Moulin Rouge

Olivier Verdy

Paris 1924. Quand un meurtre est commis dans un cabaret de Montmartre, les inspecteurs Mauduit et Belin sont diligentés pour mener l'enquête.

La particularité de cette enquête tenait en ce simple constat : Carla, meneuse de revues des années 20, est retrouvée morte dans sa loge au moulin rouge. Aucune trace d'effraction, mais la certitude qu'un meurtre avait bien été perpétré au sein du célèbre cabaret.

On m'a appelé vers 19 h 30 à l'heure où je devais quitter mon bureau pour rentrer chez moi. Et c'est accompagné de l'inspecteur Mauduit que nous nous sommes rendu boulevard de Clichy.

Le commis qui nous avait prévenus était reparti en courant avec une seule instruction : fermer les portes pour que personne ne puisse sortir du Moulin rouge. C'est ainsi que peu avant 20 h, nous avons pénétré dans cette maison, close. Une fois les constatations d'usage effectuées, nous avons réuni tout le monde dans la salle de spectacle.

Pendant les représentations, il y a beaucoup de techniciens et la majorité de la troupe est présente. À ça, on peut ajouter le personnel de service, la direction et tous les spectateurs.

L'inspecteur Mauduit a résumé la situation d'une façon simple et claire : d'une part, la serrure intacte indique que soit le meurtrier avait une clé, soit Carla lui a ouvert de son plein gré. D'autre part, le blocage rapide des issues laisse à penser que le tueur est encore à l'intérieur et que nous sommes disposés à le confondre dans les meilleurs délais.

Quatre personnes possèdent la clé de la loge de Carla : le régisseur, le concierge, le directeur et la responsable de la troupe. L'inspecteur Mauduit et moi avons décidé de recevoir en premier lieu les gens les plus éloignés de Carla afin de pouvoir les éliminer de notre liste de suspects potentiels le plus rapidement possible. En une heure, nous avons pu écarter la plupart des techniciens et le personnel de salle qui n'ont rien à faire au niveau des loges ou qui ont été aperçus ailleurs dans les minutes importantes pour l'enquête. Nous avons pu déterminer ce temps, car Carla a été vue dans le couloir aux alentours de 18 h 45 — c'est l'heure où la seconde vague de danseuses arrive — et que le régisseur, venu s'enquérir de modifications du programme vers 19 h 20, a découvert le corps.

Un groupe d'une dizaine de personnes s'est détaché. Ils ont les clés ou étaient dans les parages aux heures indiquées et connaissaient la victime. L'inspecteur Mauduit et moi-même avons conduit une seconde réunion dans la salle de spectacle. J'en profite pour ajouter que le directeur, un ami personnel du préfet, nous presse de trouver quelque chose, car il désire reprendre les représentations après l'entracte avec sa remplaçante.

La seconde phase d'enquête s'annonce plus difficile, car nous devons nous pencher plus profondément sur les relations entretenues par Carla avec les différents suspects et en parallèle il nous faut préciser les détails du crime. Après avoir expliqué cette situation au groupe, nous leur rappelons qu'ils ne peuvent pas sortir du cabaret et doivent se tenir à notre disposition quand nous avons besoin d'eux. Je mandate l'inspecteur Mauduit pour qu'il analyse la scène de crime pendant que je commence à interroger les suspects les uns après les autres.

Voici ce qu'il m'a rapporté comme information : la porte n'a, comme indiqué plus tôt, pas été forcée. Elle a donc été ouverte soit par une clé, soit Carla a, volontairement, ouvert à son meurtrier. À l'intérieur de la loge, il n'y a aucune trace de lutte et pas non plus de trace de fouille : la loge est restée dans un ordre habituel. La victime ne présente pas de traces de coups. Du sang coule de ses lèvres et elle est assise sur son siège ce qui laisse à penser qu'elle est morte dans cette position. Une bouteille et deux verres sont posés devant le miroir ce qui pourrait indiquer que la victime et son agresseur ont partagé une boisson ensemble. L'hypothèse est que la danseuse a été mortellement empoisonnée. Le scénario élaboré par l'inspecteur Mauduit est le suivant : l'assassin pénètre dans la loge et partage quelques instants avec la victime. Ils se connaissent et s'apprécient suffisamment pour prendre un verre. Le tueur glisse du poison dans celui de la victime qui succombe après absorption. Il ou elle sort ensuite discrètement et se mêle à l'ensemble des gens présents. Il ou elle ne cherche pas à quitter les lieux, car son absence le ou la désignerait comme coupable.

Pendant ce temps, j'essaie d'en savoir un peu plus sur Carla. Elle avait 19 ans, arrivée d'Italie il y a presque deux ans avec ses parents et sa sœur. Elle travaillait dans un cabaret à Milan et c'est là qu'elle a été recrutée. Son père travaille sur les chantiers et sa mère fait des ménages. Nombreux étaient ses prétendants, mais elle n'a pas d'amants connus. Il y aurait des hommes d'affaires, mais aussi des hommes politiques en vue ce qui pourrait rendre l'affaire plus compliquée s'il s'agissait de les déranger. Il se dit aussi qu'elle serait peu farouche dans certaines situations qui restent à éclaircir. Elle était d'un naturel plutôt calme et on ne lui connaissait pas d'ennemis. Au sein de la troupe, nous évoquons les rivalités éventuelles et il semblerait qu'elle était appréciée notamment par sa remplaçante. Il y a eu quelques altercations qui doivent être détaillées, mais qui ne semblent pas d'une gravité meurtrière.

À 21 h, un émissaire de la préfecture de police vient demander si le cabaret réouvrira le soir. Devant nos doutes, il repart circonspect. Alors que des visiteurs commencent à se presser devant les portes fermées et

après relecture des déclarations, l'inspecteur Mauduit et moi décidons de creuser celles qui nous semblent contradictoires ou pour lesquelles des ambiguïtés sont apparues. C'est ainsi que nous confrontons la version de mademoiselle Jeanne, une jeune danseuse rousse et myope, qui prétendait qu'elle répétait ses barres dans la salle de spectacle alors que le concierge l'avait aperçue sortir des ateliers de montage décor. Après enquête, un technicien confirme cette version, car elle est venue demander de l'aide pour resserrer une barre qui bougeait. Nous revoyons ensuite Cécile, l'ancienne meneuse de la revue. Elle avait en effet déclaré n'avoir aucun grief contre Carla alors que plusieurs témoignages font état de cris de colères entendus lors d'une récente altercation. Cécile a confirmé cette prise de bec. Oui, elle s'est sentie trahie et en colère quand elle a appris la perte de son statut et la promotion de sa remplaçante. Oui, l'explication a été houleuse, Cécile croyant que ce changement était plus lié à des accointances politiques qu'à un mérite artistique. Carla et elle avaient clarifié la situation et Cécile était plus apaisée. D'ailleurs, elle quitterait bientôt la revue, son âge — bientôt 24 ans — et son prétendant lui indiquant que le moment est venu.

Ces entretiens nous permettent de mettre à jour quelques détails croustillants du Moulin Rouge. La responsable de la troupe, Joséphine, prétendait superviser les répétitions pendant que Joseph, un grand baraqué gérant les entrées, préparait son arme, au cas où son utilisation serait nécessaire. Il s'est avéré qu'en fait, tous les deux forniquaient dans un vestibule. Le plus cocasse est qu'ils pensaient leurs relations discrètes alors que la bouche d'aération de leur petite pièce communique avec la salle de bains et que tout le monde connaît la teneur de leurs échanges.

Le témoignage de Louis, responsable des lumières, est l'un des plus déterminants pour la suite de notre enquête. Il indique en effet avoir vu une dame dérober deux verres derrière le comptoir. Cette personne, vue de dos, ne porte pas une tenue du cabaret, que ce soit celle de la salle ou celle des danseuses. Ce serait donc une personne du public. Le technicien ne peut indiquer que la couleur de la chevelure, blonde, dépassant d'un chapeau et un manteau vert olive. Dans la salle, c'est avec stupeur que nous découvrons l'inspecteur Mauduit et moi que pas moins de dix femmes correspondent à ce signalement. Après vérifications, nous constatons alors qu'il s'agit d'un groupe de provinciales venues toutes ensemble du sud de la France et que cette toilette, apparemment à la mode dans notre capitale, leur a été conseillée. Toutes ces femmes venues s'encanailler dans notre ville, nous ont décrit plus ou moins bien le même circuit touristique : visite de la tour Eiffel, du château de Versailles, du Musée du Louvre, le tout saupoudré de soirées cabaret afin de profiter des joies nocturnes de Paris telles que spectacle de « French Cancan », dîner sur une péniche et qui sait, peut être le plaisir de terminer la soirée en galante compagnie. C'est en cherchant un point commun entre toutes ces jeunesses que l'inspecteur Mauduit se rend compte qu'elles sont toutes membres de l'association « San Siro », un club niçois regroupant principalement des familles originaires de Milan, comme Carla.

Vers 21 h 30, un employé de la préfecture vient nous informer que nous devons résoudre ce meurtre avant 22 h 30 sous peine d'être démis de nos fonctions. En effet, dans la salle, des personnes en vue ont prévenu les plus hautes instances afin que le spectacle ne soit pas annulé. Nous n'avons plus qu'une heure avant que la féerie ne reprenne. Au pire, la mort de Carla sera déclarée accidentelle et oubliée sous quinzaine. Le rideau est fermé afin que les danseuses puissent s'échauffer, le personnel de salle reprend son travail et nous devons nous contenter de solliciter les suspects sans entraver la reprise de l'activité. Pour fêter ce nouveau départ, et alors que l'orchestre entame les airs les plus festifs, le directeur offre même du champagne à quelques tablées prestigieuses.

En l'absence de mobile et sans aucun suspect véritable, l'inspecteur Mauduit et moi-même décidons de reprendre notre scénario. Une femme, certainement d'origine milanaise, frappe à la porte de Carla, avec deux verres et peut-être une bouteille. La meneuse lui ouvre. Elles se connaissent. Cette femme est-elle la meurtrière ? En tout cas, elle est entrée puis ressortie sans que personne ne la remarque.

C'est en observant les danseuses se préparer qu'une idée jaillit dans nos têtes. Après avoir mis leur robe bleu-blanc-rouge, toutes ajustent leur perruque. Elles sont identiques. Et si l'assassin s'était fondu dans la masse à la faveur d'un déguisement ? Et si la femme blonde portait une perruque ?

Aussitôt, nous nous rendons dans la salle de spectacle à la recherche de notre voleuse de verres. Il nous faut quelques minutes d'observation pour distinguer nos différentes suspectes et un peu plus pour trouver celle qui par instants, remet ses cheveux d'une manière un peu empruntée. C'est avec discrétion que nous l'invitons à nous suivre dans une pièce séparée.

Après quelques palabres sur la bienséance et l'impolitesse, elle accepte d'enlever sa chevelure et nous découvrons alors une tête brune, une couleur et une longueur, qui, facilement, peuvent passer pour celles de Carla. La demoiselle, Gina, s'écroule alors en sanglots. Elle nous confirme qu'elle connaissait bien notre victime. Toutes deux de Milan, elles avaient dansé ensemble et étaient devenues des amies intimes, intimes au-delà de la convenance et des bonnes mœurs. Elle avait prévenu Carla de sa visite et elles avaient convenu du stratagème suivant afin de ne pas éveiller de soupçons : Gina irait dans une alcôve enlever sa perruque et se changer. Carla y aurait laissé une tenue tricolore de revue. Après avoir trinqué toutes les deux, Gina est repartie par la même voie ; une danseuse brune quittant la loge puis une visiteuse blonde regagnant la salle. La bouteille contenait du Campari, une boisson renommée chez elles.

Un nouvel indice est fourni par notre suspecte. Il lui semble que la porte s'est entrouverte, mais elle ne peut rien affirmer de plus. Elle pleure encore puis se maquille avant que l'inspecteur Mauduit ne la raccompagne à sa table.

Alors que nous approchons de la reprise du spectacle, nous suivons une piste des plus intéressantes. Et si les amours interdites de Carla étaient le mobile de son assassinat ? Gina nous a confié que les deux amies étaient tombées dans les bras l'une de l'autre et le tueur aurait pu les apercevoir en ouvrant la porte.

Cette idée nous ramène alors aux quatre personnes possédant une clé de la loge. Les trois premières ne nous apprennent pas grand-chose : nous savons déjà la responsable de la troupe hors de cause, le régisseur a découvert le corps et prévenu la police et le concierge semble plus qu'un peu dépassé. Le directeur, bien qu'affecté par le décès de son étoile, est tout aussi préoccupé par la reprise du spectacle et ce qui serait raconté dans les journaux du lendemain.

La dernière pièce du puzzle est amenée sur un plateau alors que nous lui faisons remarquer son manque d'empathie : quelques mois plutôt, un vol a été commis, des sous-vêtements appartenant aux Hoffmann Girls et à Mistinguett ont été dérobés et le directeur a été la risée du tout Paris. Craignant de nouveaux larcins et afin de faciliter l'action des forces de l'ordre, le directeur, monsieur S. a donné un passe au directeur de la brigade régionale de police mobile parisienne. L'inspecteur Mauduit s'assure rapidement que ce dernier n'est pas présent ce soir et qu'un homme aussi professionnel et respecté ne peut-être un tant soit peu soupçonné. Cependant, nous avons vu les autres clés et celle-ci ne saurait être ignorée.

Nous passons en revue la liste des invités, ceux travaillant dans la police ou la justice et ne trouvons rien de concret.

Peu avant 22 h 30, alors que le rideau va se lever et la revue débuter par Maurice Chevalier, l'inspecteur Mauduit rencontre un officier du génie, le lieutenant d'Alembert qui lui déclare son impatience : ce spectacle est pour lui l'occasion de courtiser mademoiselle S., une jeune fille de bonne famille qu'il espère épouser un jour.

L'inspecteur Mauduit me rapporte prestement cette conversation et nous décidons d'un entretien avec mademoiselle S.. Celle-ci n'est pas longue à convaincre et elle semble même soulagée de nous raconter les événements. Elle a effectivement dérobé la clé et s'en est servi fréquemment pour rendre des visites à Carla. Depuis plusieurs mois, elles se voyaient à la dérobée dès que l'occasion se présentait. Cependant, mademoiselle S. est d'un naturel très jaloux et elle a senti monter sa rage quand, arrivant à l'improviste, elle découvre Carla dans les bras d'une autre femme. Après avoir surveillé le départ de sa rivale, elle se rend dans la loge et peut facilement mettre du poison dans le verre de la meneuse tout en dissimulant sa vengeance et sa colère derrière une sensuelle embrassade. Une femme dans sa position possède toujours du poison sur elle afin de prévenir quelques embarras ; elle retourne ensuite dans la salle rejoindre son militaire.

Monsieur le commissaire, l'inspecteur Mauduit et moi sommes actuellement dans le bureau du directeur du Moulin Rouge en compagnie de la fille du directeur de la première brigade mobile, mademoiselle S qui a avoué être coupable du meurtre de Carla B.

Nous attendons vos instructions.

Inspecteur Belin.


Signaler ce texte