Moscou la Rouge, St Pétersbourg la Blanche

Totem De La Nuit Belle

 

Moscou la Rouge,

Saint Pétersbourg la Blanche

 

« J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance

J'étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares

Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours

Car mon adolescence était si ardente et si folle

Que mon coeur tour à tour brûlait comme le temple d'Ephèse ou comme la Place Rouge de Moscou quand le soleil se couche. »

 

La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France

Blaise Cendrars (1913)

 

 

Quand j’étais môme déjà, je ne jurais que par mes potes. Ca agaçait ma mère qui me balançait invariablement dans un art de la redondance qui n’appartient qu’à elle : « (et) si tous tes copains se jettent par la fenêtre, toi tu sautes aussi peut-être ? »  Alors à quia, je rougissais interdit. Aujourd’hui je lui répondrais oui. Mon pote Fabrizio s’est jeté par la lucarne russe il y a un an. Tanguy en avait fait autant deux ans auparavant… « Les gars… Sérieux ? La Russie ? » Sérieux. Je me suis tâté et finalement j’ai sauté par la fenêtre pour voir. Dix jours.

Sur mon CV, je me targue encore d’un vil « russe : notions » en dessous d’un « anglais courant ». Loser. Les notions sont inexistantes, le courant agité. Mes deux années de ruskov au lycée furent de la sculpture de fumée ; cpacib. En seconde c'était pour échapper à la science économique et sociale ; une histoire de chocolatines, d'abscisses désordonnées et la main invisible de Smith. Fatras. Une heure m’a suffi. J’allais voir le proviseur. L’argument de l’ennui profond et quelques piques sur le génie de Pouchkine le résignaient. Et puis les filles sont belles en Russie, ça me servira plus tard. Aujourd’hui, je balbutie, je baragouine mais reste à des transibériennes de lire Tolstoï dans le texte.

Mon œil gauche perd des dixièmes par centaines. Trouble de la vision qui exige concentration. Je cligne, je fixe. Au bout du quai de la gare moite, les imposantes lettres art déco attendent mon arrivée triomphale - MOCKBA- seul, mais triomphal. Gare de Kurkaya de l’intérieur, ça fourmille. Je m’engouffre dans le légendaire métro moscovite pour rallier Park Kulturi où réside mon ami Fabrizio, en V.I.E pour Citron-les-deux-chevrons (intraduisible, hein ?). Pour le novice que j’étais, que je suis, le métro allait se révéler un dédale crypté – même architecte que les Pyramides, c’est sûr. Hieroglyphe et Cyrillique sont dans un bateau. On descend dans cet enfer en affrontant la foule des esclators, les immobiles contemplatifs qu’on croise et qui toisent. Russes impassibles. Chaque aller-retour est un voyage. Les voix sépulcrales du rail… Il parle le rail, et ses stridences se muent en louanges, en prières métalliques.

Tanguy a passé dix-huit mois à mener des chantiers à Samara au sud Est du pays. Désormais installé à Londres, il doit nous rejoindre le jour d’après sur les bords de la Volga pour siroter la vodka à la paille et dépenser des roubles en rab. Il sera d’un sérieux secours dans le maniement de la langue, le bougre a plus d’un rudiment en poche. Le projet de vie à court terme se résume à s'imprégner de Moscou la rouge et à s'éblouir des nuits blanches de Saint Pétersbourg. On imagine déjà Tchaïkovski en bande son. Vladimir Illitch valse.

La nuit d’avant fut blanchâtre, les prochaines seront diaphanes. Boîte. 4 heures du matin. Baillement puis néant. Réveil stupeur, mes deux amis gèrent. Je ne suis que l’enfant, l’enfant boulet qu’on traîne avec sa valdingue de fortune. Empressements hue-dia des compères de toujours. A la gare, vite. Après deux courses de taxis, l’un sans scrupules ou sans orientation, l’autre en mode pilote de l’asphalte. Les virages mal négociés m’obligent à poser la tête sur les genoux du conducteur. OK je mens, je ronquais. Largués à Leningradsky Vokzal - on rue dans les brancards… Comme dans les films, le train est en marche, comme dans les films, on court sur le quai, on balance les sacs dans la rame, et comme dans les Spielberg, ça finit bien, on embarque. Je m’effondre à terre – mi saoul –mi raisin - dans un compartiment. Pas homologué me fait comprendre la babouchka en charge de poinçonner les billets. Elle me réclame des roubles et je n’ai que du sommeil à revendre. Je m’insurge. Speak english, grands gestes et sourires feront le reste, elle me fout la paix. Les huit heures de train s’achèvent, mes lentilles de contact s’acrochent vaille que vaille. Il est midi, il est zénith et la St Pétersbourg d’albâtre m’aveugle.

Face à la Neva se dresse la statue équestre de Pierre le Grand (Falconet cisailla) et qui doit son appellation populaire de « Cavalier de bronze » aux vers de Pouchkine – « Mais ce qu'avant tout j'aime, ô cité d'espérance, c'est de tes blanches nuits la molle transparence » ; tu m'étonnes. Sur le piédestal, on peut y lire un expéditif :’A Pierre I, Catherine II’ et s’amuser des jeunes mariés qui passent sous les sabots en guise de bénédiction nuptiale. Côté tourisme : balade en bateaux; fleuve et canaux, incruste parmi les visites guidées dans les corridors de l'Ermitage (la toile "Retour du fils prodigue" de Rembrandt s'y trouve, magistrale). On arpente la Perspective Nevski en se rappelant des folles nouvelles du Gogol mystique. On lève la tête au ciel, on suit la flèche de l'Amirauté. L'Eglise du Sauveur sur le Sang versé dresse le parallèle avec sa grande cousine moscovite, la cathédrale de Basile le Bienheureux. Bulbes hallucinants ou glaces italiennes fluo en haut des tours, au choix. Ca sent le psychotrope dans l'élaboration des plans.

St Pétersbourg, « fenêtre sur l’Europe », à l’aune d’une nuit qui refuse de tomber, complice d’un astre retors. Immaculée conception citadine. Oublions l’heure, on fera comme si on savait pas… Nom d’un finnois, n’en n’avons-nous pas bientôt fini de nous resservir des verres à minuit ? - Quel minuit ? Souviens toi qu’il est 18 h, encore et toujours… Bah. La ville est pétrie de bonnes intentions et nous savions bien que l’ellipse nocturne serait l’occasion de trinquer aux mille prétextes. Vladimir Illitch se ressert. Baume au cœur les amis ; sonne une seule heure, celle du retour à Moscou.

Comme à l’aller, on urge, on presse le pas, pas le temps de demander, demander son chemin, chemin de la gare, voyez le genre ? Alors l’orientation l’instinct et le wagon victoire, enfin. On part en chasse d’un compartiment resto, avec les p’tits rideaux et le contingent de serveuses aux p’tites manies… Du topos de touriste, certes, mais mieux que les couchettes casse gueule dans lesquelles chaque virage est un supplice. Où sont les serveurs? Les voila fissa! Buistro, buistro – on s’installe. Plus de cachet qu'un wagon bar sncf. Révolution révolue, on peut y acheter quasiment tout ce qui se trouve sur la carte d’un resto hors rails. Vladimir Illitch se retourne dans son mausolée. Résolution non tenue, on commande de la vodka. C’est qu’on aime la rencontre nous autres.

Et sur les cendres de l’utopie, encore une bouchée merci – tout le train est blindé mais nous sommes les seuls à tenir séance au wagon resto, on nous chouchoute. On enchaîne les fioles sans retenue, c’est que le voyage est long. Je plisse les yeux, recule la tête et la perspective s’agrandit d’un spectre. Le décor du réel se plante. A droite s’est assis Sergueï. On n’a pas tout de suite su qu’il s’appelait ainsi mais c’était le cas. Il a toujours été question d’un Sergueï et de celui-là en particulier. Une montagne de muscles xénophobe, ancien milouf égaré au Kosovo - le gonze a vu du sang et plus il boit de vodka et plus il en voit. L’œil poivron poivrot, les gestes de plus en plus brusques et sa voix de rogomme… Le tabassage en règle relevait de l’option, la pluie de poings de l’éventualité. On ne faisait donc pas les fiers mais que voulez-vous on avait commencé à trinquer avec l’énergumène, s’incliner et rentrer se coucher, c’était de la provocation bon teint. Angoisse, on se tutoie ?

 

Je tente de suivre le mouvement de ses lèvres, peines perdues, Tanguy traduit les pales de l’hélico, la mitraille au matin, les fantômes qui le hantent et qu’il exorcise avec l’alcool de pomme de terre. Il y met du cœur et de l’allan, il nous dévisage, j’espère qu’ils ne va pas nous prendre pour des kosovars, je nous ressers, copain…copain… Il switche de l’hémisphère gauche. Il virevolte et le mot est faible de « pote-pote, trinquons à Patricia Kaas* » au face à face où le gagnant est celui qui ne flanche, palis, débagoule pas… C'est-à-dire lui. On évite soigneusement d'aborder la religion ou la Seconde Guerre Mondiale. Il faut savoir que les Russes considèrent encore aujourd'hui qu'ils sont les seuls à avoir gagné la guerre. Les Américains ont à la limite participé de bon cœur, quant à l'Angleterre et la France... Avant le goudron et les plumes, je m’éclipse avec l’excuse closer toilets. Et c’est à ce moment là qu'un deuxième personnage entre en scène : Monsieur Patate. En voici le blason : cheveux ras, nez en forme du tubercule précité, joues boursoufflées, yeux malingrets d’Eltsine, petits, si sournois. Ce mec va me dépecer. Ouzbek. Monsieur Patate m’invite lui aussi à s’arracher un dernier cul sec… Oh la mauvaise idée. D’un trait ses deux rasades, un sourire fatigué et je me suis fait oublier. Il allait m'arracher les membres, c'est sûr.

Vanités de la dernière nuit, il faut clore en beauté, irradier les nuits noires de nos feux de Bengale. Moscou la rouge en bleu chatoyant. Chemin faisant dans quelques arcanes perfides de la rue Tverskaïa, champs élysées moscovites, on aperçoit les devantures fluo des strips hors de prix. Vladimir Illitch crache du sang. Dans l’avenue principale, les immeubles art nouveau de la fin du XIXème sont attenants aux blocs de béton staliniens. Pour la petite histoire l’artère part de la place du Manège, non loin du Kremlin et de la Douma pour déboucher place Pouchkine au centre de laquelle trône le poète frantsouz du même nom. On se récite Eugène Onéguine pour le plaisir, oui le plaisir : « Ce que nous recherchons, c'est le fruit défendu. Sans lui, le Paradis n'est pas pour nous le paradis. » Tout à côté, le mythique Café Pouchkine où les serveurs accorts se dandinent et s’activent à grandes dégaines de sourires. Lieu d'exception. Je découvre le Kvas (‘levain’ ou ‘bière de pain), boisson nationale depuis cinq siècles. A 2,2° d’amertume, le breuvage sert aussi à concocter la soupe froide okrocka. Slurp. Digression sur le Bolchoï – opéra mythique – de la Bohème. Bière Baltika pour rincer le Kvas, tout s’apaise.

On file voyous au Coyote Ugly - Vladimir Illitch pleure. Par curisosité bien entendu. Une trentaine de filles dansent sur le comptoir. Vu d’en bas, ça se déhanche plus que ça se trémousse. On sent l’envie. Svelte et angulaire, à chaque pas d’une choré faussement impromptue, la devochka studentka s’adonne à l’explosion des sens et personne ne lui force la main. Fière de ses atours, elle renvoie les stimuli langoureux d’une pulsion qui hurle son nom à travers tous ses pores : cekc. Vladimir Illitch se mord la langue. Près des tables hautes, empoignant son verre de vodka bleu que la red bull a violé, elle n’esquisse ni n’évite mais aguiche et invite. Sans pour autant paraître une fille facile. C’est sa façon à elle et après quoi ? Y’a comme du charme qui se dégage, une once au moins, et sa beauté parachève l’entremise. "Moscow girls make me sing and shout". Une certaine tradition filiale – comprendre pression familiale - annonce le deal : Catheri-niet d’être encore vieille fille à vingt-cinq piges. Ajoutée à cela la chape de frustration qui a pété en lambeaux sous Gorbi et le diktat du pognon roi, on commence à saisir tout l’intérêt d’être lascive. Ce que femme veut, Dieu n’y voit pas d’inconvénient - Vladimir Illitchse se mange le poing.

 

Au petit matin, je décapsule un coca à deux pas des tours du Kremlin. Rouge sur rouge, ça a bien bougé. La Place s’entasse des sosies grotesques de Karl ou Joseph, d’une chanteuse à la semaine et du cortèges des ambulants, plein des souvenirs qu’on vend et des regrets qu’on brade. Gagarine hype, Guevarra genre. Si peu de grand-pères là encore… Morts d’en avoir marre sans doute ; fatalisme foudroyant, vieux vodkaïnomanes, la camarde a ratissé large. Un vieillard au teint cramoisi ne tend même plus la main. A quoi bon survivre recroquevillé ? Le rouge vif, celui des étendards et des parades, s’est nuancé en sa chair. Et tout ce qu’il incarnait palit en incarnat, de révoltes rabrouées en écroulements de briques. Mon coca me file le hoquet. Dans quelques heures, retour à l’aéroport de Domodievo. Je ne crois plus à l’adieu suprême des mouchoirs. Vladimir Illitch est mort de la syphilis le coquin… Je souris en pensant que le Retour de l'URSS de Gide est antonymique du Back in the USSR des Beatles. Plutôt heureux de mon sort, je chantonne You don't know how lucky you are… Boy…

 

 

 

Totem

 

 

*Patricia Kaas, comme Joe Dassin et Mireille Mathieu ( "Marraine de la Justice" et récemment médaillée par le Parquet russe pour "son courage et sa vaillance" – sic) sont les stars française adulées en Russie.

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