Mues
athanasiuspearl
Je voudrais qu'il aimât les clairs de lune, les roses pompon, les nostalgies exotiques, les langueurs printanières, les névroses fin de siècle, toutes choses que personnellement j'abomine mais qui, de nos jours, font bien dans un roman.
Raymond Queneau, Le Vol d'Icare
Assis dans un coin d’ombre, à l’angle de deux murs, Icare contemplait le papillon qui venait de se poser sur le parapet voisin. Après avoir un instant secoué ses ailes, comme pour les débarrasser d’un surplus de poussière colorée, l’insecte prit fermement son assise sur la pierre inondée de soleil. À quelque pas de là, la muraille plongeait dans la mer et lorsqu’il s’en approcha pour observer la bestiole, le jeune homme fut soudain saisi de vertige. Depuis des semaines, des mois peut-être, depuis qu’on l’avait enfermé dans cet invraisemblable palais, il lui suffisait de regarder les flots battre la pierre monumentale pour se sentir appelé par le mystère des profondeurs. Quel prince régnait sur les abysses sous-marins ? Quelle néréide y avait son sanctuaire ? À l’instant de basculer, Icare se retint au rempart. Il prit appui contre le rebord en saillie, à une infime distance du papillon, qui pourtant ne broncha pas. Le jeune homme put parcourir ainsi à loisir les dégradés d’ocres et de roux, les touches de vermillon rehaussées de reflets pourpres, puis il détailla les quatre formes circulaires d’un bleu lumineux qui se découpaient aux extrémités des ailes. Comme des yeux, cela dessinait comme des yeux ! Un frisson le parcourut. L’espace d’un instant, il avait nettement eu l’impression que l’insecte le fixait depuis ses prunelles en trompe-l’œil.
– Ce doit être ce qu’on appelle chez nous un « paon du jour », se dit-il.
Icare dut cependant se rendre à l’évidence. Il n’était en rien l’objet de l’attention appuyée qu’il croyait percevoir chez le nouveau venu. Non avec les pupilles fictives qui s’étalaient sur la cendre brune de ses ailes, mais avec ses yeux cette fois, ses gros yeux ronds de lépidoptère, le papillon contemplait une petite chenille noire aux reflets azurés – une forme longue, gracieuse dont le ventre constellé de taches rouges ondulait au milieu d’un bouquet de pariétaires aux feuilles presque fluorescentes. Comme pétrifié devant l’étrange parade, l’insecte ne bougeait pas même une antenne et Icare se dit qu’il devait être tombé follement amoureux de la très jeune fille qu’on voyait s’enrouler autour des tiges violacées de la plante perce-muraille.
Le garçon, qui n’avait pas grand-chose à faire dans l’immense palais de son père, sortit un morceau de craie de sous sa toge, et marqua le rempart d’une croix et d’une flèche. Puis il regagna ses appartements en inscrivant des repères de son cru tout au long du trajet. Il s’était juré de revenir souvent afin d’observer les progrès qu’au fil du temps, le paon du jour enregistrerait auprès de sa belle.
– J’y coupe-t-y l’cou ?
La mère Liscoët brandit son hachoir au-dessus du merlu qui, l’œil vide, me contemple depuis l’étal. J’acquiesce d’un simple mouvement de tête et baisse les yeux sur la malheureuse victime. Au passage j’aperçois, émergeant des manches courtes, trop courtes sans doute, du t-shirt que la poissonnière porte sous son tablier de toile ciré, j’aperçois, dis-je, deux énormes touffes de poils, du même noir que l’ombre de moustache dont s’orne la lèvre supérieure de la femme. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’imagine le reste du corps, également velu, le ventre recouvert d’une toison épaisse, huilée, comme celle d’un phoque ou d’une otarie. J’ai un haut-le-cœur tout en continuant ma visite imaginaire et en découvrant au fond d’inextricables buissons une sorte de coquillage bâillant largement, une moule baveuse perdue dans la forêt qu’a tissée autour d’elle son byssus. Cette fois, c’est sûr, je vais vomir, et pour me raccrocher à la stabilité des choses, j’ouvre les yeux sur l’étal, sur le merlu dont la queue, j’en jurerais, vient d’effectuer un bref mouvement de battue. D’un cri, j’interromps le geste encore suspendu du bourreau.
– Mais… mais il est vivant !
Le hachoir reste figé au-dessus du condamné.
– Évidemment, mon petit Colin. La maison Liscoët, et cela depuis trois générations, ne sert que du frais.
– Alors… laissez… Je… Je m’en arrangerai moi-même.
– Comme vous voulez, jeune homme !
Vexée, elle emballe nerveusement le poisson dans du papier journal et me le tend.
– Quatre cinquante, monsieur le délicat. Et elle éclate d’un rire gras, un rire… comment dire : velu, oui c’est exactement cela, elle éclate d’un rire velu en me tendant sa grosse patte.
Icare contemple l’endroit où, voici quelques jours encore, la jolie chenille dansait sur des feuilles d’émeraude. À deux pouces de là, dans un renfoncement de la pierre, elle a formé sa chrysalide en empruntant pour chaque brin de soie l’une des couleurs fluorescentes de la plante voisine.
Le jeune Crétois s’approche de la forme oblongue nichée dans le creux de la pierre. Une inspiration subite lui fait poser délicatement le doigt sur le cocon, avant de le parcourir sur toute sa longueur. Il sent quelque chose frémir à l’intérieur, comme répondant à sa caresse.
Et soudain une scène lui revient en mémoire. Quelques mois avant la construction du labyrinthe – cette prison horrible que son père, l’architecte Dédale, appelle « mon palais » –, il courait insouciant dans les bois avec Ariane, lorsque celle-ci trébucha sur une racine. Il voulut se porter à son secours et l’aider à se relever, mais elle l’attira contre elle en riant et ce n’est qu’une fois à terre, à l’instant où son corps couvrait entièrement celui de la jeune fille qu’Icare comprit que la chute était feinte. Celle qui à ses yeux paraissait intouchable – n’était-elle pas la fiancée du grand Thésée ? – lui prit la main très doucement et la fit se poser entre ses cuisses. À peine sorti de l’adolescence, le fils de Dédale n’avait encore jamais touché de femme. Et ce qu’il sentit palpiter alors sous ses phalanges tremblantes possède encore très exactement dans son souvenir la douceur et la fragilité de cette toute nouvelle chrysalide. Aujourd’hui encore, il en conserve la mémoire, une mémoire aussi fraîche et vive qu’à la première heure : c’est qu’il a longtemps caressé le clitoris d’Ariane avant que celle-ci lui apprenne les gestes de l’amour.
Et tout en effleurant le délicat cocon du bout des doigts, il contemple à présent l’eau venue battre au pied de la muraille. Une émotion puissante l’étreint. Il n’a pas revu Ariane depuis longtemps, depuis que Thésée a triomphé de la bête et qu’au lendemain de leurs noces, ils sont partis tous deux dans le long bateau aux voiles noires, en direction de Naxos, là bas, vers le nord. Reclus dans le labyrinthe depuis tout ce temps, le jeune homme sait néanmoins que Thésée n’est pas resté longtemps fidèle. À peine les nouveaux époux eurent-ils foulé le rivage de l’île ronde que l’insatiable coureur de jupons est remonté sur le navire, abandonnant sa femme au bord de l’eau. On raconte qu’Ariane portait encore la stola orange des mariées et qu’elle la déchira de rage, jusqu’à paraître à demi nue sur la plage. Peut-on cependant croire la suite de l’histoire, telle qu’on la rapporte dans les masures de Cnossos pour expliquer la disparition subite de la malheureuse ? Est-il vrai que Dionysos en personne s’est amouraché de la jolie pleureuse et qu’il l’a prise sur son char pour la conduire jusque dans l’Empyrée ? On a de la peine à le croire. Il est plus simple d’imaginer que, comme le prétend Dédale, Ariane s’est finalement endormie sur le rivage, et qu’après avoir rempli de galets les poches de sa robe en lambeaux, elle s’est laissée emporter par la marée.
Quoi qu’il en soit, il faut à tout prix préserver l’infime relique que constitue la chrysalide, en ce qu’elle témoigne de toute cette beauté évanouie. Et Icare pose les lèvres sur le tendre cocon, à l’endroit exact où celui-ci forme un capuchon coiffant une nodosité tendre, pareille à un jeune bourgeon.
Le lendemain, il recouvre la belle endormie d’une coupe de cristal, telle une cloche de verre protégeant un fruit précieux. Le paon du jour vient voleter alentour, agitant frénétiquement ses ailes. Le mouvement anime les ocelles de telle sorte qu’on pourrait les croire plus vivantes encore qu’à l’ordinaire. Elles donnent l’illusion parfaite d’un regard qui danserait dans les airs. Les yeux d’Ariane avaient exactement cette couleur, cette vibration chaude lorsque la jeune femme, saisissant la verge d’Icare l’avait guidée jusqu’à l’entrée de son vagin, écartant doucement les petites lèvres autour du gland tuméfié.
Le merlu frétille encore dans son papier tandis que je fixe le paquet sur mon porte-bagage. Il gigote encore, j’en suis sûr, alors que j’enfourche ma bicyclette et commence à pédaler. J’ai du mal à regarder devant moi. Par instants ma vue s’obscurcit. Je vois à nouveau se dresser devant moi le corps adipeux de la mère Liscoët, couvert depuis les pieds jusqu’au cou d’une fourrure noire, épaisse et graisseuse. Arrivé sur le remblai je n’en puis plus. Je m’arrête en catastrophe, appuie la bicyclette contre le garde-fou. Puis je me penche au-dessus des vagues, dont les rouleaux viennent battre les rochers déposés à grand frais par la municipalité. Secoué presque aussitôt par de violents spasmes, je régurgite l’essentiel de mon petit déjeuner. Il était grand temps que je m’arrête ! Je reste un instant suspendu au-dessus des flots et reçois en plein visage une large gerbe d’écume. Me voilà ramené à la réalité. Et tout à coup, c’est comme si une inspiration subite m’envahissait. Je fais sauter les sandows du porte-bagage, je retire le paquet et déplie le papier journal. Le malheureux merlu n’est pas tout à fait mort, j’en suis persuadé. Je le saisis par la queue, balance le bras bien au-dessus du parapet et rends ainsi à son élément d’origine le pauvre prisonnier de la mère Liscoët.
Sans même observer plus longtemps le poisson – se laisse-t-il porter par les flots ou y inscrit-il d’emblée son sillage ?–, j’enfourche à nouveau ma bicyclette et pédale à folle allure jusqu’à la maison. Là, je me rue dans la salle de bain et entreprends de me débarrasser de toute manifestation de pilosité. Je ne peux plus désormais supporter l’idée qu’existe un lien, fût-il ténu, entre la mégère au hachoir et moi, Colin Desoriaulx, né à Plestin-les-Grèves, au matin du 5 août 1983. J’attaque mes cheveux, puis mes poils pubiens aux ciseaux et, lorsqu’au pied du lavabo, un tapis duveteux a entièrement dissimulé le carrelage, je me retourne pour plonger dans l’eau douce et parfumée d’un bon bain, un rasoir dans une main, une bombe de mousse dans l’autre. Une heure plus tard, lorsque je regagne ma chambre, tout mon corps, à commencer par mon crâne, est parfaitement lisse. Je me caresse le ventre en ronronnant de satisfaction. Je n’ai à présent pas plus de point commun avec l’horrible Liscoët qu’un lézard n’en a avec une hyène.
Mon déjeuner étant parti à l’eau, je me verse une large ration de céréales que j’arrose de lait frais. Je dédaigne le journal abandonné sur la table depuis le matin. Pour une fois, je n’ai guère envie de lire en mangeant. Je préfère fouiller dans ma collection de DVD afin de retrouver un film que Véronique a acheté voici bien longtemps et qu’elle a dû me laisser en partant. Cela s’appelle, je crois, Bathing Beauty, mais la version française porte un titre plus éloquent : Le Bal des sirènes. À l’époque j’avais trouvé l’histoire d’une insupportable mièvrerie. Plus encore, j’avais tordu du nez devant l’hymne à la natation synchronisée que constituait l’essentiel du scénario. À présent toutefois, je voudrais revoir Esther Williams, l’actrice principale, danser dans l’eau au rythme de la musique, car je crois avoir enfin saisi quelque chose d’important sur mes rapports avec les femmes. Je balaie du regard les étagères, du côté où d’ordinaire je range les comédies musicales américaines, et mets bientôt la main sur le boîtier que je recherche. Je l’ouvre, en extirpe le disque et glisse celui-ci dans le lecteur. Puis je me cale dans mon fauteuil et j’attaque tranquillement mon bol de céréales.
Esther Williams apparaît sur l’écran telle que son image s’est fixée dans ma mémoire. Elle n’est pas jolie, un peu massive à mon goût, mais le maillot lamé l’avantage, en ce qu’il lui recouvre presque entièrement le corps d’écailles nacrées. Un bonnet dissimule sa chevelure. Rien ne dépasse. Elle est comme nous tous devrions être. D’une animalité profonde mais intime, j’aimerais dire : « retournée ». Comme si, chez elle, les poils ne poussaient plus que vers l’intérieur. C’est dire à quel point les images que nous ont transmises des traditions millénaires me paraissent aujourd’hui singulièrement contrefaites. Les sirènes ne sont pas des dames qui, assises sur un rocher, passent des heures à démêler leurs blondes toisons en considérant d’un regard nostalgique la terre ferme, toutes à regretter que leur belle queue de poisson ne puisse les y porter. N’en déplaise à Hans Christian Andersen, les sirènes n’ont pas de cheveux. Sur leur crâne lisse, des écailles – dorées ou sombres, c’est selon – dessinent un dôme qui met parfaitement en valeur la régularité exquise de leurs traits. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, en natation synchronisée, les niveaux de qualification se déclinent en « marsouins », un peu comme en ski on parle de « chamois ». Peut-on imaginer peau plus lisse que celle du cétacé dont la gente poilue des marins a fait par dérision – et non sans quelque jalousie – un simple « cochon de mer » ? L’animal n’est il pas frère du dauphin, ce condisciple de la beauté, double du dieu solaire Apollon et compagnon de voyage d’Aphrodite ?
Au passage, le documentaire que les éditeurs du DVD ont joint au film m’apprend que la candidate au grade ultime, celui le « sixième marsouin », doit triompher d’un grand nombre d’épreuves, dont l’une consiste à exécuter quatre figures : Aurora, Ariane, Ibis et Barracuda. À mes yeux, la seconde est à coup sûr la plus fascinante. La nageuse entièrement immergée, la tête en bas, décrit un grand écart à la surface de l’eau. Divinité aquatique, elle s’ouvre et offre, au ras des vagues, son sexe largement épanoui à la caresse foudroyante du soleil.
Icare vient de répondre à l’invitation – ou plus exactement à la convocation de son père : « Demain, à la neuvième heure, dans mon bureau ». Et c’est pour découvrir l’architecte penché sur sa grande table à dessin, un pigeon éventré à ses côtés, l’empennage largement étalé sur une écuelle d’argent.
– Me voilà, Père. Qu’aviez-vous donc à me dire ?
Absorbé par son ouvrage, Dédale se contente de répondre par un geste vague, sans même lever les yeux de ses parchemins. Le jeune homme comprend qu’il doit approcher de la table. Sur de grandes feuilles jaunies aux bords, l’architecte a dessiné toute une série d’ailes de tailles différentes. Les premières rappellent celles du malheureux volatile dont les plumes amplement déployées baignent à présent dans une mare de sang. Viennent ensuite ce qui ressemble à la large voilure d’un faucon, puis d’un aigle, et enfin un appareillage complexe fixé au dos d’une silhouette humaine…
– Que connais-tu des sirènes, mon fils ?
– Ce que tout le monde sait, Père. Ce sont les filles de Terpsichore, la muse de la Danse, et d’Acheloos, le fleuve aux cent métamorphoses. On les représente comme des créatures fantastiques, mi femmes, mi oiseaux. L’une des plus célèbres se nomme Ligeia, « celle qui vous perce de son cri ». Tout un programme ! Icare éclate de rire avant de poursuivre : « Elles n’ont pas un cheveu sur la tête, mais sont couvertes de plumes. Vous imaginez le spectacle ! Ceci dit, elle ont un avantage sur nous. De grandes ailes leur permettent de voler.
« Mais, si je puis vous poser une question, Père… Vous n’allez pas me faire accroire que vous tenez pour vraies ces légendes stupides ?
Dédale s’esclaffe à son tour.
– Évidemment non, mon fils. Je tente simplement de t’amener à comprendre que nous allons bientôt tous deux devoir jouer les sirènes.
L’architecte pointe du doigt le dernier dessin de la série, celui qui représente deux ailes mécaniques attachées au dos d’un homme :
« J’ai résolu, comme tu peux le vérifier, les principaux problèmes théoriques. Les derniers éléments m’ont été fournis par ce pigeon.
Fixant l’oiseau éventré, il désigne de l’index un point particulier, à peu près au milieu de l’aile, avant de continuer :
« Ce sont ces quelques plumes… Regarde, elles sont plus souples que les rémiges et moins fermement fixées aux os… Oui ! ce sont ces quelques plumes qui font toute la différence. Absentes, ou simplement endommagées, et tous les oiseaux disparaissent.
Le visage d’ordinaire impassible de Dédale s’anime soudain, comme sous l’effet d’une émotion inattendue. Il prend son fils par les épaules et conclut au comble de l’allégresse :
« Nous allons pouvoir nous évader, mon garçon. La voie des eaux était impraticable, les vagues nous auraient écrasées contre les rochers. Mais il nous restait la voie des airs. »
Il se met à tourner sur lui même, comme atteint de fantaisie délirante. Il s’abandonne à sa folle gaieté au point d’exécuter un pas de danse avec la grâce d’une centenaire atteinte de goutte. Puis tout aussi brusquement, le voilà qui se fige et retrouve sa froideur ordinaire.
– Je pense être prêt dans quatre ou cinq jours, mon petit. Le seul problème est de trouver un matériau qui permette de fixer les plumes sur l’armature de bois et de cuir. Car pour le reste, j’ai tout ce qu’il me faut.
Et le voilà qui entraîne son fils dans le cabinet attenant au bureau. Icare a toujours cru que son père y cachait ses maîtresses – du moins celles qui acceptaient de franchir l’entrée du labyrinthe quitte à laisser derrière elles tout espoir de pouvoir en sortir un jour. Mais ce qu’il découvre dépasse l’imagination.
Des oiseaux par centaines, par milliers peut-être. Comme si son père avait consacré l’essentiel de son temps à une activité de chasse proprement obsessionnelle. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les races, du vautour jusqu’à la mésange, de l’aigle immense jusqu’à la minuscule paruline tigrée. Tous pendus par les pattes, les ailes largement déployées, les os dénudés aux articulations. Et sur le sol, des plumes par milliers, la base de chaque calame ensanglantée. Une odeur épouvantable monte de ce charnier. Icare réprime avec peine un haut-le-cœur et, saisissant un pan de sa toge, le plaque contre son nez et sa bouche.
– Tu vois, s’exclame Dédale, j’ai collecté suffisamment de rémiges pour fournir en ailes toute la maisonnée. Il ne me reste plus qu’à les trier et les assembler. Ensuite, mon fils, nous pourrons prendre notre envol pour un premier essai. Et si l’aventure est concluante, nous équiperons tout notre petit monde. Mes…
Il marque un temps d’hésitation.
« Mes… servantes et les tiennes…
– Père, vous le savez bien, je n’ai à mon service qu’Admètè, ma nourrice, et je crains qu’elle soit un peu vieille pour ce genre d’exercice.
Colin se doutait bien que ses parents ne l’avaient pas baptisé ainsi par simple caprice. Mais il avait toujours cru que sa mère souhaitait par ce biais rendre hommage à Boris Vian et à L’Écume des jours, roman qu’elle relisait au moins une fois l’an. À présent néanmoins, c’étaient des allusions bien différentes que le jeune homme retrouvait dans son prénom. Celui-ci faisait tout d’abord de lui un frère du merlu relâché la veille : « Colin. Du néerlandais kool, “charbon” », disait son vieux dictionnaire qui ajoutait : « Poisson d’eau de mer tirant son nom de la couleur de son dos. On l’appelle également lieu noir. Souvent le merlu est lui aussi nommé “colin”. » Au bas de la page, l’entrée suivante établissait que le colin était également un petit gallinacée, voisin de la caille ou de la perdrix. Bref, le jeune homme portait un nom de plume ou d’écaille.
Ah ! les écailles ! Au départ, quel qu’il fût, le vivant ne possédait d’autre système de protection. Chez les mammifères demeurés à un stade figé de l’évolution tels le pangolin ou le tatou, on ne rencontre pas ou peu de poils, mais bien de larges plaques osseuses, aussi savamment imbriquées les unes dans les autres que celles dont se composait, au moyen âge, l’armure d’un chevalier. Parallèlement, et même si cette théorie est aujourd’hui battue en brèche, nombre de biologistes estiment encore que les plumes constituent une forme évoluée ou dégénérescente d’écailles. C’est dire si l’on touche, avec ces dernières, à l’origine des choses.
Dédale assujettit fermement le baudrier sur ma poitrine, puis vérifie la fixation de l’ossature de bois qui vient prolonger mes bras comme mes épaules. D’un geste, il m’invite à esquisser une série de battements d’ailes. À plusieurs reprises, le mécanisme se déploie, atteint son envergure maximale, puis se replie. Mon père hoche la tête d’un air satisfait.
« Pour fixer les plumes sur l’armature tout en laissant le champ à un mouvement suffisamment souple, j’ai été amené à composer un mélange de cire et de colle de poisson. Le problème est que cela fond à trop grande chaleur. Nous partirons donc demain, aux premières lueurs de l’aube. Surtout, il ne faudra sous aucun prétexte nous approcher par trop du soleil.
J’acquiesce en silence, d’un simple hochement de tête. Dès cet instant cependant, mon plan est établi. Comment mon très cher géniteur peut-il imaginer un instant que je vais suivre longtemps la voie des airs ? J’ai suffisamment observé le papillon et sa petite chenille pour comprendre que le bonheur céleste n’est qu’illusion. C’est au fond de l’eau que règne la vérité. Ariane n’est pas montée dans les airs sur le char de Dionysos. Elle n’a pas reçu en présent le diadème d’or qui allait devenir plus tard une constellation. Elle ne poursuit pas son existence paisible aux côtés de Ligeia et de ses sœurs. Elle est venue grossir la troupe des Néréides et nage désormais aux côtés de la belle Amphitrite ou de la douce Orithye. La nuit tombée, elle s’en va dormir dans le vaste palais du vieil Okeanos, le père de tous les fleuves.
Un dictionnaire latin à sa droite, Colin déchiffre à grand-peine les Enigmata d’Aldhelm de Sherborne. Il a dû atteindre le livre II pour découvrir, au chapitre xii, ce qu’on considère d’ordinaire comme la première description d’une sirène marine. Le bon abbé de Malmesbury n’y parle pas de queues de poissons et autres sornettes. « On les nomme sirènes, explique-t-il, celles-là qui n’ont point comme nous poils de tête ou de cul, mais portent auxdits endroits grandes plaques d’écailles. Ce sont dames qui furent abandonnées aux caprices des flots et qui, à force d’être de ci de là ballotées, ont vu leurs cheveux arracher ainsi que corne se former en leurs régions les plus exposées, à savoir en tête comme en pieds ou jambes. Un certain matelot saxon, Cædwallah, en repêcha une près des côtes de Bretagne. Elle s’accoutuma avec aise à la marche sur terre et donna de beaux et blonds enfants à son époux anglais. Celui-ci prétendait que sa femme, en ses parties intimes, était faite de telle sorte qu’elle engendrait la jouissance rien que par la vue. Les marins racontent également que toutes celles qu’ils ont pu voir présentaient, outre belles mamelles, rondes et pleines, aux tétons vermeils, jolis cons aux lèvres pulpeuses, juteuses et tant fermes qu’il se peut. »
Le visage de Colin s’illumine. Il sait bien qu’il ne tient guère là qu’un conte ancien destiné à berner les esprits naïfs. Toute légende néanmoins ne possède-t-elle pas un fonds de vérité ? Une chose est sûre : si Aldhelm de Sherborne est l’auteur fort connu d’un traité sur la virginité, écrit à l’intention des petites sœurs de Barking, il a dû être poussé par un singulier aiguillon pour s’intéresser de la sorte au mystère des sirènes. Comment en est-il venu à rédiger une évocation qui en aurait conduit plus d’un sur le bûcher ? Détail plus singulier, comment se fait-il que l’Église ait immédiatement donné l’imprimatur à ses étranges divagations ? Mais il y a mieux encore : quelle explication donner au fait que pour avoir esquissé les détails anatomiques de ces vierges porteuses d’écailles, l’homme ait fini canonisé sous les traits de Sanctus Aldhelmus ? Comme le suggère le titre de son principal ouvrage, il y a là des énigmes qu’il importe de lever au plus vite.
Voici près de dix heures que j’ai pris mon essor. Il m’a fallu pourtant attendre ce moment pour échapper enfin à la surveillance étroite de mon père. Épuisé par notre course dans les airs, l’architecte est allé se poser sur la terrasse au-dessus de ses appartements. De là, il me fait de grands signes, sans doute pour m’intimer l’ordre de le rejoindre. Pauvre Dédale ! Pauvre petit homme aux rêves étroits ! Je vais pouvoir enfin m’élever, partir à la rencontre du soleil couchant, laisser doucement fondre la cire et m’abîmer au plus profond des eaux. Ariane, mon amour unique m’attend là-bas dans son grand palais sous-marin. Elle a jeté aux crabes, voici des mois, sa stola d’épouse délaissée. Des débris de tissu orange flottent à présent parmi les coraux, confondus dans le même mouvement de danse. Et c’est entièrement nue que la jeune femme évolue à présent dans d’insondables abysses où son corps scintille comme une perle lactée. Lorsque les mouvements de la nage lui font écarter les cuisses, on voit s’y ouvrir une tendre palourde, au muscle charnu et rosé, à l’enveloppe délicate et nacrée. En suivant le sillon ondoyant que dessinent les deux parties de la coquille, on atteint une minuscule anémone de mer qu’anime une pulsation continue, comme si un second cœur y avait élu résidence. Un peu plus haut encore, nul infime buisson aux boucles blondes, rien de semblable à la mince toison d’or dans laquelle autrefois – cela me paraît si loin à présent – j’ai plongé les lèvres, ivre d’un plaisir inconnu. Sur le ventre parfaitement lisse, la bouche ne rencontre plus désormais qu’un triangle presque impalpable d’écailles souples et dorées.
Un cri effroyablement perçant me ramène sur-le-champ à la réalité. Depuis quelques minutes, ce que j’ai pris d’abord pour un grand aigle, m’accompagne tout en décrivant dans le ciel de larges arabesques. Ce n’est pourtant pas un oiseau, mais une femme, une créature ailée, couverte de plumes. À sa voix suraiguë, je reconnais Ligeia, l’improbable sirène. La voilà qui ouvre à nouveau la bouche, pour lancer un vibrant appel. Sous les lèvres écarlates, des dents soudées forment un rostre d’où jaillit une langue courte et pointue. Cela fait comme deux mandibules entre lesquelles vibre un simple chiffon de chair d’un rouge vif et fulgurant.
Les mouvements ondoyants de l’oiseau femelle s’apparentent manifestement à une danse nuptiale. Ligeia tournoie autour de mon corps, me frôle de ses ailes, de ses bras ou encore de ses jambes. Elle décrit un interminable ballet dont chaque figure est censée porter à son comble ses capacités de séduction. Dans l’une de ses poses aguicheuse, elle met en valeur ses seins couvert d’un duvet mousseux aussi doux que celui de l’eider. Dans une autre, la voilà qui laisse flotter dans l’air, au niveau de mon sexe, ses mains emplumées jusqu’aux premières phalanges. Dans une autre encore, elle vole devant moi, sur le dos, un peu comme une nageuse, et écarte lentement les cuisses.
Je détourne le regard. Une longue rémige s’échappe du mécanisme mis au point par Dédale, puis une autre, et une autre encore. La colle de mon architecte de père commence enfin à fondre. Je baisse les yeux. Je ne vois guère que l’étendue marine, telle une large plaque unie, d’un bleu lumineux et comme adouci la caresse du soleil couchant. Mais je sais qu’elle est là, qu’elle m’attend, et que la chute va être délicieuse.
Dès qui l’a aperçue, émergeant à peine des vagues dans le soleil couchant, Colin a grimpé sur le parapet. Il s’est déshabillé en hâte, jetant ses vêtements autour de lui, puis a plongé dans l’eau glaciale. Évitant par miracle les rochers du remblai, il fend à présent les flots à vive allure. Ses bras exercent sur l’élément liquide une traction formidable. Quant à ses jambes, soudées l’une à l’autre, elles prolongent le mouvement d’ondulation qui parcourt l’ensemble du corps. Les gestes de brasse papillon sont parfaits. Le petit merlu nage désormais comme un vrai marsouin. Les passants qui, surprenant son manège, se sont précipités vers le muret seraient bien incapables de le rattraper. C’est à peine s’ils discernent encore sa silhouette au loin. Colin file en direction de la femme qui, là-bas, danse la tête renversée, le corps profondément enfoui dans l’eau. Ses cuisses écartées frôlent la surface des vagues et s’ouvrent à la caresse du soleil. Alors qu’il approche de la nageuse, Colin aperçoit, planant très haut dans le ciel, sous la lumière chaude du crépuscule, ce qu’il prend tout d’abord pour un couple de goélands. À l’instant précis où la néréide l’enlace et le presse contre son sein rond, à l’instant précis où les deux jambes lisses d’Ariane étreignent son corps délicieusement glabre de nageur, il comprend toutefois qu’il ne s’agit pas d’oiseaux mais d’hommes. Du moins pour le plus massif des deux, car l’autre créature volante, plus fine, plus légère, a disparu soudain, en poussant un cri terrifiant, dans la lumière sanglante du couchant. Lourd et maladroit, l’homme volant a amorcé, quant à lui, un rapide mouvement de descente. Bientôt, ce ne sont plus que ses deux jambes qui émergent des vagues, puis une seule, l’autre demeurant sous l’eau, le pied au ras de la surface miroitante des flots. L’ensemble décrit la figure qu’en natation synchronisée on désigne sous le nom banal, somme toute, de « queue de poisson ».
Le paon du jour voletait, éperdu, autour de la coupe de cristal. De l’autre côté de la paroi translucide, le jeune papillon venait de faire éclater le cocon desséché de sa chrysalide et commençait à déplier péniblement ses ailes. C’était un apollon du Parnasse, dont les ocelles rouges se découpaient avec une précision extraordinaire sur ses ailes brunes – en un mot, une adorable femelle. À travers le lourd dôme de verre qui l’isolait du monde, la petite voyait se débattre le pauvre mâle, impuissant à la délivrer. À son tour, elle se mit à se démener, à se cogner contre les murs de sa prison. Mais leurs efforts demeuraient vains. Tous deux allaient abandonner la lutte lorsqu’Admètè, la vieille nourrice, vint soulever la coupe, libérant la jolie papillonne qui s’en fut presque aussitôt tournoyer autour de son cher paon du jour. Jouant du bout de leurs antennes et de leurs trompes, ni l’un ni l’autre ne prêtèrent attention au visage noyé de larmes qui s’était penché sur leurs amours. D’ailleurs, par quel miracle auraient-ils pu se montrer accessibles aux émotions des hommes ?
En se penchant au dessus du parapet, Admètè fit par mégarde tomber le léger calice de cristal. Sans prêter attention à cet incident sans importance, elle contempla une dernière fois le désastre au pied des remparts puis repartit, sans se retourner, pleurant de plus belle. En contrebas, déchiquetés par le martèlement des vagues contre les rochers, deux corps d’hommes, étrangement enlacés, ballottaient au gré des flots. Malgré ses nombreuses blessures, l’un des cadavres, comme atteint de pelade, présentait en tout point de son corps une peau parfaitement lisse. Et les débris de verre, répandus sur son crâne nu, lui faisaient comme un bonnet d’écailles…