préparation d'un petit déjeuner, aussi simple que fut cette tâche. Son imagination courrait imaginer le corps nu de sa femme s'offrir enfin à lui. Mais ses rêveries fantasmatiques dont il ne savait pas s'il les réaliserait un jour ne prenaient dans sa cuisine que des allures de scénarios bestiaux. La fureur de son empressement à pouvoir consommer le devoir conjugal avait tendance à le rendre nerveux. Il en parlait souvent avec l'un de ses amis, Edgar. Il lui conseillait de ne pas brusquer les choses, bien que cela lui fusse tout à fait étrange qu'une telle chose soit encore possible de nos jours. Daniel gravit donc les marches de l'escalier de bois craquelé avec précaution et réveilla sa femme emmitouflée dans une parure de draps immaculée, d'un baiser et d'une caresse. L'œil lubrique de Daniel, ne choqua outre mesure Isabelle. Malgré tout elle savait et elle sentait la pression non dissimulée de son mari. La moulure proéminente du pyjama de son mari ajoutait à sa frustration. Daniel demanda une fois de plus à sa femme. Il lui posa la question qui le brûlait et qui faisait de son esprit une prison à laquelle ne pouvait se dérober aucun de ses désirs. Sans l'ombre d'un mot, sans ouvrir la bouche ne serait-ce que pour respirer plus profondément, il lui demanda. Il la supplia de s'offrir à lui. Sa main se posa sur sa joue, la caressa lentement et glissa d'un geste tendre dénué de la violente envie qu'elle traduisait. Arrivé sur le pas de porte de sa poitrine savamment mise en valeur par une nuisette tortueuse.

Cabré, raide, sur le vif, tel un animal prêt à attaquer, Isabelle se recroquevilla faisant tomber au sol le plateau repas préparé avec soin. Daniel sorti de la chambre et descendit à la cuisine.



Je me souviens avoir pensé mais pourquoi. Pourquoi, pourquoi elle faisait cela. Pourquoi elle refusait. Pourquoi elle ne voulait pas? Pourquoi elle se comportait comme cela? Est-ce de ma faute? Ai-je fais quelque chose de mal? Est-ce que je ne suis pas à son goût? N'ai-je pas déjà assez attendu? Je ne fais qu'attendre, elle ne fait que me repousser. Elle me force à attendre. Je n'en peux plus je ne veux plus. C'est insupportable. Je la hais. Elle me rend fou. Je la déteste. Ce n'est pas normal. Ca fait trop mal, je veux que ça s'arrête. Je n'en peux plus. Je n'en veux plus. Elle me dégoûte. Elle ne m'aime pas. Je ne l'aime plus. Qu'elle disparaisse.” Daniel Maillet. A vœux.   

 

Daniel remonta à la chambre dans laquelle sa femme toujours allongée et sous le coup de l'émotion. De sa main libre il frappa sa femme d'un direct du gauche. De sa main prise par un couteau de boucher de 24 centimètre de longueur il planta la fine pointe d'acier froid dans la chair chaude et hurlante de sa femme qu'il détestait. Le va et vient dans la chair n'était endurci que par les yeux révulsés et les cris d'agonie de la geôlière. Sang, cris, puissance. Maître mot: liberté.

Sur le mur de droite, en face du lit, une armoire tout aussi massive que le lit. Une pièce luxueuse, dont la vitre frontale brisée par plusieurs impacts violents demeurait portes ouvertes. Marrée de verre diamant à ses pieds, sans rubis toutefois. Tout juste à côté un autre miroir plus petit cette fois et sans impact. D'ailleurs sans réflexions, comme si la scène le laissait indifférent.

Odeur âcre de fer mouillé, de sang séché, de bête morte, de chair fraîche, et de soupçon de cris. Léger fumet de souris mortes le cou brisées par les pièges sous le parquet, pas encore jetées à la poubelle. Maison insalubre pour couple ayant perdue la tête. Vendue en l'état. Apports recommandé.

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