Moussaillon!

aile68

Et puis après vint le bonheur! Le bonheur de s'en aller toutes voiles dehors, Astérix et Obélix droit devant, mes héros de bandes dessinées m'accompagnant pour un aller sans retour. J'ai alterné Lucky Luke avec Les tuniques bleues, et puis Blueberry Hill. J'ai fait ma fugue à quinze ans, je suis partie avec mes BD dans ma besace, de la nourriture pour deux jours et 200 francs qu'on m'avait offerts pour mon anniversaire. Je les ai gardés précieusement en vue de mon départ comme clandestin d'un monde que je ne connaissais pas. Sans déc' vous me croirez ou pas, j'ai fait la Bretagne et la Vendée en stop et je suis descendue jusqu'au Portugal, avec un soleil de plus en plus piquant malgré la fraîcheur de l'Atlantique. Le soleil, on aurait dit une balle de ping-pong blanche dans un ciel transparent avec des fils de nuages blancs. Jamais je n'ai vu un pays avec des gens aussi gentils et accueillants avec un niveau de vie qui semblait fait pour les pauvres et les gens comme moi qui semblaient n'exister que par le voyage. Mes 200 francs étaient réduit à la maigre somme de zéro centimes et des poussières.  Bientôt j'aurais appelé pour qu'on vienne me chercher. Je voulais bien être vagabond, mauvais garçon mais pas mendiant. Mes BD m'avaient tenu compagnie, m'avait donné une contenance quand je me sentais perdu dans la campagne déserte de ma folle escapade. Mais quelque chose me poussait à continuer, j'étais comme un marin qui renonce au confort qui cloue en fait les gens dans leur lit et leur canapé, déjà à l'époque on faisait tout pour nous ramollir. Moi je voulais être libre pour vivre et vivre pour être libre. J'ai eu de la chance, je sais. Mon argent, mes BD, mes affaires, tout ce qui fait qu'on se sent vivre, on a aussi besoin de posséder des choses auxquelles on tient, mais le minimum, on ne me les a pas volés. J'ai dormi dans des caves, des vieilles gares, c'est à la campagne que je me suis senti le plus en sécurité, des paysans m'ont offert le gîte et le couvert, en échange j'ai travaillé pour eux, les femmes étaient gentilles, elles lavaient mon linge et mettaient à manger dans ma besace, des bichocos et des berlingots de lait aromatisé aux fruits. Elles m'embrassaient comme si j'étais leur fils, et là je sentais que j'allais pleurer alors je partais comme un vagabond que j'étais en disant au revoir d'une voix étouffée. Enfin, vous imaginez la scène...

Nantes, 1996

J'ai cinquante ans et des brouettes. Je regarde les mouettes sur le mur de mon salon. Toujours je pense à ma fugue qui s'est terminée au Portugal. Je n'étais pas peu fier d'avoir parcouru toute la côte atlantique jusque dans ce pays magnifique. Mes parents avaient alerté les autorités bien sûr pour me retrouver, c'est en me promenant sur le port à Porto que les policiers m'ont arrêtés. Pourquoi ne m'a-ton pas arrêté en France, cela reste un mystère, comme si une bonne étoile avait veillé sur moi tant que j'étais en France. Je n'ai rien dit des paysages que j'ai vus pendant mon périple. Je les garde en moi, ceux sont eux qui me font vivre et me réchauffent les soirs d'hiver où je baisse le poêle par souci d'économie. Je suis devenu un peu casanier, un peu sauvage sous ma barbe de dix jours. J'ai bien pensé me marier parfois mais toujours ce voyage que j'ai fait à l'âge de quinze m'a arrêté. Je me disais: " Jamais je ne connaîtrai une telle liberté." Et étrangement je voulais rester célibataire pour me sentir encore libre, même si c'était une liberté un peu triste, un peu solitaire. Je suis l'aventurier de la famille, l'original, le d'Artagnan. Je mène ma barque comme un moussaillon, assis sur mon rocking-chair, je me balance comme si j'étais en mer, quand je ferme les yeux les mouettes sur mon mur se mettent à crier et le mur se transforme en vague qui m'ensevelit jusqu'au lendemain.


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