Murmures confidentiels

soniadron

Plongez dans la peau d'un transformiste quelque peu déroutant. Entre schizophrénie et jeu de rôle, il n'y a qu'un pas pour sombrer dans la folie...

Je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d'un café. Mon enveloppe charnelle va laisser place à cet être qui m'habite depuis des années et que je n'ai jamais véritablement quitté. Je repose le verre vide sur la table. Tu ne le sais peut-être pas, mais j'aime bien m'envoyer quelques verres de rhum blanc avant d'assurer ma métamorphose.

L'après-midi a été infernale. Il a fait horriblement chaud, j'ai même cru que le soleil n'allait jamais se coucher. Je jette ma cigarette sur le bitume encore chaud qui rejoint les autres mégots disséminés près d'une plaque d'égout. J'emprunte ensuite la petite porte-cochère qui mène au sous-sol. Il fait une chaleur écrasante dans ces foutues caves parisiennes. Les autres sont déjà là. Mike, dit Suzie la baroudeuse se poudre le nez. Celui qu'on appelle Miss Pétunia et qui pose ses prothèses mammaires me gueule encore dessus parce que je suis en retard. Je le rassure avant qu'il ne me fasse la morale. Je déteste ça ! Je mets très peu de temps pour me préparer, il devrait le savoir depuis le temps que nous partageons la même loge. Cette piaule immonde et ridiculement petite est tout en longueur. Elle doit faire à peine neuf mètres carrés. Cela fait plus d'un an que tous les soirs, je me grime. Je suis transformiste dans le cabaret que tient Nounours. C'est un ancien producteur de films pas très catholiques qui, après avoir connu la prison, a ouvert cet établissement en plein Pigalle. Le cachet nous est payé après chaque prestation. Entre mon travail à Rungis où je suis chauffeur-livreur à mi-temps le reste de la nuit et les quatre soirs sur la minuscule scène du Club, j'arrive à joindre les deux bouts. De toute façon, je ne dépense rien. Je sors rarement et personne ne partage ma vie. Je suis célibataire depuis toujours je dirais. Au final, je ne sais pas si quelqu'un sur terre pourrait supporter une personne aussi lunatique et instable que moi. Je suis Jean qui rit-Jean qui pleure. Je suis capable de me lever le matin très enthousiaste et de me coucher avec une envie de crever. Certaines mauvaises langues disent que je suis schizophrène. Ils ne comprennent rien. Je veux juste qu'on me foute la paix.

Nounours fait irruption brusquement dans la loge. Il est tout excité, c'est la première fois qu'il fait salle comble. Il faut dire que l'endroit ne compte que six tables alignées qui se touchent pratiquement et une trentaine de chaises en bois, dont quelques-unes à moitié démantibulées. Rien d'étonnant, il fête ses soixante-trois ans ce soir. Cet être bedonnant aux cheveux filasses et gris a invité toute sa bande d'anciens taulards, soulards, et tout ce qui se termine en ard…. Ils vont encore nous traiter de vieux travelos pervers et sadiques mais il faut bien vivre. Ce n'est pas avec ce que je me fais à Rungis que je vais payer mon loyer.

Bref, je ne dis rien, je dois me hâter et comme je n'aime pas me dénuder devant les deux autres, j'arrive à me changer tant bien que mal dans la minuscule salle d'eau qui se trouve près des toilettes, sous l'escalier en pierre. Ensuite, il me suffit d'une bonne dizaine de minutes pour terminer ma transformation. Il faut dire que les artistes féminins dont je m'inspire ne sont pas des femmes maquillées à outrance comme les Dalida ou les Sylvie Vartan des cabarets lambda ouverts dans tout Paris. Avec mon physique filiforme, presque androgyne, je ne vois pas me mettre dans la peau de ces femmes aux formes beaucoup plus voluptueuses que celles qui me dessinent. J'alterne entre Birkin et Hardy, c'est pour te dire. J'arrive à changer ma voix à volonté et sur commande. Qu'elle soit rauque, aigue ou lascive, je peux tout faire. Passer de la voix fluette de l'ex Madame Gainsbourg chantant Ex fan des sixties à une voix légèrement plus grave. À vrai dire, je ne sais même pas si les gens nous écoutent véritablement. Ils discutent entre eux et rient à gorge déployée, l'alcool faisant son office. On peut parfois entendre les conversations des spectateurs, surtout lorsque la salle est à moitié vide ; ou à moitié pleine, comme préfère dire Nounours. Bien entendu, nous n'attirons pas le même auditoire que chez Michou. Les nôtres sont beaucoup moins classes. On est en famille jusque dans la salle. Les soirs qui se finissent sans heurt restent rares, mais Suzie la Baroudeuse, ancien videur de boite de nuit est toujours là pour nous défendre. Sous ces airs de gonzesses, il a joué des coudes plus d'une fois.

Une fois le spectacle terminé, je rentre dans mon petit deux pièces près de la porte de Clignancourt. La nuit, les rues n'étant pas sûres, j'ai opté pour la moto. J'habite dans un vieil immeuble. Il n'est pas insalubre, enfin je pense. J'ai pour voisin de palier trois sans-papiers et un couple d'Asiatiques. Ca fait des lustres que je vis là, on s'habitue à tout à la longue. De temps en temps, la mère Wuang m'offre quelques-uns de leurs mets locaux. Ce qui compte, c'est que chacun s'occupe de sa petite vie sans empiéter celle des autres. De toute façon, je ne me dévoile jamais. Je garde mes secrets pour moi.

La plupart de mon temps, je le passe en solitaire. Il est vrai que parfois cet isolement me pèse. C'est dans ces moments là que je me rends compte que personne ne partage mes nuits, mes pensées, mes peurs, mes doutes. Personne. Certainement parce que je ne veux pas imposer mes tourments à quiconque partagerait le vide qu'est mon existence.

Avant de sortir, je prends soin de m'apprêter. Je coiffe ma tignasse noire avec minutie. J'aime m'habiller avec des chemises de couleur sombre, des pantalons portés toujours près du corps, ceux qui subliment mon arrière-train et je ne quitte jamais mes santiags en véritable peau de serpent que j'ai achetées avec mes premiers cachets. Les gens que je croise me connaissent sans réellement savoir qui je suis. Je te l'ai dit, j'ai un corps androgyne, alors quand je sens les regards se poser sur moi, je passe mon chemin. Je me contrefiche de savoir ce que pensent les autres. Toutefois, j'ai l'impression que je plais à la gent féminine. Mais la plupart sont des femmes qui ont un look plutôt garçonne avec un style et une posture de routier. Ce genre de gonzesses fait fausse route. Je ne suis pas en admiration devant ce type de personnage.

Je ne porte aucun bijou à part une montre que ma mère m'a offerte avant de mourir. J'avais seize ans. Par la suite, j'ai quitté la maison, laissant mon père livré à lui-même. Ca fait des années que je ne l'ai pas vu. Je ne sais même pas s'il fait encore partie de ce monde. Un de ces quatre, je vais apprendre qu'il croupit en taule ou qu'il vit dans la rue dans je ne sais quel quartier malfamé. Aux dernières nouvelles, il vivait à Romainville et avait arrêté de prendre de la coke. Depuis, il a surement dû replonger. Quand t'as touché à cette saloperie, tu rechutes irrémédiablement, surtout quand tu n'as personne pour te servir de bouée de sauvetage. Je suis comme mon père, on est pareils. Il ne veut pas tendre la main et préfère crever en silence dans son coin. Quand j'y pense, quel bel héritage ! Comment veux-tu te construire ensuite ?

En quarante ans, j'ai vécu mille vies. En quarante ans, j'ai vécu mille souffrances.

J'avais une amie aussi. Elle a remplacé ma sœur. Je lui ai tout donné ; mon temps, ma vie. Mon amour pour elle était immense. J'aurai vendu mon âme pour elle. Je ne la voulais que pour moi. Elle aussi, je l'ai perdue lorsqu'elle est partie vivre à Londres après avoir sortie son premier roman. Tout ça parce que je ne sais pas nourrir une relation lorsque les gens sont loin de moi. Loin des yeux, loin du cœur, comme dit l'adage. De temps en temps, je tombe sur un article qui parle d'elle. Alors j'ai le cœur qui bat la chamade et pour oublier ma solitude, j'allume le roulé dans lequel se trouvent du tabac mélangé à de la résine et plonge dans les abîmes pour quelques heures. Ça me fait du bien sur le moment, mais je me dis qu'un de ces jours, ça ne me suffira plus et qu'il faudra quelque chose de plus fort. Beaucoup plus fort.

Côté cœur, j'ai du mal à me donner entièrement. J'aime le romantisme, on ne croirait pas quand on me regarde. J'aime que l'on me parle d'amour, que l'on me fasse rêver, mais je donne toujours l'impression d'être un être humain sans état d'âme. Je crois que je fais peur tout simplement. C'est que je suis capable de faire les deux ; être fleur bleue comme une femme et dur comme un homme. Ma dernière expérience a été un fiasco. La personne avec qui j'ai passé la nuit n'était pas préparée à ce je le vire du lit une fois l'acte assouvi. Était-ce de la déception ? Je ne sais pas, mais je ne suis pas quelqu'un qui perdure dans le temps. Je me lasse vite des choses, des moments, des gens. Je suis capable dans la même journée de désirer ardemment quelque chose ou quelqu'un et une fois l'objet de mon envie obtenu, je fuis. Je m'ennuie très vite.

Et puis un jour, j'ai touché le fond. J'ai fait quelque chose que peu de gens auraient osé faire dans ce bas monde. C'était il y a environ dix-huit mois. J'étais face à mon miroir, le regard absent et sans espoir. À cette période, j'avais les idées aussi noires que le trou vide dans lequel je m'enfonçais. En pleine perdition avec cette impression d'être dans un étau se resserrant de plus en plus, j'étouffais. J'avais tenté d'exprimer mon désarroi dans l'écriture. En vain. Les mots ne sortaient pas. Et puis ce sont des foutaises ! C'est des conneries tout ça, de coucher sur papier ses démons. Tu les as pour le restant de ta vie jusqu'à ce que te sois six pieds sous terre. Parler à un psy ? Pour quoi faire ? Pour t'entendre dire que t'es malade et qu'il va en plus falloir avaler des petites pilules pour que tu te sentes mieux. Non. Je n'avais besoin d'aucun remède d'apothicaire. Je savais ce qu'il fallait que je fasse. Je devais me débarrasser d'elle, en finir avec Christine !

Christine, cette femme envahissante et névrosée. Elle se pavanait devant moi constamment sans que je ne puisse la contrôler véritablement. Elle avait beau se maquiller, se mettre du rouge, elle ressemblait toujours à un être à la fois rebutant et obsédant. Je ne supportais plus de sentir cette odeur de fleur fraîche et de rosée matinale. Quand j'y repense sérieusement, c'est à cause d'elle que j'ai sombré petit à petit dans cet état. Elle a empoisonné mon existence, a tout fait pour m'empêcher de m'épanouir, de vivre comme je l'entendais. Alors un matin, au réveil, j'ai empoigné un sac poubelle et ai viré ses vêtements, son maquillage, ses bijoux. Toutes ses frusques que je ne voulais plus voir. Je souhaitais l'éclipser de ma vie une bonne fois pour toutes. J'ai ensuite marché pendant des heures, j'ai acheté des chemises, des pantalons, des bottines, une veste en cuir, des lunettes fumées, du parfum aux senteurs boisées et de poivre noir. J'ai dépensé toutes mes économies ce jour-là. En rentrant, j'ai dormi d'une seule traite jusqu'au lendemain matin. À mon réveil, je me sentais enfin libre. Prendre cette décision n'avait pas été simple, mais après mûre réflexion, je crois que j'avais trouvé la meilleure solution. Mais, il fallait que je termine ce que j'avais commencé. Alors j'ai pris une paire de ciseaux et ai coupé mes cheveux et mes ongles très courts. Les larmes coulaient sur mes joues, mais bizarrement, je ne ressentais aucune tristesse. Je pense que je réalisais que j'avais perdu trop de temps et que ce que je m'apprêtais à faire aurait dû être fait il y a déjà plusieurs années. Une fois les vêtements ôtés, j'ai pris un large tissu pour bander mes formes jusqu'à ce qu'elles disparaissent. J'ai enfilé ma chemise noire ; le résultat était renversant. Ma poitrine était devenue invisible. Mes seins n'existaient plus, mes pointes avaient totalement disparu. Avec mes cheveux courts et mon visage sans fards, je ressemblais enfin à l'être que j'avais toujours eu envie d'être. Michel était né après une longue et douloureuse gestation.

Les premières semaines avaient été bien vécues dans ma nouvelle peau. Les gens n'y voyaient que du feu mais à la longue et le temps passant, Christine surgissait parfois, tambourinant à la porte. Elle me suppliait de revenir. Bien sûr, je ne voulais pas la revoir. Pas tout de suite. Et puis à force, je me suis dis que je ne pouvais pas l'ignorer plus longtemps. D'autant plus qu'elle hurlait dans ma tête me menaçant même de me tuer. Elle voulait me jeter par la fenêtre ou m'égorger dans mon sommeil. J'en ai passé des nuits blanches à discuter avec elle. Jusqu'à ce que je tombe sur une petite annonce dans un quotidien. Un cabaret nouvellement ouvert cherchait des transformistes, même débutants. Quelle aubaine, tu penses ! J'en ai tout de suite parlé à Christine qui a trouvé l'idée fabuleuse.

Et c'est ainsi que quatre soirs par semaine, je la retrouve dans ses habits de lumière sous les projecteurs brûlants. Je laisse place à sa féminité sans trop autoriser ses hormones de s'exprimer. Ses seins jaillissent et explosent lorsque je les libère de leur emprisonnement. Mes acolytes n'ont jamais remarqué que je ne portais jamais de prothèses pour habiter mes personnages ou alors ils ont respecté mon secret. Ils ne m'ont jamais posé de questions à vrai dire. Je crois qu'ils s'en moquent et c'est mieux ainsi.

Ce qui est amusant, c'est que de manière générale, les transformistes se griment en femme et une fois le spectacle terminé, revêtissent leurs habits masculins. Moi c'est l'inverse ; la nuit, je plie mes habits d'imposteur et deviens la femme que je suis civilement. Mais...

Aujourd'hui, je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire. Claire pour ne pas dire vide. Ca y est, je me lasse. Toi aussi tu t'en es rendu compte. Je veux quitter ce corps devenu trop envahissant à mon goût. Il ne s'exprime pas comme je le veux, il m'encombre, me dévore de l'intérieur. Les démons ressurgissent. Quant à Christine, je la vois de moins en moins.

Tu vois, je redeviens mélancolique. Il est temps pour moi de faire quelque chose et de voir ce qu'il se passe ailleurs…


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