Mr & Mme Gibbs
Sergueï Bonal
La famille Gibbs résidait à Fulham depuis presque dix-huit ans. Comme tous les autres habitants de ce charmant quartier, ils vivent dans un certain confort, qui ne pouvait susciter que de la convoitise. En même temps, quand on connaissait le travail de Tony Gibbs, il était difficile de ne pas l'envier. Cet homme de quarante-six ans, aux allures de sportif de haut niveau, pratiquait en effet un sport de très haut niveau ! Il était courtier pour l'Aon PLC. Ses collègues lorgnaient ses qualités de vendeur et son charisme naturel. Son patron, Ed Mössen misogyne de première, sexiste jusqu'au bout des ongles et pour finir coureur de jupons invétéré le considérait comme un dieu vivant. Il lui avait même attribué un surnom ainsi qu'une récompense, pour féliciter ces résultats spectaculaires. Depuis maintenant deux moins, tout le monde l'appelait Sir Trader. Tony se pavanait tel un coq dans sa basse-cour et se vantait d'avoir un bureau presque aussi grand d'Ed. Tony Gibbs était un de ces hommes qui n'aimaient pas l'argent, mais qui aimaient en revanche, le pouvoir qu'il conférait.
Comme chaque lundi, Tony arrivait, le sourire aux lèvres vêtu d'un sublime costume de chez Kenzo. Chaque lundi matin, il surveillait ses entrées afin d'infirmer ses collègues qu'il était bien arrivé. S'en était même devenu une tradition, les fameuses entrées théâtrales de Tony. Un matin, il arrivait sur le dos d'un de ses collègues en brandissant le trophée du meilleur vendeur du mois. Il était sans l'ombre d'un doute un homme comblé. Il avait une femme charmante et un fils brillant. Selon le voisinage, ils étaient des gens formidables toujours prêts à rendre service. Tony Gibbs était le président du club de poker et organisait régulièrement des parties entre voisins. Quant à Kelly Gibbs, elle organisait des journées lectures. Monsieur et madame Gibbs donnaient de la couleur au quartier. Chaque dimanche, Kelly aidait le père Talbot pour l'office. D'aucuns ne pouvaient penser du mal de cette charmante famille.
Ce dimanche-là, Kelly Gibbs était à l'église, comme tous les dimanches. Dans sa famille il était inconcevable de ne pas aller à l'église. Selon Gloria, la mère de Kelly, l'église est le pont entre Dieu et l'homme. Elle est le phare dans la nuit, le guide vers le paradis. Pourtant, étant plus jeune, Kelly ne se préoccupait pas de ces choses, qu'elle considérait comme futiles et surannées. Pour elle, l'église cherchait à s'enrichir rien de plus et utilisait Dieu à des fins malhonnêtes. Mais ce n'est qu'à l'âge de trente ans qu'elle se tourna vers Dieu. Un soir, en rentrant du travail elle trouva son père inanimé dans le canapé, foudroyé d'une crise cardiaque. Près du corps une bible, était-ce un message ? Depuis ce jour, elle se donnait à dieu au travers de l'église.
Pour ce qui est de Tony, Dieu n'existait pas ! Étant un homme pragmatique, qui ne faisait confiance qu'a la science, il ne voulait pas croire en un être supérieur. Il disait que Dieu a été inventé pour manipuler les esprits faibles ; ce qui faisait hurler Kelly de rage. Même s'il était serviable et bienveillant, Tony Gibbs n'était certainement pas romantique et croyant. Il était du genre à douter de tout et à vouloir tout vérifier. Il était certes très cultivé, mais étroit d'esprit au grand désespoir de sa femme. Dans la famille de Tony, seuls l'argent et la célébrité comptaient. Les sentiments et l'amour n'étaient que des barrières. Il était évident que parfois il fallait user de ses charmes pour parvenir à ses fins, mais en aucun cas ne se laisser berner. Le père de Tony un homme de droit, travaillait comme avocat spécialisé dans les divorces. Avec le temps il était dégoûté de voir les ravages que pouvait causer un mariage. Quand Tony était en âge de comprendre, il a modelé l'esprit de son fils afin de lui éviter des souffrances inutiles. Pour la famille Gibbs, le mariage n'était qu'un arrangement mutuel, une convention apportant un statut, rien de plus. Ce qui était certain, ce n'était pas l'amour qui a réuni Kelly et Tony Gibbs. Kelly cherchait désespérément à combler un vide dans sa vie insipide et sans avenir et Tony voulait un statut social.
Kelly ne s'était jamais posé de question sur ses sentiments, jusqu'à ce fameux dimanche. Assise au dernier rang, elle gardait les yeux rivés sur l'immense croix accrochée sur le mur du fond. Les mains jointes, sa bible sur ses genoux elle s'adressait à dieu.
« Seigneur tout puissant, entends mes paroles, sonde mon âme. Est-ce là le chemin qui m'est destiné ? Cet homme est-il vraiment fait pour moi ? Je sais que durant une période de ma vie, je me suis égaré, mais je suis revenu vers la lumière. »
Il est évident que quand on épouse un homme par dépit, on finisse par se poser des questions ! Par moment, Kelly laissait échapper de longs soupirs en levant les yeux ver le plafond recouvert de fresque. Un homme tout de noir vêtu s'approchait d'elle en prenant soin de ne pas l'effrayer. Un chapelet entre les mains, il s'installait sans faire de bruit, afin de ne pas déranger les autres personnes présentes.
--Trouvez-vous les réponses à vos questions ? Parfois, il m'arrive de m'assoir sur de ces bancs sans chercher à lui parler. Je m'installe, et j'attends. Je ne cherche rien de précis, je le regarde sur cette croix et je fais le vide en moi. Cette maison, n'est pas qu'un lieu où l'on peut poser toutes ses questions, mais c'est aussi fait pour se détendre ne penser à rien, justement. Nous sommes là dans cette immense bâtisse, nous nous sentons si petits, s'en est presque effrayent ne trouvez-vous pas ?
--Je ne sais pas mon père, je ne me suis jamais posé cette question.
--Ah ! Encore et toujours des questions ! Savez-vous pourquoi je suis rentré dans les ordres ? Car étant plus jeune, je me posais justement trop de questions, qui n'avaient pas de réponse. Plus les années passaient, plus cette frustration de ne pas savoir grandissait. J'ai donc décidé de me trouver vers l'église afin de trouver des réponses.
--Avez-vous trouvé vos réponses ? demandait Kelly en esquissant un petit sourire.
--Absolument pas, mais en voulant aider mon prochain, toutes mes questions ont disparu ! En me tournant vers les autres, j'ai vu que ce n'était pas aussi important que ça. Pourquoi à tout prix chercher quelque chose ? Cela ne génère que de la frustration. Il est plus simple de se satisfaire du peu que l'on a. Je vais vous laisser avec lui.
En se relevant, il posait délicatement sa main sur l'épaule de Kelly en signe de soutien. Kelly quant à elle était toujours dans le doute. Une fois de retour à la maison, elle préparait le diner en oubliant totalement ses problèmes. Avait-elle trouvé les réponses à ses questions ? Sous un fond de Vivaldi, elle préparait un jambon braisé sur un lit de pomme de terre, le plat préféré de Tony.
Leur fils de dix ans, Teddy était enfermé dans sa chambre, sombrant dans l'adolescence. Depuis quelques mois, il restait dans sa chambre à écouter du métal, au grand désespoir de ses parents. Sur les coups de vingt heures, tout le monde était à table. Un silence de mort planait de dix bonnes minutes. Mal alaise, Tony s'exclamait en souriant :
--Notre partie de poker s'est bien passé, encore une fois c'est monsieur Turner qui a gagné.
Il n'avait pour seule réponse que le sifflement strident du minuteur de la cuisine. Ne voyant pas sa femme revenir, il décida de la joindre afin de savoir pourquoi elle n'allait pas bien. En règle générale, Kelly cachait ses problèmes ainsi que ses émotions, elle était une experte dans l'art de la dissimulation. Était-ce la pudeur qui la retenait de ne pas s'exposer, éluder les questions qui fâche, afin d'endiguer toute dispute. Mais cette fois-ci elle devait y faire face, et nulle échappatoire n'était possible. Bloquant la porte, Tony était bien décidé à découvrir la vérité. Lors des disputes, Tony ne lésinait jamais sur les moyens, il trouvait toujours la solution pour faire céder Kelly. Son but n'était pas de stopper au plus vite la crise, mais de faire craquer sa femme le plus vite possible ! Bien évidemment, tous les coups étaient permis, c'était généralement à celui qui était le plus inventif que revenait la victoire. Un jour Tony a simulé un malaise pour ne pas avouer qu'il couchait avec une collègue de bureau. Malheureusement cette fois-ci personne n'a gagné…
Alors qu'elle tentait, comme à son habitude, d'éviter le sujet qui fâche ; Tony ne la ménageait pas. Teddy afin de ne pas être témoin d'une nouvelle dispute, préférait disparaitre dans sa chambre écouteur dans les oreilles. Quelques minutes plus tard, un événement terrible interrompait la dispute. Tony Gibbs était étendu sur le carrelage blanc, maculé de sang.
Allongé dans une mare de sang, son sang, Tony Gibbs gémissait de douleur en regardant sa femme sous le choc. Une seconde, c'était le temps qu'il a fallu pour se faire poignarder. Il n'a rien eu le temps de voir, il a seulement senti une lame le transpercer. Lentement, le sang rouge vif se répandait dans la cuisine. Kelly suivait la progression du liquide sombre sans sourciller. Elle était comme dans un état second, son esprit l'avait abandonné elle n'était plus qu'un corps immobile. Tony affaibli, mourant, tentait de parler, mais les mots s'extirpaient péniblement de sa bouche sèche. Contrairement à ce que les gens pensent, il ne voyait pas sa vie défiler devant lui, mais plutôt le quitter. Il sentait son cœur ralentir. Pour ne pas succomber il comptait chaque pulsation, preuve qu'il était encore vivant. À ce stade, il avait peu de chance de survivre, la lame était plantée trop profondément. Sans être un grand expert, en voyant tout le sang qu'il perdait ; Tony savait qu'un organe venait d'être touché. Même dans ses derniers moments, il était persuadé que Dieu ne pourrait rien faire pour lui. Pourquoi y croire ? À moins d'un miracle, ce qui était peu probable, son avenir était très clair ! Il allait finir d'ici quelques jours dans la rubrique nécrologique ainsi que dans un caisson six pieds sous terre. La respiration saccadée, sifflotant, Tony tentait de se raccrocher au semblant de vie qu'il lui restait.
--Chérie aide-moi ! disait-il d'une faible voix.
Mais Kelly ne lui répondait pas, elle demeurait droite devant son corps glacial, pâle comme un linge. Quelques minutes plus tard, elle se laissait tomber près du corps maculé de sang. Tony tendait sa main pour la poser sur son visage humecté de larme. Kelly esquissait alors un sourire en prenant la main de son mari. Enfin ils se retrouvaient, mais à quel prix ! Tony dans un dernier effort embrassait Kelly qui fondait en larme de plus belle. Quelques secondes plus tard, Tony se laissait tomber en arrière, le regard vide, mort. Kelly pleurant à chaude larme, le secouait, mais en vain.
En mourant, Tony Gibbs se demandait, si ses amis, collègues allaient le pleurer. Toute sa vie, il a œuvré dans le seul but de se faire remarquer. Même le jour de sa mort, il voulait marquer les esprits. C'est chose faite, sa femme l'a vu mourir sous ses yeux, il est difficile de faire plus marquant ! De plus, il a fait noter sur son testament qu'il voulait un enterrement à son image. En effet, Tony Gibbs était de ceux qui aimait l'argent et se faire remarquer. À quoi tout cela pouvait-il bien lui servir en étant mort ?
Les yeux rivés sur le corps inanimé de Tony, Kelly restait de marbre, paralysée elle était en état de choc, catatonique. Ses tempes lui martelaient le crâne, son cœur était au bord de l'explosion. Le visage blême, la peau glaciale, elle ne réagissait plus. Une partie d'elle disparaissait, son esprit n'était plus. Quelques minutes plus tard, leur fils attendait derrière l'encadrement de porte le regard rivé sur le corps de son père. Il s'approchait lentement de Kelly blafarde. Elle attrapait le combiné du téléphone et disait d'une voix tremblante :
--Allo la police, mon mari vient d'être assassiné ! C'est terrible.
Leur fils, Teddy prenait sa mère par la main et la sortait hors de la cuisine afin de lui éviter la vue du corps. Teddy toujours lucide, faisait assoir sa mère sur le canapé en cuir. Tout en lui tenant les mains, il souriait afin de l'apaiser. Mais après ce qu'elle venait de voir, rien ne pouvait lui redonner le sourire, la rassurer, pas même son fils.
Quelques minutes plus tard,
La police n'arrivait toujours pas, Kelly assise sur le canapé, droite, les yeux rivés vers la cuisine.
--Où est Tony ? Il devrait être déjà rentré.
Les mains tremblantes, elle regardait de temps en temps vers la porte, en espérant voir son mari entré. Pourtant, elle voyait les pieds de Tony dans l'encadrement de porte, mais elle ne réagissait pas.
--Il y a un homme dans ma cuisine, ce n'est pas normal ! Où est Tony ?
Les secondes couraient sur la pendule murale, Kelly sombrait peu à peu dans la folie. Plus rien ne lui semblait réel, refusait-elle d'admettre que son mari venait d'être assassiné ? Elle ne voulait pas y croire, admettre la mort de son mari lui était insupportable. Le déni, l'oubli étaient les seuls moyens pour ne pas souffrir, pour ne pas y penser. L'esprit embrumé, confus, Kelly ne savait même plus où elle était.
--Je ne comprends pas, que ce passe-t-il ? Où est Tony, pourquoi suis-je là ? Oh ! Mince, j'ai oublié d'aller à l'église.
Rien n'avait de sens, elle ne différenciait plus le réel du rêve, son esprit était perdu, déconnecté.
D'un bon elle partait vers la cuisine, d'une voix joyeuse elle disait à son mari inanimé sur le sol.
--Bon Tony, j'ai une solution pour notre vie de couple, pourquoi ne pas partir en week-end en amoureux ? Tu es d'accord ? Je vais préparer les bagages !
Sans prêter attention au corps, elle partait vers la chambre afin de préparer les valises. Elle était comme transformée, elle irradiée de bonheur.
--Nous allons être que tous les deux chéri, nous allons y arriver, ensemble !
Une fois la valise prête, Kelly contemplait la photo de mariage accroché au mur, au-dessus du lit conjugal. Les yeux pleins de larmes, elle souriait en sanglotant, les mains toujours maculées de sang.