Mr le Ministre sur le divan

Monsieur le Ministre :

Aujourd'hui il y a cette affaire qui fait polémique dans la presse, ce quintuple meurtre, ce père de famille qui a décidé du sort des siens…

Le psychiatre :

C'est tragique, oui... Pourquoi voulez-vous me parler de ça ?

Monsieur le Ministre :

Pourquoi ? Parce que je m'en fous justement. Je ferme les yeux, c'est plus simple. J'entends les sanglots de la France mais je ne les comprends pas. Les gens ne connaissent pas cette famille, pourquoi sont ils tant touchés ?

Tout entre nous, j'aurais bien plus de peine en apprenant la mort de mon labrador ou de ma femme que celle d'individus que je n'ai jamais croisé. C'est tellement illogique de voir ces marches blanches, cet élan humain... Je crois que je suis d'une autre culture, celle de ceux qui s'en foutent.

Le psychiatre :

Expliquez moi ça, comment se fait il que cette histoire ne vous touche pas ?

Monsieur le Ministre :

Je ferme les yeux, je vous dis ! C'est plus simple. D'une manière générale c'est beaucoup plus simple ! Sur les richesses et la misère, sur l'abondance et la famine, la clarté, l'obscurité.

Le monde foisonne de ces héros ordinaires prêts à défendre la veuve et l'orphelin.

Moi je ferme les yeux, c'est plus simple. Les garder ouverts me forcerait à retourner ma veste selon le sens du vent.

Plaute avait mile fois raison : Homo homini lupus est. Puisque le but de la plupart est d'arriver plus haut que l'autre alors la règle mathématique veut qu'on ne se soucie de son prochain. Il faut choisir son camp. Ces putains d'humanistes solidaires me filent la nausée. J'ai appris le monde en ne pensant qu'à moi et aujourd'hui je suis bien plus haut que le peuple. Ce qui fait la différence, c'est qu'eux accueillent la misère des autres sans même qu'elle ne frappe à leur porte.

Bien sûr, puisque ces crétins votent et pour qu'ils m'élisent un jour il faut bien qu'une fois de temps en temps je verse ma larme mais je peux vous dire que c'est ce qui me répugne le plus. De devoir afficher de la compassion. À chaque fois, j'ai le sentiment de me trahir.

Le psychiatre :

La compassion ! Ne pensez vous pas que justement, gouverner c'est aussi en avoir pour ce qui se passe dans le monde ?

Monsieur le Ministre :

Non, bien évidemment. Gouverner c'est laisser une trace de soi et s'en mettre plein les poches. Pleurer le Soudan c'est le rôle de l'église. La soupe populaire c'est le rôle de Coluche. Soutenir les migrants c'est le rôle de l'ONU. Mon rôle à moi, c'est devenir inoubliable. Riche et inoubliable. En fermant les yeux, je m'offrirai un jour les plus grands palais au monde.

Le psychiatre :

J'aurais juste une question, Monsieur le Ministre… Si vous pensez que chacun ne devrait se soucier que de soi, si vous n'avez pas besoin des autres et puisque vos plans de carrière se déroulent comme vous l'entendez, alors pourquoi venir me voir ?

Monsieur le Ministre :

Cela n'a rien à voir avec tout ça... Voilà, je ne sais pas pourquoi mais je crois que je n'ai jamais été véritablement heureux…

Le psychiatre :

Ah ! Fermez les yeux, c'est plus simple.